Discours de réception de Jacques-François Ancelot

Le 15 juillet 1841

Jacques-François ANCELOT

M. Ancelot, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. de Bonald, y est venu prendre séance le jeudi 15 juillet 1841, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

S’il n’est pas un écrivain dont le cœur n’ait palpité au seul nom de l’Académie française ; si le plus orgueilleux s’étonne de se sentir modeste en entrant dans cette enceinte, où le passé s’unit au présent pour décourager toutes les vanités ; si les regards les plus fermes se baissent éblouis devant ce lumineux foyer où rayonnent tant de gloires ; que ne dois-je pas éprouver, moi qui viens occuper, sans la remplir, la place d’un des plus illustres membres de cette illustre compagnie ; moi qui dois prononcer son éloge au lieu même où j’avais espéré recevoir ses leçons ? Croyez-le bien, Messieurs, nul n’a mieux compris que moi combien devait peser à ma faiblesse cette tâche que vos suffrages m’ont imposée ! Et je l’ai désirée pourtant ! C’est qu’il m’était doux de songer qu’en obtenant l’honneur de payer à M. le vicomte de Bonald un nouveau tribut d’admiration, je pourrais acquitter publiquement une dette de reconnaissance. Car l’homme éminent auquel je succède avait honoré ma jeunesse de son bienveillant intérêt ; sa bonté avait souri à mes premiers travaux, et j’ai vu s’écouler onze années depuis l’époque où son vote daigna m’appeler à siéger auprès de lui dans cette Académie. J’étais loin de penser, quand ce glorieux témoignage de son estime embellissait pour moi la défaite, que le regret de sa perte viendrait un jour attrister ma victoire.

Ce regret, que vous avez tous ressenti, Messieurs, il faut aujourd’hui que je le réveille, en vous racontant cette noble vie, en vous parlant de ces austères travaux, éloquents monuments élevés sur les confins de deux sociétés. Il ne m’est point donné, je le sais, d’apprécier dignement ces hauts enseignements du publiciste, ces profondes méditations du philosophe ; mais je les rappellerai du moins à votre pensée ; vos souvenirs suppléeront à l’insuffisance de ma parole ; et peut-être me prêterez-vous une oreille indulgente, comme on écoute encore, apportés par l’écho, si faible qu’il soit, les derniers sons d’une voix amie qu’on a cessé d’entendre.

Issu d’une des plus anciennes familles du Rouergue, qui avait donné des magistrats renommés au parlement de Toulouse, M. de Bonald fut, comme son père et son oncle, destiné à la profession des armes ; et l’homme, dont la pensée devait sonder si profondément tous les mystères de la politique et de la philosophie, entra dans le monde sous un habit de mousquetaire. Mais quand le corps auquel il appartenait fut supprimé, quand les événements le contraignirent à déposer l’uniforme, et que, rentré au foyer paternel, nommé bien jeune encore maire de sa ville natale, il se vit appelé à de nouveaux devoirs, le mousquetaire n’eut point de transformation morale à subir ; car sa précoce raison, la sévérité de ses principes, l’avaient fait distinguer parmi ses brillants camarades, et une étude constante avait fécondé les germes précieux qui, déposés dans un esprit grave et méditatif, devaient plus tard produire de si nobles fruits. Aussi le voyons-nous, dès son début dans la carrière administrative, dominer, par la confiance qu’il inspire, par l’austère énergie de sa parole, par la fermeté de son caractère, les circonstances difficiles qui commencent à naître ; et, non moins heureux que ne le fut son aïeul Pierre de Bonald pendant les troubles de religion qui éclatèrent sous le règne de Louis XIII, écarter longtemps les orages de la ville dont les suffrages l’ont choisi, prévenir des luttes cruelles entre les habitants que leur culte sépare, et retarder l’effusion du sang qui bientôt inondera la France.

Je ne veux point, Messieurs, ramener sous vos regards le sombre tableau de ces temps funestes que la terreur a flétris de son nom, et vous me suivrez dans cette ville d’Allemagne où nous retrouvons M. de Bonald, exilé et proscrit, appliquant ses soins à l’éducation de deux de ses fils, qu’il avait associés à son exil, et demandant quelques consolations à des travaux qui ne tarderont pas à lui donner la gloire.

Le licenciement de l’armée de Condé venait de faire rentrer dans le fourreau l’épée du gentilhomme : le philosophe s’arma de la plume ! C’est à ces longs jours de malheur et d’isolement que nous devons le premier ouvrage de l’illustre écrivain. Les yeux attachés de loin sur la France, il a vu tous les liens relâchés ou rompus ; les constitutions dévorant les constitutions ; les vainqueurs de la veille devenus les proscrits du lendemain ; tous les droits méconnus, tous les devoirs oubliés ; et l’anarchie marchant sur des cadavres à l’accomplissement de son œuvre de destruction ! Il n’a pas cessé de l’aimer, cette patrie qui n’a plus pour lui qu’un échafaud ! Mais se bornera-t-il à lui donner de stériles regrets ? Non ! Il pense que, dans un temps de dissolution, le premier devoir qu’on ait à remplir envers son pays, c’est de l’aider à se reconstruire, et, appelant à son secours la force qu’il a puisée dans de profondes études et de fructueuses méditations, il compose la Théorie du pouvoir politique et religieux.

Certes, Messieurs, en traitant un pareil sujet à une pareille époque, un homme médiocre se serait jeté dans des personnalités : l’homme qui souffre se croit si facilement le droit de se plaindre ! Loin de là ! M. de Bonald ne songe qu’à poser des principes. Depuis plus d’un demi-siècle, la société se balançait sur un océan de doutes et de tempêtes ; l’écrivain n’aura point de relâche qu’il ne l’ait affermie sur des bases inébranlables ! Depuis un demi-siècle, la vie n’a été qu’un long paroxysme d’orgueil politique ; M. de Bonald cherche à ranimer partout le culte des grands souvenirs qui ont le plus honoré l’humanité ! Ainsi, quand la plupart de ses contemporains s’efforcent de renouer la chaîne de Condillac et des encyclopédistes, il a, lui, des idées plus élevées, des résolutions plus viriles : ce qu’il veut, c’est constituer la société civile en constituant la société religieuse et politique ; c’est vers ce but qu’il dirige toute la vigueur de son intelligence, toute la puissance de sa spéculation, toute la noblesse de son âme ! M. de Bonald n’ignore pas combien il y a de faussetés accréditées dans sa patrie ; il n’ignore pas ce qu’il y a de dangereux pour un écrivain à contredire ceux qui ont usurpé le monopole de la faveur populaire : mais M. de Bonald est de ces hommes qui préfèrent le bien public à la vanité individuelle. Il parle donc à son pays avec la candeur du génie qui fait ses premières armes dans le rude métier de penseur.

Avant de vous entraîner avec moi dans les profondeurs de cet immense travail, l’un des plus imposants peut-être que notre siècle ait produits, me sera-t-il permis de jeter un rapide coup d’œil en arrière ?

Le moyen âge avait trop tendu le principe de l’autorité ! Qu’arriva-t-il, Messieurs ? Dès la renaissance, quand on ressuscita toute la spéculation grecque, il y eut un vaste frémissement parmi les populations européennes : elles aussi voulurent penser ; elles aussi voulurent faire acte d’indépendance ! Mais la réaction fut excessive comme la cause qui l’avait amenée. Un philosophe italien avait détaché la morale de la religion ; Machiavel en avait détaché la politique ; Luther avait brisé le dogme catholique ; Descartes avait sécularisé la philosophie. Dès lors on s’élança de toutes parts à l’assaut des vérités et des erreurs : un siècle suffit pour troubler toutes les notions qu’on avait eu tant de peine à répandre à travers les tumultes de la féodalité ; un siècle suffit pour renverser le sanctuaire où s’était conservée la parole d’ordre, la parole de salut universel. En vain Louis XIV et Bossuet luttèrent de puissance et de génie pour réédifier les tabernacles qu’on venait de démolir ; en vain Bossuet, plus roi que le grand roi, monta sur le Sinaï, armé de ses plus brûlantes inspirations, pour empêcher l’intelligence humaine de s’abandonner à l’idolâtrie d’elle-même ! On vit se renouveler les principales vicissitudes philosophiques du passé. Alors l’Inde, la Grèce, Alexandrie, renaquirent avec leurs systèmes ; on avait abusé de l’autorité ; on abusa plus qu’on ne l’avait jamais fait du raisonnement.

Descartes du moins avait agi par l’esprit ; et il avait ainsi laissé à l’homme les moyens de remonter dans les hautes sphères religieuses. Au dix-huitième siècle, on ne voulut procéder que des sens. La France était devenue disciple de Locke ! Et sur cette pente rapide on descendit si bas, si bas, qu’on en vint au point de demander si l’homme n’était pas une machine ou une plante.

C’est après cette tourmente philosophique que parut M. de Bonald.

Le dix-huitième siècle avait tronqué l’homme en retranchant de sa synthèse la partie divine. M. de Bonald le complète en la lui rendant avec cette logique vigoureuse qui enfante d’indestructibles convictions. Les gouvernements, qui s’étaient précipités les uns sur les autres depuis l’Assemblée constituante, avaient surtout agi au nom d’eux-mêmes, au nom de la personnalité humaine : il n’en est plus ainsi avec M. de Bonald ! D’après lui, on ne peut traiter de la société sans parler de l’homme, ni parler de l’homme sans remonter à Dieu. Dieu et l’homme, voilà les deux grandeurs qu’il lie invariablement : Dieu comme l’archétype de toute puissance, de toute perfection ; l’homme comme ne devant relever que de Dieu seul. Déjà, vous le voyez, Messieurs, nous avons quitté les landes stériles où s’étaient égarés la majorité des philosophes du dix-huitième siècle ; nous sommes dans les voies où nous apparaissent les plus grandes célébrités philosophiques : nous ne sommes plus ni avec Locke, ni avec les encyclopédistes ; nous respirons dans l’atmosphère intellectuelle de Platon. Il y a déjà un abîme entre le sensualisme et M. de Bonald : mais ce n’est point assez ! M. de Bonald s’est mis en dehors de l’arbitraire humain pour ne subir qu’une autorité éternelle ; l’enfant des montagnes du Rouergue a puisé peut-être au lieu natal cette fierté qui empêche l’homme de s’agenouiller devant d’autres hommes ; il ne sera satisfait que lorsqu’il aura extrait de son principe toutes les conséquences qu’il juge indispensables à la résurrection de notre dignité morale.

Les limites qui me sont imposées, Messieurs, non moins que mon insuffisance, m’interdisent de suivre pas à pas cette argumentation puissante où nous trouvons M. de Bonald et Jean-Jacques Rousseau combattant un moment côte à côte. Et d’ailleurs, est-il besoin que je vous les rappelle, ces admirables pages dans lesquelles votre glorieux confrère dépasse de si loin, par l’originalité de ses aperçus, par la profonde pénétration de son intelligence, les publicistes qui l’ont précédé ? Je m’adresse sans crainte à tous ceux qui ont lu et médité ces pages éloquentes, et je leur dis : M. de Bonald ne ressemble-t-il pas trait pour trait à ces beaux génies de l’antiquité qui écrivaient sur les lois ou sur la chose publique ? sa parole n’est-elle pas ici un magnifique retentissement, un retentissement tout nouveau néanmoins, des plus larges inspirations de l’homme qui réunit sur sa tête la triple gloire du consulat, de l’art oratoire et de la philosophie romaine ?

Cependant il ne suffit pas à M. de Bonald d’avoir établi des principes qui forment un étrange contraste avec la faiblesse native et la caducité précoce des pouvoirs qui venaient de terrifier la France. Il crée, il fait jaillir de sa vaste tête une monarchie dont l’existence rappelle, dans le domaine de l’esprit, ces monuments éternels que les siècles et les hommes ne peuvent ni dissoudre, ni renverser. Pour l’auteur de la Théorie du pouvoir, le monarque, c’est la volonté générale incarnée ! Il est le lien d’amour entre les hommes ; il est à ceux-ci ce que le centre est à tous les points de la circonférence ; il est le pouvoir général ou social conservateur, qui, pour faire exécuter les lois, expression de la volonté générale conservatrice, agit par la force générale. Pour M. de Bonald, la monarchie n’est pas un fait, un fait discutable comme un autre ; elle est une loi, un rapport de la nature sociale à Dieu ! Elle est l’idéal de la force et de la dignité, de l’amour et de la protection.

On peut croire sans peine qu’un homme tel que M. de Bonald avait assez d’imagination pour s’exciter au bruit qui sortait de l’école de Mably et de quelques ouvrages conçus dans l’effervescence révolutionnaire ; mais M. de Bonald a profondément étudié les sociétés : c’est dire qu’il dédaigne des triomphes trop faciles. Il aimera mieux rester dévoué à l’expérience de toute l’histoire qu’à la fièvre politique d’une époque ; il préférera l’indépendance de sa pensée à la livrée d’un parti. Et qu’on n’invoque point contre M. de Bonald ni son passé aristocratique, ni son éducation, pour expliquer ses opinions et ses écrits ! M. de Bonald ne relève que de ses études, de ses méditations, de sa probité d’esprit et de cœur. Un homme de sa taille ne s’incline devant personne, il reste debout et lui-même.

Tant qu’il y aura des hommes Messieurs, il y aura des mécontents. Nous portons tous en nous-mêmes l’amour de l’infini, le sentiment de l’infini : il est, et il sera donc toujours impossible d’assouvir nos exigences. Tous les gouvernements, quels qu’ils soient, auront des adversaires et des ennemis : car, en matière de gouvernement comme partout ailleurs ici-bas nous ne saurions jamais atteindre à la réalisation de notre idéal ; le génie ne peut donc avoir d’autre objet et d’autre but que de satisfaire le moins imparfaitement qu’il soit possible nos espérances et nos désirs. C’est là ce qu’a tenté M. de Bonald ! Il a voulu affranchir l’homme de l’homme ; il a voulu affermir sa conscience sur des principes : il a voulu donner à la société un pouvoir fort, en favorisant toutes les libertés qui ne sont pas la licence, ne pensant d’ailleurs ni à lui ni aux siens, n’ayant d’autre culte que celui de la vérité. La postérité, Messieurs, ne doit-elle pas son respect à l’homme qui se présente devant elle avec de pareils titres ? pour louer une semblable vie, ne suffit-il pas de la raconter ?

Mais M. de Bonald avait annoncé qu’on ne pouvait parler de l’homme sans remonter à Dieu. Il consacrera donc la seconde partie de la Théorie du pouvoir à constituer la société religieuse. Cette force de tête, qu’il a développée d’abord, le soutiendra, s’étendra même dans ce second travail. Ici M. de Bonald accomplira des prodiges de raisonnement et de sagacité ; il prouvera qu’il n’est pas de problème si difficile qu’il n’ait pénétré, analysé, lorsqu’il s’agit de réunir tous les membres de l’humanité comme dans une seule et même famille, dans une seule et même foi dans une seule et même satisfaction sociale ! Ici, l’homme politique se fond dans l’homme religieux, et celui-ci dans l’homme politique, de telle façon qu’ils deviennent inséparables l’un de l’autre. Ici, M. de Bonald prolonge sa vue infiniment au delà de toutes les bornes où s’était arrêtée l’intelligence des auteurs profanes ! Ici, nous retrouvons un esprit qui rappelle involontairement la verve d’un saint Thomas, d’un saint Augustin, et de tous ces nobles enfants de l’Occident qui défendirent le mieux, la plume à la main, les plus grandes et les plus belles traditions de l’histoire !

La philosophie du dix-huitième siècle n’avait cherché la glorification de la race humaine que dans les seules facultés de sa nature : M. de Bonald ne la trouve et ne l’accepte que par le christianisme et dans le christianisme. La philosophie du dix-huitième siècle avait conclu à la jouissance : M. de Bonald conclut au sacrifice. Le dix-huitième siècle et M. de Bonald sont deux guerriers qui se suivent, se mesurent, se heurtent sans cesse dans les questions les plus capitales. Mais est-ce le siècle qui terrasse l’homme ? est-ce l’homme qui terrasse le siècle ? Regardez autour de vous, Messieurs, et voyez ce qui reste de la lutte engagée entre ces deux redoutables champions ! Dans le dix-huitième siècle, on n’avait eu d’autre objet que de donner au sensualisme la prédominance absolue sur le spiritualisme : or, voilà que les plus illustres représentants de la philosophie se sont tous déclarés contre les doctrines que combattait M. de Bonald ! Dans le dix-huitième siècle, on n’avait travaillé en politique que sur la souveraineté du peuple : or, voilà que de toutes parts se lèvent et s’unissent les résistances pour opposer une digue aux envahissements de ce dogme renouvelé de Buchanan et de Jurieu ! Dans le dix-huitième siècle, on niait radicalement le christianisme ; on le niait avec la rage frénétique et l’ironie sanglante d’un Chubb, d’un Woolston et d’un Bolingbroke : or, voilà qu’aujourd’hui la conscience lassée des générations n’a plus d’autre refuge que le christianisme, sous peine de s’éteindre, de mourir désespérée dans le néant ! Qui donc a vaincu, Messieurs, nous le répétons ? Est-ce le siècle qui a terrassé l’homme ? est-ce l’homme qui a terrassé le siècle ?

Toutefois, Messieurs, la Théorie du pouvoir n’eût pas été complète, si l’auteur n’avait offert un moyen de l’appliquer. M. de Bonald appelle donc au secours de sa pensée l’éducation sociale, sujet formidable par son importance, et qui malheureusement ne s’est jamais présenté qu’en sous-œuvre à la majorité des gouvernements. C’est sur l’éducation religieuse qu’il concentre toutes les prédilections de ses recherches : il a vu tout ce qu’il y a de faux et de puéril à ne parler que de philosophie grecque et latine à des générations nées chrétiennes et, pour être chrétiennes ; il impose donc le christianisme, afin que le travail de la civilisation soit conséquent avec son principe. Il a vu tout ce qu’il y a de déplorable pour l’esprit public dans la multiplicité, dans la confusion des systèmes ; il appelle dans l’éducation sociale, l’uniformité, l’universalité, la perpétuité.

Ce que M. de Bonald a toujours redouté le plus, c’est de voir les gouvernements marcher au hasard, sans se proposer aucun point fixe ; aussi, de même que Platon était poursuivi sans cesse par son idée du beau et du bien, M. de Bonald est sans cesse tourmenté par un impérieux besoin de vérité absolue : voilà le secret des luttes opiniâtres de son infatigable dialectique. Là où il n’y a que des vérités relatives, et par conséquent mobiles et incertaines, que rencontrons-nous en effet, Messieurs ? négation de toute autorité, provocation a un éternel désordre !

Oserons-nous le dire ? ce qui fait que tout vacille aujourd’hui, littérature, arts, sciences, politique et philosophie, c’est que nulle part ne s’élève ni croyance ni vérité absolue. Et l’on s’étonne que le monde social soit agité ? Comment un édifice sans base ne chancellerait-il pas ? comment croire à une harmonie durable là où commandent seules des passions du moment ? Et pourtant, Messieurs, ne désespérons point ! La foi n’est pas éteinte dans tous les cœurs ; les idées d’ordre et de stabilité ne sont pas absentes de tous les esprits. L’impulsion salutaire est donnée, et le jour n’est pas loin peut-être où nos regards pourront se tourner vers l’horizon sans redouter d’y voir poindre un orage. N’avons-nous pas pour garantie de l’avenir cette royale sagesse qui préside à nos destinées et qui a grandi dans les tempêtes du passé ?

Je m’arrête, Messieurs, car, entraîné par mon désir d’excuser, du moins, si je ne peux les justifier, les suffrages qui m’ont appelé à m’asseoir à cette place, avant moi si glorieusement occupée, je n’ai peut-être pas assez consulté mes forces. Je me suis étendu longuement, trop longuement sans doute, sur le premier ouvrage de l’illustre auteur de la Législation primitive ; mais c’est qu’il est le moins connu de tous ceux que M. de Bonald a publiés ; c’est que ce premier fruit de sa féconde pensée contient le germe de tous les principes qu’il a développés plus tard, qu’il a constamment défendus ; c’est qu’on ne saurait trop le recommander à l’attention des esprits sérieux, ce vaste travail que le directoire livrait aux ignominies du pilon, pendant que le général Bonaparte le lisait en le méditant. Ce double fait ne nous révèle-t-il pas l’avenir prochain des deux puissances qui vont bientôt se heurter ? Le directoire s’irrite et tremble devant ces hautes leçons ; le général Bonaparte les comprend et les étudie.

Nous voici parvenus, Messieurs, à ces jours où M. de Bonald, que ses études sévères, non moins que l’espoir d’être utile à son pays malheureux, avaient armé contre les peines cuisantes de l’exil, céda au besoin de respirer l’air de la patrie. Il avait quitté l’Allemagne pour s’arrêter un moment en Suisse, et bientôt, à travers mille dangers, voyageant à pied et durant la nuit, car alors c’étaient la gloire et la vertu qui se cachaient, le noble proscrit atteignit la ville de Lyon avec ses deux fils. Dans cette cité, que le fléau des discordes civiles avait livrée naguère à toutes les horreurs de la dévastation, M. de Bonald se dérobe quelque temps aux rigueurs de la loi qui le menace ; la prudence lui commande enfin de s’en éloigner, et prêt à partir pour Paris, où les périls sont moins grands, parce que les moyens de s’y soustraire sont plus nombreux, il se décide à laisser dans une pension de Lyon son plus jeune fils, Maurice de Bonald.

Oh ! garde-le bien ville hospitalière, cet enfant pour qui son père demande un refuge à tes murailles en ruine ! Quarante années passeront : un autre fléau amoncellera d’autres ruines dans tes murailles ! Garde-le bien aujourd’hui, cet enfant ! car à l’heure de tes nouveaux désastres, le digne pasteur qui épanchera sur tes souffrances tous les trésors de sa charité évangélique, le saint prélat qui pansera tes blessures, qui séchera tes larmes, qui consolera tes infortunes, il se nommera Maurice de Bonald !

Quand des jours moins sombres commencèrent à luire pour la France, M. de Bonald, dont le nom avait été rayé de la liste des proscrits par le premier consul, fut rendu aux douceurs de la vie de famille, et il se retira dans sa petite terre du Monna, faible débris d’un patrimoine que les confiscations avaient dévoré. Déjà il avait écrit son Essai analytique, la Législation primitive, ainsi que son Traité sur le divorce ; s’unissant à des hommes qui, comme lui, dévouaient leurs efforts à la reconstruction de la société, il consacra ses loisirs à la composition de nombreux articles dont il enrichit le Mercure et le Journal des Débats.

Deux fois l’auteur de la Théorie du pouvoir fut appelé à une haute mission par deux de ces récentes monarchies que la gloire militaire avait enfantées. On désira confier à ses lumières l’éducation de l’héritier du grand empire ; et le roi de Hollande, Louis Bonaparte, le supplia, par une lettre aussi noble que touchante, d’accepter la direction morale de son fils aîné. M. de Bonald refusa ! Subissant le fait, mais défenseur infatigable du droit, l’illustre écrivain ne croyait point à l’avenir de ces dynasties ; il ne croyait point à la stabilité de ces trônes. Peu d’années après, ces trônes s’écroulèrent, ces dynasties disparurent.

Avec la restauration commence la carrière politique et législative de M. de Bonald ; et il serait superflu de rappeler ici quelle trace éclatante y laissa chacun de ses pas. Les échos des deux chambres n’ont point oublié ses mâles accents ; vous n’avez point oublié, Messieurs, qu’il n’y eut pas alors une discussion importante que sa parole n’ait illuminée ; pas une grave délibération où ne se soient révélées son influence et cette autorité que donnent toujours le talent et le patriotisme, quand ils se joignent à la probité politique et individuelle.

Célèbre par ses écrits, célèbre par son éloquence, M. de Bonald avait sa place marquée dans cette Académie. Il eût manqué à cette savante compagnie, le profond philosophe, le publiciste éclairé dont l’Europe admirait les ouvrages, et qui s’étonna pourtant de sa nouvelle dignité. Il ne comprenait pas pourquoi on lui avait conféré ce titre, et l’homme de génie disait qu’il n’avait pas assez d’esprit pour être académicien.

Après quinze années de rudes travaux et de luttes glorieuses, M. de Bonald vit encore s’accomplir une révolution plus d’une fois annoncée par sa prévoyance. Celui qui avait écrit qu’il n’y a rien de pis que les mesures fortes prises par les hommes faibles, ne pouvait pas se tromper sur l’issue du combat. Résigné aux décrets de la Providence, qui voulut signaler par la chute d’un trône les deux extrémités de sa carrière, mais fidèle à ses doctrines comme à ses affections, il renonça sans regret à tous ses honneurs, heureux de pouvoir les abdiquer sans remords. Depuis ce temps il ne quitta plus son antique manoir, où, jusqu’au dernier jour, il écrivit des pages remarquables sur les grandes questions religieuses et sociales qui avaient fait l’étude de sa vie.

Admiré pour ses talents, honoré pour son caractère ; noble dans la retraite comme il l’avait été dans l’exil ; dévouant les années que Dieu lui laisse à semer autour de lui par ses conseils, par ses exemples, par sa charité, tout le bien qui était dans son cœur, M. de Bonald nous apparaît peut-être plus imposant encore au milieu des simples habitudes du montagnard aveyronnais, que sous le manteau du législateur. C’est qu’il n’y a pas de plus beau spectacle, Messieurs, que celui de ces hautes vertus que les épreuves ne sauraient courber ! C’est qu’il n’est point d’orgueilleuse fortune qui ne se doive incliner devant cette glorieuse indigence.

Des critiques superficiels ou malveillants (on en rencontrait, Messieurs, à l’époque où M. de Bonald écrivait) ont accusé d’obscurité l’auteur de la Législation primitive ; ils n’ont pas craint d’attacher à son nom l’épithète d’inintelligible. Certes, il est plus aisé de formuler ainsi une condamnation que de lire pour s’éclairer et d’étudier pour comprendre. Sans doute, les ouvrages de M. de Bonald ne sont pas aussi facilement appréciés que peuvent l’être des écrits frivoles ; mais ils sont clairs pour qui veut prendre la peine de méditer et de réfléchir. Il est peu d’hommes qui aient obtenu plus souvent que lui le bonheur de voir leurs définitions devenir des axiomes philosophiques et littéraires. Dans une ou deux circonstances, peut-être, l’inflexibilité de sa pensée le livra-t-elle à quelques illusions. Parfois, peut-être, il excéda lui-même ses forces, notamment dans sa dissertation sur l’origine du langage. Peut-être, enfin lui reprocha-t-on avec quelque raison de presser trop les mots, de les tordre pour ainsi dire, afin d’en faire jaillir un principe. Mais qu’importent ces légères taches là où brille tant de lumière ? Que M. de Bonald pèse les lois naturelles de l’ordre social ou du pouvoir ; qu’il recherche les premiers objets des connaissances morales ; qu’il lance du haut de sa science et de sa méditation son verdict contre le divorce ; qu’il publie ces pensées qui eurent et qui méritèrent un si grand retentissement, partout où il marche, que de vivifiants conseils ! que de profondes réflexions ! quelle expérience de l’homme ! quelle sagacité prophétique

Le style de M. de Bonald constamment pur et correct, toujours fort, énergique et concis, souvent remarquable par la chaleur et l’élévation, appartient à la grande école du dix-septième siècle. Nourri de la lecture des admirables modèles qu’il a parfois égalés, l’austère écrivain avait gémi à la naissance d’une littérature qui mettait sa gloire à fouler sous ses pieds toutes les traditions, à mépriser toutes les lois, à renverser tous les autels et qui espérait se grandir en se dressant sur des débris. Trop équitable pour ne pas rendre hommage à de jeunes et nobles talents, mais aussi trop clairvoyant pour ne pas déplorer de funestes doctrines, il repoussait de toute la force de sa raison une école ardente à détruire, impuissante à fonder, car il avait lu sur sa bannière ces deux mots : Désordre et révolte ! M. de Bonald savait que les règles du goût sont plus unies qu’on ne pense aux autres éléments conservateurs : vous le savez aussi, Messieurs et plus d’une fois sans doute, depuis quinze années, vous avez répété avec une douloureuse amertume cette phrase que le génie de votre confrère avait jetée à la méditation des hommes, et que la mémoire des hommes a recueillie :

La littérature est l’expression de la société.