Discours sur les prix littéraires 2020

Le 10 décembre 2020

Michael EDWARDS

Discours sur les prix littéraires

Sir Michael EDWARDS

Directeur en exercice

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Dans la situation inédite où se trouve l’Académie française et la France entière, le Discours des prix ne peut être prononcé sous la Coupole lors de la séance publique annuelle. Les lauréats ne peuvent être conviés par les Académiciens dans une de nos belles cérémonies qui, année après année, gardent toujours leur aura. Ils sont également frustrés des applaudissements d’un public nombreux et chaleureux. Et de champagne. Au moins pouvons-nous leur offrir ici ces éloges bien mérités.
Nous saluons aussi la réouverture des librairies. Que de tels lieux soient fermés nous attriste tous, sachant que les ressources indispensables à notre vie intellectuelle et à celle de la nation nous attendent dans ces cavernes enchantées.

Une des vocations de l’Académie consiste à repérer les talents et à encourager les auteurs en leur attribuant des prix. Elle récompense ainsi toutes sortes d’œuvres de création, de pensée et d’action. Ses diverses commissions prennent connaissance d’une multitude de livres et, grâce au bonheur de l’étymologie, en identifiant les écrits de grande valeur (de grand prix) afin de leur décerner une récompense (un prix), elle espère trouver des trésors précieux (d’un mot latin tiré de pretium, « prix ») que les lecteurs continueront de priser (même origine) à l’avenir. Elle n’oublie pas non plus que chaque lauréat est choisi parmi d’autres candidats méritants, car, comme le dit saint Paul, « dans les courses (...) tous courent, mais un seul obtient le prix ».
Un livre est le fruit – nos lauréats le savent – d’une sorte de nécessité, d’un besoin que l’écrivain ne peut satisfaire autrement. Il répond, à sa manière, à l’ordre donné à saint Jean dans l’Apocalypse : « Ce que tu vois, écris-le dans un livre. » Il ne voit pas aussi loin que lui, mais même en pratiquant l’écriture automatique ou en se fiant à une contrainte Oulipo – en voyant peu, avant d’écrire – il comble un désir et trouve dans le procédé choisi un chemin à suivre.
Quelle que soit notre manière d’écrire, nous découvrons tous, sans doute, que le philosophe Francis Bacon avait raison d’affirmer : « Écrire rend un homme exact. » Nous aurions probablement choisi un autre adjectif, mais cette exactitude ne décrit-elle pas judicieusement ce qui se passe dans l’acte d’écrire ? Malgré le trop célèbre distique de Boileau, on ne peut rien bien concevoir avant d’avoir « les mots pour le dire ». Ces mots arrivent parfois en même temps que la conception, mais leur travail heuristique, inventif et surprenant approfondit normalement, et modifie, la pensée jusqu’à ce qu’elle paraisse, elle-même et exacte.
Tout écrivain cherche à comprendre qui nous sommes, où nous nous trouvons, et pourquoi. Que l’on soit, disons, un créateur, ou un chercheur curieux qui se méfie du consensus et qui, en avançant au-delà de l’érudition, nous ouvre d’autres perspectives et dévoile l’inconnu. Chaque bon livre est une lampe d’Aladin. Qu’on le frotte bien, il laisse sortir son génie, serviteur plus grand que son maître et disposé à lui être profitable.
Que de qualités sont réunies dans l’abondance des œuvres que notre Compagnie a le plaisir de récompenser cette année ! À l’image de l’Académie, hautement représentative de la société française, le palmarès se doit de mettre en valeur ce qui s’écrit de mieux, ce qui se fait de mieux, en France et au-delà. Il faut espérer pour nos livres primés la même prospérité que celle du Dictionnaire de l’Académie française vu par Fénelon : que leur « prix » croîtra à mesure qu’ils vieilliront.

Notre palmarès peut aussi soutenir la liberté d’expression. Dans le premier grand texte défendant la liberté d’imprimer, paru en 1644 pendant la terreur culturelle qui suivit la première révolution anglaise et qui censurait les publications ne respectant pas la doxa du moment, Milton déclara qu’il était presque aussi criminel de tuer un bon livre que de tuer un homme, un livre étant « le sang, la vie même, d’un maître esprit ».

Voici donc notre palmarès 2020.

Grand Prix de la Francophonie : M. Alexandre Najjar

Alexandre Najjar est, pour M. Gabriel de Broglie, l’une des personnalités les plus en vue et les plus éminentes de la société littéraire du Liban et du rayonnement de la culture et de la langue françaises. À cinquante-quatre ans, il s’affirme comme l’une des grandes figures de la francophonie.

Né à Beyrouth en 1967, il fait ses études au collège des jésuites Notre-Dame de Jamhour, puis à Paris, à Assas, poursuit des études de droit et s’installe à Beyrouth. Il mène avec brio de multiples activités, d’écrivain, d’avocat, de juriste conseiller des autorités, de journaliste, de directeur de revue, d’animateur influent de la vie littéraire et culturelle de son pays et de la francophonie. Son œuvre littéraire compte plus de quarante livres publiés, poèmes, romans, récits, pièces de théâtre, biographies, essais. Ses œuvres sont traduites dans une douzaine de langues, et reçoivent des prix littéraires tant au Liban que dans plusieurs villes françaises. Conférencier international, il se montre un acteur essentiel de la francophonie et un partisan déclaré à l’étranger de la culture et de la langue françaises et de leur rayonnement. Il a fondé à Beyrouth le prix Phénix avec ces objectifs.

Il faut souligner également son action dans la presse, comme journaliste et éditorialiste et surtout comme refondateur de L’Orient littéraire, célèbre revue qui fut dirigée par Georges Schehadé et par Salah Stétié.

L’Académie exprime aussi sa solidarité avec les souffrances de son pays en décernant son Grand Prix de la Francophonie à Alexandre Najjar pour l’ensemble de son œuvre.

Grande Médaille de la Francophonie : Mme Lise Gauvin

Dès son premier essai, nous informe M. Dany Laferrière, Parti prix littéraire, paru en 1975, Lise Gauvin n’a cessé de réfléchir, d’analyser et de faire comprendre ces littératures irriguées par la langue française. Son champ d’observation comprend quelques pays de l’Afrique subsaharienne, de l’Europe et de la Caraïbe. Le Québec, d’où elle vient, étant le vaisseau amiral de cette flotte. Elle prête une attention particulière aux nouvelles littératures qui, comme des branches, restent attachées au vieux tronc français. Du joual québécois de Michel Tremblay à la créolité d’Édouard Glissant. Pendant cinquante ans, Lise Gauvin a noté les moindres variations sur le parcours de cette langue. Elle a observé assez tôt que l’écart se creusait de plus en plus entre le français enseigné, le français parlé et le français littéraire. Elle a proposé le concept de « surconscience linguistique » désignant une hypersensibilité quant à sa langue et à tout jugement porté sur elle. Déjà les titres de ses essais disent nettement ses préoccupations : La Fabrique de la langue. De François Rabelais à Réjean Ducharme ; L’Écrivain francophone à la croisée des langues ; ou L’Imaginaire des langues (des entretiens avec Édouard Glissant). Pendant près de trente ans, elle a tenu au quotidien montréalais Le Devoir une chronique hebdomadaire sur les nouvelles parutions littéraires, tout en accordant plus de trois cents conférences un peu partout dans le monde afin de créer des filiations entre ces écrivains éparpillés sur la planète francophone. Pour toutes ces raisons, l’Académie française lui octroie cette année sa Grande Médaille de la Francophonie.

Grand Prix de Littérature Paul Morand : M. Valère Novarina, pour l’ensemble de son œuvre

Depuis 1974, Valère Novarina, héritier conscient d’Artaud, a construit, en plus de cinquante titres, un ensemble aussi cohérent que sans cesse évoluant. On peut y reconnaître, nous indique M. Jean-Luc Marion, une somme dramatique d’une ampleur, d’une force et d’une originalité sans grand équivalent en France, ni ailleurs sans doute. Il fut désigné « auteur européen de la saison 2010-2011 ».

Déroutante autant que fascinante, son entreprise repose sur quelques principes. Non pas dire ce que l’on s’imagine dire parce qu’on croit le penser, mais laisser le langage prendre lui-même la parole et proférer ce qu’éventuellement nous ne pouvons réduire en propositions claires et distinctes, ni articuler en intrigues familières, ni inclure dans le monde supposé connu. Ensuite, comprendre que ceci ne devient possible qu’en laissant le langage lui-même déployer ses possibilités mêmes en apparence irrégulières. D’où une surabondance verbale permettant un théâtre où ce sont les mots qui sont, qui font des personnages. Car le langage ne nomme pas tant des objets qu’il n’appelle ce qui n’est pas encore là, en ouvrant des bouches qui apprennent, par son surgissement, à dire. D’où ce résultat, que le locuteur se trouve plus dans l’acteur que dans l’auteur, car l’acteur se laisse parler par les mots eux-mêmes. Sur le théâtre, pas d’idées, pas de personnages, pas d’intrigues, pas d’histoires, mais l’acte du verbe.

Écrivain puissant, dramaturge innovant, Valère Novarina, qui s’est fait le scénographe et le metteur en scène de ses pièces, en est aussi le décorateur, finalement autant peintre qu’écrivain.

Grand Prix de Littérature Henri Gal (Prix de l’Institut de France) : Mme Élisabeth Barillé, pour l’ensemble de son œuvre

L’inspiration créatrice d’Élisabeth Barillé, romancière et critique littéraire, est souvent alimentée par ses voyages à travers le monde : l’Inde (que les lecteurs découvrent dans son roman Singes), la Russie (Une légende russe), les Pays-Bas (Amsterdam, à ma guise)…
Ce regard panoramique s’appuie sur son grand talent d’observatrice : l’introspection et la profonde exploration psychologique sont devenues les traits distinctifs de sa prose, depuis son premier roman, Corps de jeune fille, et jusqu’à ses œuvres récentes : L’Oreille d’or en 2016, L’École du ciel en 2020.
Plusieurs ouvrages biographiques (Lou Andreas-Salomé ; Anaïs Nin, masquée, si nue ; Laure la sainte de l’abîme ; Un amour à l’aube où apparaissent Modigliani et Anna Akhmatova…) viennent enrichir l’univers esthétique d’Élisabeth Barillé, faisant d’elle, affirme M. Andreï Makine, une figure importante de la littérature française contemporaine.

Prix Jacques de Fouchier : M. Claude Blanchemaison, pour Vivre avec Poutine

Claude Blanchemaison est un grand diplomate et le premier ambassadeur français à présenter ses lettres de créance à Vladimir Poutine. Il aura été un observateur attentif, très averti des complexités de la transition d’un système totalitaire à l’économie de marché et à un État en quête de normalité. Il aura rencontré, pour comprendre la Russie nouvelle, non seulement les décideurs politiques, mais aussi tous les acteurs d’une économie naissante, aussi bien les « nouveaux riches », les nouveaux entrepreneurs que les mafieux, ainsi que l’élite intellectuelle et les opposants, les artistes et l’homme ordinaire sur lequel l’ambassadeur se sera penché avec beaucoup d’attention.
Ce livre aide aussi à comprendre qui est Poutine, ce qui le meut, quel sens donner à ses propos et à ses démarches. À la fréquentation assidue des personnes, Claude Blanchemaison aura ajouté celle du pays, un pays immense caractérisé par la diversité des paysages, des ethnies, des cultures. Par sa fréquentation de l’Asie, de l’Inde surtout, l’auteur y était préparé. Il aura aussi eu le mérite d’œuvrer à rendre vie à la France, à sa culture en Russie en créant partout des Alliances françaises, où, grâce à des relations interpersonnelles favorisées par une langue commune, la France et la Russie ont recommencé à se comprendre et à s’estimer. Un livre indispensable pour décrypter et comprendre Poutine, pour comprendre le monde post-communiste et la Russie de Tolstoï. Le Prix Jacques de Fouchier, nous dit Hélène Carrère d’Encausse, ne pouvait trouver un plus brillant lauréat.

Grand Prix du Roman : M. Étienne de Montety, pour La Grande Épreuve

Inspiré par le terrible drame intervenu il y a quelques années dans une église, celui du père Hamel, assassiné par des militants islamistes, le roman d’Étienne de Montety plonge au cœur d’un grave problème contemporain. Mais d’une certaine façon, par ses qualités littéraires, il réussit à le dépasser, du moins à lui donner un sens spirituel. C’est l’avantage du roman que démontre Montety : seul le roman est capable d’exprimer la complexité de personnages aux itinéraires complexes. Il s’agit moins pour le romancier de condamner une abjection que d’essayer de l’éclairer spirituellement. De ce point de vue, il se situe dans la belle lignée des romanciers qui, comme François Mauriac ou Graham Greene, se sont inspirés d’un fait divers mais en ont tiré une extraordinaire matière romanesque. Les personnages dépeints tour à tour et qui s’expriment en alternance, au cours de chapitres incisifs, sont extraordinairement vivants : le prêtre, une religieuse, un commissaire de police et les deux enfants perdus des banlieues convertis en terroristes. Le lecteur est amené à partager l’itinéraire intime de chacun d’eux. Transposée dans une petite ville du Sud de la France, cette tragédie étreint les cœurs. D’une écriture classique, efficace, qui évite le sentimentalisme mais nullement l’émotion, ce roman trouve une résonance dans notre actualité. La Grande Épreuve se révèle être une fiction à portée universelle accessible au grand public. Saluer ce roman d’une grande qualité littéraire, d’une belle exigence, correspond bien, estime M. Jean-Marie Rouart, à ce que l’on peut considérer comme la mission de l’Académie française : honorer le talent littéraire mais aussi les grands enjeux sociaux et spirituels qui l’inspirent et le portent.

Prix de l’Académie française Maurice Genevoix : M. Arthur Lochmann, pour La Vie solide. La charpente comme éthique du faire

Simple et fort, ce livre était prédestiné, pour Dominique Bona, à un prix Maurice Genevoix. Un jeune auteur y raconte comment, après de brillantes études dans des classes préparatoires, promis à une belle carrière universitaire, il a choisi d’exercer la profession d’artisan charpentier. Ce choix le conduit à entrer en apprentissage, et c’est cette expérience de dix années, mêlée à quelques réflexions sur la vie, qui est la trame de ce récit.
Le bois, matériau noble, est au cœur de ces pages : on lit dans le parfum des chênes et des mélèzes. On devient très calé sur les bois d’hiver et les bois de lune, sur les chants et les arêtes du bois, ainsi que sur les outils nécessaires pour le travailler. Le vocabulaire des charpentiers mériterait une poétique : Arthur Lochmann s’y est essayé, les mots spécialisés chantent sans cuistrerie.
Entrer en compagnonnage, accepter le labeur, ses rites et son effort, sont des valeurs anciennes, que le jeune auteur découvre ici, et apprend à aimer. Oubli et dépassement de soi, pour construire anonymement la charpente d’un édifice : il y a dans ce livre des phrases qui appellent à la communion des cœurs. Et peut-être une réponse au scepticisme ambiant.
La Vie solide d’Arthur Lochmann voit le monde d’en haut, non en promeneur, en touriste exilé sur les sommets, mais les pieds sur un toit et les mains dans le bois, avec pour toute religion celle que les compagnons charpentiers lui ont enseignée, aimer bien faire son travail, avoir l’amour du métier.

Grand Prix Hervé Deluen : M. Stéphane Heuet, auteur d’une adaptation illustrée de Marcel Proust

Stéphane Heuet a consacré trente ans de sa vie, comme le note M. Andreï Makine, à un projet titanesque : adapter À la recherche du temps perdu sous la forme d’une narration illustrée, incarnée, iconographique. La tâche paraissait irréalisable et, pourtant, elle fut accomplie : une dizaine d’albums, grand format, salués partout dans le monde comme une incontestable réussite. Les ouvrages de M. Heuet sont traduits et souvent republiés aux États-Unis, au Japon, dans plusieurs pays d’Europe, en Chine, en Corée, en Amérique du Sud.
C’est que Stéphane Heuet ne se contente pas d’illustrer Proust mais propose un véritable « glossaire », offrant au lecteur un panorama historique de l’époque de La Recherche, indiquant les liens qui unissent tous les personnages et la place de l’œuvre proustienne dans l’actualité littéraire à la charnière des deux siècles.
Grâce au travail de Stéphane Heuet, des milliers de lecteurs étrangers surmontent leur crainte devant l’ampleur de cette épopée romanesque et découvrent ses richesses stylistiques et esthétiques. La valeur de cette prodigieuse introduction à l’œuvre proustienne est indéniable.
Notons qu’au travail de création de Stéphane Heuet s’ajoute, justement, une activité de défenseur des lettres françaises : des centaines de conférences à travers le monde, des rencontres avec les traducteurs de Proust et les universitaires qui enseignent son œuvre. La traductrice roumaine de La Recherche raconte avoir été, à plusieurs reprises, aidée par Stéphane Heuet au cours des années qu’elle avait dédiées à la traduction de ce monument de la littérature française.

Prix Léon de Rosen : M. Frédéric Keck, pour Les Sentinelles des pandémies. Chasseurs de virus et observateurs d’oiseaux aux frontières de la Chine

Un temps responsable de la recherche au musée du quai Branly, Frédéric Keck dirige aujourd’hui le Laboratoire d’anthropologie sociale (C.N.R.S., Collège de France, École des hautes études). Dans la lignée de Claude Lévi-Strauss et de Philippe Descola, il travaille, au-delà de la séparation mortifère entre Nature et Culture, sur l’unité de la vie. Et son champ de recherches nous concerne, ô combien : les rencontres entre les virus, les animaux et les humains. En d’autres termes, la mécanique des pandémies.
Pour comprendre ce qui nous arrive avec cette « crise sanitaire », Les Sentinelles des pandémies, comme Un monde grippé, paru en 2010, est un livre précieux. Sentinelle est un terme militaire, le soldat chargé de monter la garde et, le cas échéant, de donner l’alerte quand survient l’ennemi. Des années durant, Frédéric Keck a mené l’enquête sur la ligne de front, à savoir trois territoires aux confins de la Chine : Hong Kong, Singapour, Taïwan. Il y a suivi le travail des « chasseurs de virus ». Il nous fait visiter ces fermes où l’on élève, parmi d’autres bêtes, des shaobingji, autrement dits « poulets soldats siffleurs ». Comme ils ne sont pas vaccinés, leurs morts signalent immédiatement l’arrivée d’une épidémie. Il nous emmène au marché central de Hong Kong. Il nous explique le rôle des « cellules sentinelles ». Grâce à lui, nous voilà dans un laboratoire d’un institut Pasteur observant, fascinés, l’invasion de cellules par le virus. Tel est, pour M. Erik Orsenna, ce livre passionnant : une plongée dans les interactions entre tous les êtres vivants.

Grand Prix de Poésie : M. Michel Orcel, pour l’ensemble de son œuvre poétique

Michel Orcel a nombre de vies et de nombreuses voix, mais si nous lui décernons le Grand Prix de Poésie, déclare Mme Florence Delay, c’est que la poésie les régit et les réunit. Fictions et « romans minuscules », essais et voyages, emblématique, traductions sont à placer sous le signe d’une poétique, plus exactement d’une poïétique au sens où l’entendent Paul Valéry et Michel Deguy, exploration du « faire » qui s’achève en création, ou en recréation quand il s’agit de traduction. De l’italien, par exemple Chants/Canti de Leopardi, Poésies de Michel-Ange, Roland furieux de l’Arioste, Rimes et plaintes du Tasse et Jérusalem libérée, trois livrets de Da Ponte pour Mozart, en cours La Divine Comédie… D’autres langues aussi, comme en témoignent Sourates et fragments du Coran (en collaboration avec Mohammed Aït Laâmim) ou encore Ô nuit pour moi si claire, sous-titré « cahier de traduction », sorte d’anthologie de ses vers préférés, de Properce à Shelley en passant par des berceuses castillanes. Que Michel Orcel emprunte le pas de Nietzsche déambulant dans les rues de Nice fracassées par le séisme de 1887, qu’il enquête sur les énigmes du Coran dans L’Invention de l’islam, ou qu’il présente les armoiries imaginaires de poèmes carolingiens, il nous entraîne là où nous n’irions pas sans lui. Son Livre et son Dictionnaire des devises semblent faire écho au Livre des métaphores de notre regretté Marc Fumaroli, qui l’estimait grandement.

Grand Prix de Philosophie : M. Claude Romano, pour l’ensemble de son œuvre

Depuis plus de vingt ans, la pensée de M. Claude Romano a pris une ampleur et exerce une influence qui en fait l’un des plus remarquables philosophes de sa génération, tant en France (où il enseigne la phénoménologie à la Sorbonne), qu’en Italie, aux États-Unis, en Australie et en Amérique latine. Il s’était fait connaître et reconnaître d’un coup par deux livres essentiels, L’Événement et le monde (1998), puis L’Événement et le temps (1999), où il démontrait que même la reprise phénoménologique de la question du temps par Husserl et Heidegger (mais aussi Ricœur et Derrida) avait largement ignoré la spécificité de l’événement. Phénomène étrange et radical, que ne précède aucune cause prévisible, effectif dans ses conséquences, même s’il reste lui-même souvent énigmatique. Phénomène surtout qui précède celui qui en parle, dans l’expérience paradoxale de la naissance, originaire mais non pas originelle. Il a déployé ces résultats dans Il y a, dans L’Aventure temporelle et dans une saisissante phénoménologie de Faulkner, Le Chant de la vie. Mais, surtout, Claude Romano a entrepris de confronter pied à pied les deux grandes traditions philosophiques des xxe-xxie siècles, la philosophie dite analytique et la phénoménologie, dans un ouvrage de référence, Au cœur de la raison, la phénoménologie. Il poursuit ce travail fondamental dans un prochain ouvrage consacré à la question de l’individuation, considérée comme style. Il n’y a aucun doute, selon M. Jean-Luc Marion, que ces livres et ce penseur resteront dans l’histoire contemporaine de la philosophie.

Grand Prix Moron : M. Édouard Mehl, pour Descartes et la fabrique du monde. Le problème cosmologique de Copernic à Descartes

Voici un ouvrage, nous dit Mme Barbara Cassin, aussi difficile qu’exigeant. Issu d’une habilitation à diriger les recherches, il revisite la cosmologie cartésienne de manière subtile et instruite comme cette cosmologie elle-même. On commence par la recherche d’un texte perdu de Descartes, In Genesim, car c’est évidemment de théologie qu’il s’agit autant que de cosmologie, ou plutôt il s’agit de laisser théologie et cosmologie libres l’une de l’autre. Paradoxal trajet, qui conduit Descartes à affirmer catégoriquement l’immobilité de la Terre, tout en rendant raison à Copernic, comme fait selon lui l’Écriture elle-même qui « stat pro Copernico ». Le ressort de la position cartésienne est cette proposition fondamentale selon laquelle l’étendue est l’essence du corps. C’est là et non dans un subjectivisme du cogito que s’inaugure la modernité. Un tel ouvrage, révolutionnaire, est un parfait exemple de l’alliance entre érudition et spéculation, et un hommage à la notion même de lecture philosophique. Notre Grand Prix Moron lui revient de droit.

Grand Prix Gobert : M. Krzysztof Pomian, pour Le Musée, une histoire mondiale et l’ensemble de son œuvre

Si l’histoire de l’art est aujourd’hui considérée comme une discipline autonome, elle ne se prétend pas indépendante et ses liens avec l’histoire sont évidents. L’œuvre de Krzysztof Pomian est à la croisée de plusieurs disciplines, histoire sociale et culturelle, histoire de l’art. Né à Varsovie en 1934, venu en France en 1973, il a fait toute sa carrière au C.N.R.S. Certains de ses ouvrages – Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris-Venise, xvie-xviiie siècle ; L’Anticomanie. La collection d’antiquités aux xviiie et xixe siècles ; Histoire artistique de l’Europe. xviiie siècle ; Des saintes reliques à l’art moderne. Venise-Chicago, xiiie-xxe siècle – sont des classiques. Ils traitent du collectionnisme, des mécènes, des musées, de tous les siècles, de tous les champs. Vient de paraître Le Musée, une histoire mondiale. I. Du trésor au musée. Les volumes L’Ancrage européen des musées et À la conquête du monde suivront. Krzysztof Pomian est, pour M. Pierre Rosenberg, le lauréat idéal du Prix Gobert.
L’auteur s’interroge sur la lente élaboration qui permet, à la fin du xve siècle en Italie, la création de l’institution que nous appelons par commodité musée. De l’ère des trésors, tombeaux, temples et palais, des trésors chrétiens à la Tribune des Offices à Florence, du culte de l’art antique aux Kunstkammern, du cabinet de curiosités au musée, M. Pomian nous invite à découvrir cette passionnante aventure, à l’honneur des civilisations occidentales (et de la Chine). Son ouvrage, intelligemment illustré, se lit mieux qu’un roman.

Prix de la Biographie littéraire : Mme Geneviève Haroche-Bouzinac, pour Louise de Vilmorin. Une vie de bohème

Geneviève Haroche-Bouzinac poursuit une œuvre de biographe, commencée avec un Louise-Élisabeth Vigée Le Brun, poursuivie avec un Henriette Campan, et qui trouve avec ce Louise de Vilmorin non une fin – nous en serions désolés – mais la meilleure illustration de son talent. Associée à un travail rigoureux de documentation et à la découverte d’inédits, son écriture fine et élégante sert un art très maîtrisé du portrait et du récit.
De la belle Louise, aux yeux de sirène, avec ses longues jambes et son sens des réparties, son déhanchement et sa signature en trèfle à quatre feuilles, nous croyions tout savoir. Mais non. Ce livre nous la découvre avec une savoureuse fraîcheur. Le charme pervers qui a ensorcelé Antoine de Saint-Exupéry, Orson Welles et André Malraux, Mme Haroche-Bouzinac en explore les secrets. Louise de Vilmorin était-elle fée ou sorcière ? Son véritable royaume, loin de la confiner à Verrières-le-Buisson, c’étaient les mots – ces mots qu’elle cultivait comme des fleurs de jardin, qu’elle arrangeait en menus bouquets, et qu’elle servait comme pris dans la glace, dans sa conversation scintillante et ses petits livres au parfum d’iris. La biographe, nous assure Mme Dominique Bona, cherche la grâce de la romancière et la retrouve intacte sous la légende qui affadissait cette vie de bohème.

Prix de la Biographie historique : Mme Guillemette de Sairigné, pour Pechkoff, le manchot magnifique

Le général Pechkoff, ou Son Excellence l’ambassadeur Pechkoff, est un personnage hors normes à tous égards. Né à la fin du xixe siècle dans l’Empire des Tsars, sous le nom de Yeshua Sverdlov, il sera célèbre sous le nom de Zinovi Pechkoff car, adopté par Gorki, il prend son nom. Né russe, il est français de cœur. En 1914 il intègre la Légion étrangère, se bat en héros, y laisse le bras droit, puis est envoyé aux États-Unis pour les convaincre d’entrer en guerre aux côtés de la France, avant de revenir dans la Russie révolutionnaire combattre aux côtés des armées blanches contre les bolcheviks. Son frère sera alors pourtant le premier chef de gouvernement de Lénine. Il se bat pour la France dans le Rif, rejoint en 1940 la France libre. Le général de Gaulle le nomme ambassadeur en Chine auprès de Tchang Kaï-chek, puis au Japon. Il y sera l’ami de MacArthur. Enfin dans un monde de paix, installé en France, il devient un homme d’influence. Guillemette de Sairigné eut la chance d’accéder aux précieuses archives léguées à Edmonde Charles-Roux. Un considérable travail de recherche, un remarquable talent d’écriture lui ont permis d’offrir aux lecteurs une biographie passionnante à lire, savante mais aussi légère de ton. Une heureuse rencontre avec un personnage de légende qu’aucun lecteur ne pourra oublier. Une ressource incontestable, constate Mme Hélène Carrère d’Encausse, qui vaut à Guillemette de Sairigné le Prix de la Biographie historique.

Prix de la Critique : Mme Cécile Guilbert, pour Roue libre

Comme l’Esprit souffle où il veut, c’est donc dans les colonnes de La Croix que Mme Guilbert, auparavant collaboratrice du Monde des livres et du Magazine littéraire, se fit connaître pour le meilleur. Sa voix se distingue dans la chorale des critiques littéraires qui se bornent d’habitude à résumer un ouvrage avant de communiquer leur propre jugement sur l’ensemble. A-t-elle appris ce tour à la lecture de Vialatte ? Elle sait partir d’un évènement de l’actualité ou de son humeur du moment, avant d’en venir au roman en question ou à un auteur, prenant ainsi son lecteur au lasso. Après quoi, elle le tient bel et bien, grâce à une érudition qui lui assure une remarquable hauteur de vue. Un style qui n’ignore pas l’indignation achève de séduire en toute élégance cependant, soutenu à l’occasion par des paradoxes.
Mme Guilbert, qui a publié de nombreux essais, est aussi romancière. Un prix Médicis l’a distinguée dans la première catégorie. Elle mérite amplement, pour M. Angelo Rinaldi, notre Prix de la Critique.

Prix de l’Essai : M. Nicolas Baverez, pour Le Monde selon Tocqueville

Nicolas Baverez, qui est avocat, est surtout un économiste et, pour M. Gabriel de Broglie, l’un des brillants commentateurs de l’évolution de la société au cours des dernières décennies. Il a reçu le prix Chateaubriand et le prix Vauban. Le Monde selon Tocqueville. Combats pour la liberté s’efforce d’apporter une réponse actuelle à l’énigme que constitue encore de nos jours l’aristocrate-démocrate cent cinquante ans après sa mort.
Le livre s’ouvre par une substantielle introduction qui retrace la biographie politique de Tocqueville, ses combats et ses échecs pendant la monarchie de Juillet, puis sa présence au gouvernement d’une république victime de malformation, enfin son oubli dans son pays et sa célébrité à l’étranger, jusqu’à sa redécouverte par Raymond Aron en 1958. Le livre lui-même comprend vingt chapitres qui analysent la pensée de Tocqueville, illustrés chacun par une citation qui montre à la fois sa clairvoyance et son actualité aujourd’hui, tant sur les problèmes intérieurs des nations que sur leurs relations entre elles et l’équilibre du monde. Le livre s’achève par un dernier chapitre visionnaire sur un ton plus proche peut-être de Chateaubriand que de Tocqueville, très illustré aussi de citations de ce dernier qui soulignent les fragilités de la démocratie et de la liberté. Ce thème est repris dans des pages saisissantes sur les risques que font courir au xxie siècle la remise en cause de la démocratie elle-même et l’apparition des démocratures et des démocraties illibérales. Un beau livre, très personnel à l’auteur et en même temps digne de Tocqueville.

Prix du cardinal Lustiger : M. Fabrice Hadjadj, pour l’ensemble de son œuvre

Personnalité paradoxale et puissante, il se définit volontiers comme « un juif, portant un nom arabe et de confession catholique ». Diplômé de Sciences Po et agrégé de philosophie, il fut élevé dans un milieu athée, maoïste, voire nihiliste ; il a traversé les années post-1968 en enseignant d’abord dans un lycée du Var, puis, au long d’une sérieuse maladie de son père, il s’est retrouvé finalement chrétien. Lui-même d’une nombreuse famille, il dirige aujourd’hui un institut universitaire, « Philanthropos », à Fribourg, qui a vocation de propédeutique pluridisciplinaire pour orienter des étudiants dans leurs études supérieures. Doué pour tout, presque excessivement, il sait se faire acteur, chanteur, musicien, écrivain de théâtre, essayiste, fort habitué des médias, mais aussi philosophe et théologien d’occasion. Il maintient sa santé mentale et intellectuelle dans un équilibre admirable, qu’il doit à sa spiritualité, son courage et sa lucidité (son récent La Foi des démons peut être considéré comme un manuel, féroce, ironique et revigorant, de résistance éthique à toute vanité mondaine). Son attention paradoxale aux questions de notre temps l’a conduit à s’attaquer brillamment à la question de la mort, de la vieillesse ; à la différence sexuelle et à la fécondité ; à la passion de la joie. Il a abordé le cœur de la théologie chrétienne avec Résurrection, mode d’emploi et Comment parler de Dieu aujourd’hui. Anti-manuel d’évangélisation. Déjà distingué par de nombreux prix, Fabrice Hadjadj parle d’une voix qui porte large et qui conforte. Il correspond exactement, pour M. Jean-Luc Marion, à l’esprit de ce prix.

Prix de la Nouvelle : Mme Chantal Detcherry, pour Histoires à lire au crépuscule

En exergue de ce livre, une phrase de Jorge Luis Borges annonce le propos de l’auteur : « La musique, les états de félicité, la mythologie, les visages travaillés par le temps, certains crépuscules et certains lieux veulent nous dire quelque chose, ou nous l’ont déjà dit, et nous n’aurions pas dû le laisser perdre. » Chantal Detcherry ne les laisse pas se perdre.
À propos d’un de ses derniers livres, Le Sentiment de l’estuaire – l’estuaire de la Gironde, paysage de son enfance –, elle confiait : « J’écris pour rêver et j’écris pour faire rêver. » Écrivain voyageuse attirée d’abord par le très loin, l’Inde, le Népal, le Tibet, Chantal Detcherry, une fois revenue au pays, y découvrit d’autres lointains en regardant autour d’elle en rêvant. En témoignent d’envoûtantes nouvelles, « La Fiancée du mascaret », « L’Homme au sable », où l’on entre comme en cachette. Cette conteuse du Sud-Ouest a l’art de rendre surnaturelles des choses naturelles, de saisir le regard du phasme – insecte dont le corps ressemble à un morceau de bois, dit aussi « bâton du diable » – ou la souffrance d’un scarabée. Elle voyage dans l’espace immense et le temps court de la nouvelle, prend aussi bien la voix de la première et dernière des hamadryades que celle d’une vieille dame insupportable. On éprouve, nous dit Mme Florence Delay, un grand plaisir inquiet à la lire.

Les Prix d’Académie sont cette année au nombre de quatre. Ils vont à

M. Lucien d’Azay, pour Un sanctuaire à Skyros

Un père, le narrateur, et son fils vont passer un mois de vacances en Grèce sur l’île de Skyros, la plus méridionale des Cyclades. Ces vacances, dans la chaleur et sous le soleil du mois de juillet, sont auréolées par l’hospitalité intemporelle des habitants des îles grecques. À la description quotidienne de ses journées, Lucien d’Azay ajoute des références à l’histoire de Skyros, à la mythologie, à l’histoire grecque, au grec ancien, au grec moderne, aux jeux de mots, aux proverbes. Il est avant tout un spécialiste reconnu de l’Angleterre, un traducteur, un chercheur de sa littérature du xixe et du xxe siècles.
Trois célèbres légendes l’ont attiré cette année-là à passer ses vacances sur l’île de Skyros : celles de Thésée, d’Achille et de Rupert Brooke qui, en route pour Gallipoli combattre les Turcs, meurt d’une septicémie à Skyros. Le poète anglais, à l’immense notoriété tant pour ses poèmes de guerre que pour sa rare beauté, est entouré d’un véritable culte à Skyros.
Avant de retourner en France le père et le fils passent quatre jours à Athènes – Lucien d’Azay profite, remarque M. Pierre Rosenberg, de son impressionnante culture et de son œil critique pour jouer à nouveau avec le passé et le présent. La ville donne la mesure de ce que représente la Grèce, aujourd’hui encore.
Tout au long du récit, la présence du fils, avec ses questions, ses aventures observées par un père d’une grande tendresse, ajoute un charme particulier au Sanctuaire à Skyros, celui de l’enfant qui découvre le monde à travers un voyage.

Frédéric Boyer, pour l’ensemble de son œuvre de traducteur, à l’occasion de la parution de sa nouvelle traduction des Géorgiques de Virgile intitulée Le Souci de la terre

L’œuvre de Frédéric Boyer est d’abord celle d’un écrivain qui a touché à tous les genres : romans, poèmes, essais, fictions diverses. Il est aussi éditeur. Cette expérience intime de la création littéraire explique sans doute son génie de la traduction. Elle lui permet d’aborder des textes d’une grande densité (y compris la Bible) et fort variés, tels que les Confessions de saint Augustin (Les Aveux) ou les Sonnets et le théâtre de Shakespeare (Tragédie du roi Richard II). Il les donne à entendre, affirme M. Xavier Darcos, d’une manière attentive à la nuance, toujours insolite et saisissante.
Sa traduction des Géorgiques s’écarte du ton paterne et moralisateur habituel. Certes, il s’agit pour Virgile de chanter la félicité laborieuse du paysan, vivant au rythme des saisons, comme intégré dans le vaste cycle du monde vivant, flore et faune incluses. Mais choisir la terre plutôt que les armes suppose encore énergie et combativité. Car la nature doit être contrainte et asservie. Le genre humain y grandit par les épreuves. La traduction en vers libres et fortement scandés de Frédéric Boyer joue sur des parataxes et des changements de rythme. Proche de l’ordre des mots latins, elle valorise ce fond d’inquiétude face à un monde précaire où il s’agit de survivre et durer, tandis que les échos de la guerre résonnent au loin. Le seul bonheur possible est à ce prix, sauf à rêver vainement : « Alors appeler les vents pour courir / Et voler à travers les plaines ouvertes comme libéré de ses rênes / Et de ses traces ne faire qu’effleurer le sable. »

Mme Rachel Ertel, pour l’ensemble de son œuvre, à l’occasion de la parution de ses entretiens avec Stéphane Bou intitulés Mémoire du yiddish

Le recueil d’entretiens de Rachel Ertel avec Stéphane Bou, Mémoire du yiddish : transmettre une langue assassinée, fait écho à un autre de ses ouvrages, Dans la langue de personne : poésie yiddish de l’anéantissement. C’est un livre magnifique, déclare Mme Danièle Sallenave, qui fait apparaître une personnalité exceptionnelle. Sa parution est l’occasion pour l’Académie de rendre un hommage mérité, par un grand prix, à celle à qui le yiddish doit la vie. Née de parents écrivains rescapés de l’extermination, déportée en U.R.S.S. pendant la guerre avant de trouver refuge en France, Rachel Ertel a d’abord vécu dans un foyer qui accueillait les rescapés juifs d’Europe centrale. C’est là, dit-elle, qu’est né son attachement viscéral au yiddish. Agrégée d’anglais, ayant pour domaine de recherche la littérature américaine, elle devient la grande spécialiste du yiddish. Son œuvre est traversée de questions brûlantes. Transmettre une mémoire perdue, ressusciter un monde aboli, faire renaître une langue disparue avec ceux qui la parlaient. Grâce à elle, le yiddish continue d’exister au travers de sa littérature. Elle est le pilier de sa préservation, à la fois de sa conservation et de sa transmission. Éditrice de nombreux textes en yiddish, elle a aussi traduit en français de nombreux auteurs de première importance, a consacré divers essais à cette langue et à cette culture, et a été à l’origine de la création en France d’un enseignement universitaire de la langue et de la littérature yiddish. Présidente d’honneur de la Maison de la culture yiddish, elle a fondé le Centre d’études judéo-américaines.

Mme Christiane Tortel, pour Le Paon dans les religions, de l’Asie à la Méditerranée

Cinq cents pages grand format, relié, illustré, c’est un livre fascinant, affirme M. Dominique Fernandez, qui ressortit aussi bien à la littérature et à l’art qu’aux différentes religions. On apprend comment le paon, qui déploie sa queue ocellée d’est en ouest, est présent et ce qu’il signifie en Inde, en Iran, en Chine, en Grèce, dans le Moyen Âge chrétien, dans l’Islam, comment il a été tour à tour sacralisé et diabolisé. L’érudition de l’auteur ne l’empêche pas de raconter dans une langue imagée et savoureuse les tribulations de cet oiseau dans l’imaginaire universel. Par exemple, la fresque aux deux paons de la villa d’Oplontis près de Naples, qu’on pense avoir été la demeure de Poppée, la deuxième femme de Néron, est analysée avec précision dans tous ses détails, paons, masques de tragédie, miroirs, cuve, trépied, étoiles, et reliée à Homère, à Pindare et à la symbolique dionysiaque. Cette « lecture d’image », tout à fait remarquable, s’étend à tous les continents. Le paon enseigne la musique à Sarasvatî, divinité indienne des sciences et des arts, se faufile en Grèce par l’intermédiaire des Perses, campe dans les mystères dionysiaques en Campanie à la fin de la République romaine, avant de changer radicalement de réputation avec l’avènement du christianisme. Le voilà taxé d’orgueil par saint Jérôme et, dans les bestiaires du Moyen Âge, affligé de tous les vices. Quant aux légendes arabes, elles le chassent du Paradis. De la consécration à l’exécration : le malheureux ne prend sa revanche que dans les arts, où il orne de son chatoiement emplumé coffres, poteries, soieries, coupes polychromes, olifants, manuscrits.

Prix du Théâtre : M. Enzo Cormann pour l’ensemble de son œuvre dramatique

Écrivain, « performeur » et enseignant, auteur d’une quarantaine de pièces de théâtre et de textes destinés à la scène musicale, Enzo Cormann publie en 2019 L’Histoire mondiale de ton âme (I - Les créatures ne veulent pas être des ombres) – référence à Kafka : « Loin, loin de toi se déroule l’histoire mondiale, l’histoire mondiale de ton âme. » C’est une entreprise, pour Mme Danièle Sallenave, d’une grande force et d’une grande originalité. Voici ce qu’il en dit : « Sous ce titre générique, j’ai entrepris en 2016 la composition d’un grand ensemble dramatique, entièrement formé de pièces de trente minutes, en trois mouvements, pour trois acteurs. » Avec cet ensemble, il expose « des présences intranquilles, hantées par l’inconsistance, la superfluité et l’oubli ». Et pousse à ses limites le refus de se plier aux exigences de l’univocité, de la régularité, de la logique. Car ces logiques sont toujours des logiques de soumission. Il faut rendre les esprits, les corps, la pensée au libre jeu des initiatives singulières. « Écrire l’âme comme un morceau du monde, peindre le monde sur soi (et pas soi sur le monde) », voilà l’ambition d’Enzo Cormann.
C’est cette ambition, et l’ensemble d’une œuvre couronnée par ce texte, qui sont couronnés à leur tour par un grand prix.

Prix du Jeune Théâtre Béatrix Dussane-André Roussin : M. Côme de Bellescize, pour l’ensemble de ses ouvrages dramatiques

En ce moment, Côme de Bellescize se détache avec netteté, nous explique M. Angelo Rinaldi, du peloton des jeunes dramaturges. Né en 1980, il a écrit une demi-douzaine de pièces jouées tant à Paris qu’en province et publiées. Il a aussi fondé une troupe, dite du Fracas, et l’on pensera sans doute au capitaine Fracasse, baron de Sigognac, qui abandonna son castel délabré pour courir les routes à bord d’une roulotte de comédiens. Sa troupe a été en résidence dans la ville du Mans, où elle avait le soutien de la municipalité et des départements de la Loire. Elle s’est aujourd’hui fixée à Cachan.
Bellescize est également l’un de ces rares metteurs en scène qui se font les serviteurs des mots, rien que des mots, ceux des autres ou les leurs, sans jamais doubler l’œuvre du fruit parallèle de leur propre inspiration. Et la musique ne lui est pas étrangère puisqu’il a également mis en scène des opéras en France comme à l’étranger (au Japon en particulier).
S’il faut lui trouver un père, chaque artiste alignant ses pas sur les pas d’un prédécesseur, on évoquera Roland Dubillard qui – Bellescize n’étant pas encore né – étonna le public par un mélange de fantaisie et de violence (Naïves Hirondelles) sans s’éloigner de la comédie de mœurs. Dans le langage des rues qu’il utilise, en général, se produisent souvent des embardées poétiques : elles naissent des cahots de la roulotte mentionnée plus haut, et de ses accidents heureux loin des sentiers battus.

Prix du Cinéma René Clair : M. Xavier Dolan, pour l’ensemble de son œuvre cinématographique

Ce jeune réalisateur de trente et un ans semble s’intéresser à tous les aspects du métier : monteur, scénariste, acteur, réalisateur, producteur. De plus, il a fait du doublage sur plus de cent cinquante films. Né à Montréal en 1989, l’année de la chute du mur de Berlin, Xavier Dolan aborde le cinéma d’une manière si intrépide qu’on a l’impression qu’il cherche à le réinventer. En fait c’est un cinéma que la poésie irrigue autant par la forme que par le fond. Xavier Dolan, dont Mommy a impressionné les critiques de cinéma au festival de Cannes de 2014. On le comprend car Mommy est un film original et attachant malgré la noirceur du propos. Ce film parsemé d’éléments autobiographiques raconte l’affrontement entre une mère et un adolescent impulsif. Depuis ce début éblouissant il n’a cessé de tourner, affichant une étonnante filmographie où alternent des œuvres très ambitieuses et d’autres qui s’apparentent à des carnets de bord de sa sensibilité. Malgré une forte pression, il montre une grande détermination à garder le cap. Une œuvre importante se dessine alors avec J’ai tué ma mère, Laurence anyways, Les Amours imaginaires ou Tom à la ferme. À cette fraîcheur doublée d’un goût esthétique sûr, il faut ajouter une désarmante façon de se mettre à nu qui fait de lui, pour M. Dany Laferrière, l’un des artistes les plus fascinants de la dernière décennie. Il mérite amplement le Prix René Clair.

L’Académie attribue cette année cinq Prix du Rayonnement de la Langue et de la Littérature françaises. Ils vont à

M. Colin B. Bailey, directeur de la Morgan Library and Museum de New York et spécialiste de l’art français du xviiie siècle

Colin Bailey est depuis 2015 directeur de la Morgan Library and Museum à New York. Bien que né en Angleterre, l’essentiel de sa carrière d’historien de l’art est américaine. Ses travaux portent principalement sur la France du xviiie siècle, ses artistes : Saint-Aubin, Liotard, Greuze, Chardin, mais surtout ses mécènes et les grands collectionneurs de l’époque. Il est également connu pour ses remarquables travaux sur Renoir dont il est l’un des meilleurs spécialistes.
Colin Bailey a organisé au Grand Palais en 1991 une exposition Les Amours des dieux : la peinture mythologique de Watteau à David qui a fait date. Il a toujours défendu et voulu faire connaître nos artistes du passé. Ainsi la récente exposition Lequeu au Petit Palais et à New York.
Colin Bailey est parfaitement francophone. Ce prix récompense, pour M. Pierre Rosenberg, son inconditionnelle francophilie.

M. Henry Keazor, professeur d’histoire de l’art à l’université d’Heidelberg

Contrairement à ce que son nom pourrait laisser croire, Henry Keazor est allemand. Il est né à Heidelberg en 1965 et enseigne l’histoire de l’art à la prestigieuse université d’Heidelberg. Il est internationalement connu pour ses travaux consacrés à Nicolas Poussin. Son ouvrage paru en 1996 (Poussins Parerga : Quellen, Entwicklung und Bedeutung der Kleinkompositionen in den Gemälden Nicolas Poussins) a fait date. Il a également consacré d’importants travaux à l’architecte Jean Nouvel, à l’art cinétique, à l’histoire ancienne et récente des faux.
Formé à la Sorbonne, à l’Université Goethe de Francfort, membre de la prestigieuse Heidelberger Akademie der Wissenschaften, Henry Keazor est un éminent spécialiste de l’art baroque, ce qui ne lui interdit pas de consacrer ses recherches aux aspects les plus novateurs de sa discipline.
Cette médaille récompense, comme le dit M. Pierre Rosenberg, un défenseur de notre langue dans un pays où elle est bien menacée.

M. Alastair Laing, conservateur au National Trust, à Londres, et spécialiste de l’œuvre de François Boucher

Alastair Laing a longtemps tenu un poste de premier plan au sein du National Trust, organisme anglais qui restaure, étudie et gère les châteaux et les demeures historiques anglaises léguées par leurs propriétaires à la Nation. Le National Trust est une institution unique au monde, exemplaire, à laquelle l’Angleterre doit la sauvegarde d’une partie importante de son patrimoine. Alastair Laing a inventorié le contenu de centaines de ces maisons et a fait en sorte qu’elles soient largement accessibles au plus grand nombre. Les ouvrages qu’il a consacrés à ces lieux sont d’une utilité évidente et d’une qualité scientifique exceptionnelle.
Mais ce sont surtout ses travaux sur le peintre François Boucher qui l’ont rendu célèbre. Il est le spécialiste incontesté de l’œuvre de l’artiste sur qui il a abondamment publié.
Parfaitement francophone et amoureux de la France, Alastair Laing, nous assure M. Pierre Rosenberg, mérite sans conteste ce prix.

M. Éric Thierry, auteur de l’édition critique des œuvres complètes de Samuel de Champlain

Dans cette volumineuse édition critique des œuvres complètes de Samuel de Champlain rassemblées et commentées par Éric Thierry, on suit à la trace les aventures de Champlain en Nouvelle France. Les récits de Champlain témoignent des débuts de la présence française en Amérique du Nord. On assiste à la fondation de l’Acadie et de Québec ainsi qu’à toutes les explorations maritimes menées par le grand navigateur. On le voit négocier des alliances avec les Micmacs, les Montagnais, les Algonquins et les Hurons. Nos lectures d’adolescence remontent à la surface. Les commentaires instructifs et précis et cette longue introduction en font une édition soignée. Éric Thierry mérite amplement ce prix du Rayonnement de la Langue française, estime M. Dany Laferrière, puisqu’il nous remet en mémoire celui qui avait amené, en Amérique, dans sa grande malle avec les objets utiles, les cartes, les instruments de navigation, la langue française.

M. Hent de Vries, historien des idées et philosophe néerlandais, professeur à New York University

Ce brillant universitaire néerlandais, historien des idées et philosophe, enseigne désormais aux États-Unis. À la croisée des traditions analytique et phénoménologique, il vient de rédiger en français, pour la Chaire de métaphysique Étienne Gilson (Institut catholique de Paris) une étude très innovatrice et originale sur Miracles et métaphysique. Il montre comment la question ancienne du miracle qui restait indiscutée d’Augustin aux médiévaux, qui fut redéfinie négativement par Locke et Hume, n’a pourtant pas cessé d’exciter l’attention des philosophes et des théologiens contemporains. Car la pensée en situation de postmodernité tend à lever les interdits de l’a priori métaphysique, et retrouve l’espace où l’imprévisible et l’incompréhensible peut devenir effectif : dans les notions d’évènement, d’étonnement, de désir sans objet déterminé, de réalité virtuelle, d’image numérique. Il s’agit là, affirme M. Jean-Luc Marion, d’une ratification significative de la pensée européenne en langue française, mais venant de la culture américaine.

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PRIX DE POÉSIE

Prix Théophile Gautier : Mme Nicole Euvremer, pour Beau Jeu

Traductrice du poète péruvien César Vallejo, Nicole Réda-Euvremer est professeur agrégé d’espagnol. Elle enseigne en classes préparatoires au lycée Fénelon, à Paris.
Beau jeu, affirme Mme Danièle Sallenave, est un recueil de poèmes d’une langue à la fois retenue, sonore et imagée. Il nous ouvre les portes d’un monde enfoui, prometteur et menaçant, où la beauté des choses cache de sourdes violences. « La poésie, écrit Nicole Euvremer, c’est peut-être cela, dire ces moments fugitifs où objets et sujets sont comme auréolés de la beauté qu’il y a à être. » Être, tout simplement : à condition que le langage en « libérant » l’évènement « du temps et de l’espace » l’arrache à la contingence et à l’éphémère.

Prix Heredia : M. Charlélie Couture, pour La Mécanique du ciel. 50 poèmes inchantables

Charlélie Couture fait tout ce qu’il peut pour rester fidèle au jeune homme (la photo sur la couverture) qu’il fut. On le sent se raidir devant cette époque sans colonne vertébrale. Rockeur, beatnik, vagabond, il va un peu partout. Ses dessins aux grands traits noirs donnent un aperçu de cette personnalité forte et bienveillante. Il est souvent subtil et émouvant. Il se lamente du fait qu’il « ne se passe rien ». C’est signe d’une bonne vitalité et d’une impatience qui remonte à l’adolescence. Un sauvage dans la ville. Malgré quelques naïvetés, il reste vivant. Debout dans son époque avec la tête au ciel. Il nous regarde parfois de haut, mais avec toujours la possibilité d’un crash. Un poète imprudent, remarque M. Dany Laferrière, c’est toujours bien.

Prix François Coppée : Mme Françoise Lison-Leroy, pour Les Blancs Pains

Tant d’histoires se pressent dans ce recueil, nous dit M. Amin Maalouf, toujours suggérées, toujours mystérieuses. Chacune semble évoquer un drame réel, qui est resté dans les mémoires mais qui est survenu en des temps indéterminés, à mi-chemin entre un passé qu’on voudrait éloigner et un lendemain qu’on redoute. Sous le ciel sombre et bas la vie est blanche comme la mort…

Une poésie au ton juste, au regard lucide, à l’élan retenu. En peu de mots, une scène s’esquisse, qui parfois se prolonge au fil des pages, et parfois demeure suspendue, comme un nuage, comme un brouillard.

Prix Paul Verlaine : Mme Marie de Quatrebarbes, pour Voguer

Le titre du dernier recueil de Marie de Quatrebarbes vient du « voguing » – style de danse né dans les années quatre-vingt à New York à l’extérieur ou dans des bars gays et trans, qui eut son film culte, Paris is burning, documentaire de Jennie Livingston. Voguer est composé de cinq parties, cinq prénoms, cinq prières dansées clamées à la mémoire d’artistes morts, souvent de façon violente. Mais rien de morbide dans ce livre qui les remet en vie et donne sa clé à la fin en citant Simonide de Céos : « Comme la poésie est une danse parlée, de même la danse est une poésie muette. » Ainsi le poète vogue-t-elle, selon Mme Florence Delay, entre les mots et les mouvements du corps, d’images en sensations, sur sa musique à elle, envoûtante souvent.

Prix Henri Mondor : M. Jean-Claude Milner, pour Profils perdus de Stéphane Mallarmé

Ce « court traité » est passionnant. « Profils perdus », terme qui appartient à l’art de peindre, parce que chaque chapitre s’appuie sur une donnée partielle et que Milner change d’angles pour aborder « Le joueur » (qui ignore la distinction de Saussure signifiant/signifié, médite plutôt sur le rapport son/sens dans le vers, s’oppose à Hugo ayant rabattu toute la prose, philosophie, éloquence, histoire, au vers, dénaturant la vocation de ce dernier) ; « Le linguiste » (autour du mot « ptyx ») ; « Le fondateur d’institutions » (par exemple, que l’accomplissement des lettres est le Livre) ; « L’homme double » et « Le sociologue cruel » (à partir de quoi on relit, où l’on découvre, l’étonnant poème en prose « Pauvre enfant pâle »).
On est reconduit à l’œuvre, en conclut Mme Florence Delay, par de nouveaux chemins.

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PRIX DE LITTÉRATURE ET DE PHILOSOPHIE

Prix Montyon : Mme Isabelle Mordant, pour Mystère de la fragilité

Le livre d’Isabelle Mordant, Mystère de la fragilité, nous dit M. Michel Zink, mérite parfaitement ce prix. Le premier enfant d’Isabelle Mordant était un petit garçon, Thomas, souffrant de la maladie dite des os de verre. Ses os se fracturent au moindre choc, voire tout seuls. Les parents ont vécu un calvaire, car, avant que le mal fût diagnostiqué, ils ont été soupçonnés et même accusés de maltraitance. Exceptionnellement brillant, soutenu par ses parents, Thomas, bien que vivant allongé sur le dos et incapable d’écrire depuis des années, à mesure que le mal progresse, est entré à dix-sept ans à l’E.N.S.-Ulm en mathématiques. C’est son histoire que raconte le livre avec intelligence et discrétion, en offrant, sans faire la leçon, bien des leçons dans bien des domaines.

Prix La Bruyère : Mme Kristell Trego, pour L’Impuissance du possible. Émergence et développement du possible, d’Aristote à l’aube des Temps modernes

Le possible, comme l’explique M. Jean-Luc Marion, fut pensé par les Grecs d’abord et surtout comme une potentialité, qui devait conduire à l’acte, et s’y accomplir. En ce sens, il n’avait pas de consistance propre. On montre qu’à partir de saint Augustin, puis chez les Arabes et saint Thomas d’Aquin, le possible se trouve ré-évalué, comme appuyé par une causalité externe, et devient, par cette fragilité ontologique même, l’espace de la recherche – ce qui deviendra l’espace de la recherche de la science des modernes. Livre savant sur une idée d’une grande importance, L’Impuissance du possible mérite largement notre Prix La Bruyère.

Prix Jules Janin : M. Christophe Carraud, pour sa traduction des écrits juridiques de Salvatore Satta et de sa correspondance avec Bernardo Albanese

Traducteur infatigable, M. Christophe Carraud vient de donner la traduction de la correspondance et de plusieurs écrits de Salvatore Satta (1902-1975), juriste du droit commercial en son temps célèbre, qu’on découvrit, après sa mort, comme un écrivain et romancier de grande classe, avec Le Jour du jugement et La Véranda, tous deux traduits par Nino Frank. Christophe Carraud a poursuivi ce travail en traduisant non seulement De Profundis en 1980, mais un recueil d’études juridiques et politiques, L’Avertissement de Socrate (1945-1974) et Je vous écris avant l’aube (une correspondance avec Bernard Albanese), en 2019. Ce traducteur érudit et courageux est également l’infatigable fondateur et directeur des cinquante livraisons de la célèbre revue Conférence. Nous saluons avec lui, dit M. Jean-Luc Marion, l’un des opérateurs cachés, mais décisifs, de la république des Lettres.

Prix Émile Augier : Mme Christine Montalbetti, pour La Conférence des objets

Christine Montalbetti publie la même année Mon ancêtre Poisson, enquête sur un aïeul botaniste au Jardin des Plantes, et une pièce de théâtre étonnante : La Conférence des objets – qu’elle-même a mise en scène au Studio-Théâtre de la Comédie Française, pièce créée en novembre 2019. Il s’agit d’objets familiers vivant autour de nous qui se mettent à bavarder entre eux. Dès le prologue, le Pèle-Pommes nous avertit : « Nous, les objets, quelques-uns, ce soir, on va sortir de notre silence. On a des choses à vous dire. » Lui, la Boîte à Couture, le Parapluie, L’œil-de-Tigre (un gri-gri), la Lampe s’expriment en l’absence de leur propriétaire… Ils sortent du silence auquel ils sont condamnés et parlent de leur vie. Le charme, remarque Mme Florence Delay, est aussi grand que la surprise.

Prix Émile Faguet : M. Sylvain Garnier, pour Érato et Melpomène ou les Sœurs ennemies. L’expression poétique au théâtre (1553-1653)

En montrant comment la tragédie classique s’est peu à peu désintéressée de la poésie, l’auteur de ce livre savant et original renouvelle l’histoire du théâtre, souligne M. Michel Zink, en même temps qu’il invite à une réflexion sur la nature et la fonction de la poésie. Les règles auxquelles le xviie siècle soumet la tragédie la dépouillent des passages poétiques présents dans la tragédie humaniste et biblique du xvie siècle, comme les chœurs. Des intrigues au nœud plus serré réduisent les effusions, dont l’emphase et le ridicule sont moqués dans la comédie burlesque. Le langage dramatique tend à être tenu en lui-même pour incompatible avec la poésie. La tragédie classique, pourtant versifiée et si attachée à ses modèles antiques, rompt avec la poésie, alors même qu’Aristote fait d’elle un genre poétique majeur.

Prix Louis Barthou : M. Jérôme Bastianelli, pour La Vraie Vie de Vinteuil

Son temps est compté puisque Jérôme Bastianelli est un polytechnicien, haut fonctionnaire, critique musical, essayiste, pilote à ses heures. Une telle agitation ne devrait pas le diriger vers Proust. Et pourtant il est fou de l’homme toujours couché à écrire À la recherche du temps perdu. À bien regarder, on ne s’étonne pas qu’il se soit intéressé à Vinteuil. Il a fait une biographie de ce musicien fictif. Et c’est, pour M. Dany Laferrière, le roman le plus intrépide de ces dernières années. La preuve : il ne laisse pas à la bouche ce goût frelaté des sous-produits. Bastianelli s’est infiltré à l’intérieur du personnage de Vinteuil. Une figure à peine encore esquissée par Proust, mais assez pour embraser l’imagination de Bastianelli. Un roman dans le roman. On sort enchanté par ce tour de magie qui aurait peut-être plu à Proust.

Prix Anna de Noailles : Mme Anne Gallois, pour Mes Trente Glorieuses

Une enfance en province pendant les « trente glorieuses ». Une famille nombreuse de la petite bourgeoisie catholique, proche encore de la terre et de la campagne, dans une ville de province. Les petits et les grands évènements de la vie, celle de la famille, de l’école des sœurs, de la ville, de la France, du monde, les séquelles de la guerre, les élections, l’Indochine, l’Algérie, le retour du général de Gaulle, les fêtes religieuses et familiales, les querelles politiques, les drames cachés aux enfants et qu’ils soupçonnent, tout cela vu à la hauteur d’un regard d’enfant, pénétrant sans le savoir. En tête de chaque chapitre, avec la date précise, la description d’une photo de couverture de Paris Match de l’époque. Le lecteur comprend, nous dit M. Michel Zink, dans toutes ses nuances, ce regard jeté sur le monde, pêle-mêle celui de la grande histoire et celui des faits divers.

Prix François Mauriac : M. Alexandre Postel, pour Un automne de Flaubert

Gustave Flaubert décide de passer l’automne 1875 à Concarneau où l’un de ses amis, Félix Pourchet, dirige la station de biologie marine. Il est las, déprimé, sans idées, se croit fini. Il use son temps à la promenade au bord de la mer, aux bains de mer. Il dort beaucoup, profite de l’abondante cuisine de l’auberge Sergent où il a sa chambre, mais n’écrit pas. Puis, comme au hasard, l’inspiration revient : ce sera La Légende de saint Julien l’Hospitalier. Alexandre Postel précise « roman ». Il ne prétend pas à la véracité absolue des faits mais dresse de son héros, sur un ton parfois ironique mais toujours attendri, un portrait touchant. Parmi les romans de la saison, un des plus attachants, pour M. Pierre Rosenberg, et un des plus plaisants à lire.

Prix Georges Dumézil : M. Sébastien Morlet, pour Symphonia. La concorde des textes et des doctrines dans la littérature grecque jusqu’à Origène

Ce livre traite un grand sujet, car la méthode philologique de pensée a eu une grande importance dans la pensée grecque et à l’époque patristique, et elle est latente dans presque tout débat d’idées. Un grand sujet, mais qui est rarement traité en tant que tel et qui passe facilement inaperçu. Le mérite de l’auteur est d’attirer l’attention sur lui, de le traiter à l’époque qui a explicitement réfléchi à la méthode qui le définit et a reconnu son importance. C’est un beau livre, pour M. Michel Zink, savant et lisible, et qui intéresse à la fois l’histoire de la pensée, celle de l’expression littéraire, celle des méthodes d’analyse de l’une et de l’autre, celle des doctrines et des dogmes et invite à une réflexion sur la notion de vérité.

Prix Roland de Jouvenel : M. Colin Thibert, pour Torrentius

Torrentius, de son vrai nom Johannes van der Beeck (1589-1644), a existé. De son œuvre, il ne subsiste qu’une nature morte conservée au Rijksmuseum à Amsterdam. Ses tableaux ont été détruits par la justice hollandaise qui l’accusait d’hérésie et d’immoralité. Colin Thibert – la couverture de son livre porte bien l’indication « roman » – ne prétend pas écrire une biographie de son héros. Noceur et insatiable fornicateur, Torrentius déplaît à la rigoureuse société de Haarlem. Ses gravures pornographiques qu’il écoule, sous le manteau, à prix d’or le mènent devant les tribunaux. Protégé par Charles Ier, il fuit en Angleterre, admirative de son talent. Ses aventures se multiplient. Il meurt dans la misère. Pour M. Pierre Rosenberg, ce court roman d’un auteur suisse mérite bien notre prix.

Prix Biguet : M. Johann Chapoutot, pour Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui

À partir du cas, examiné en détail, du haut dignitaire SS Reinhard Höhn, un des théoriciens du nazisme, cette étude revient sur les principes d’organisation du Reich et sur leur avenir après 1945. Le totalitarisme nazi prétendait se fonder sur la « libération » des individus par le travail librement accepté et le bonheur de servir. Sa propagande forgeait la conviction que le travail au bénéfice de la communauté est un acte libre. Johann Chapoutot montre, nous dit M. Xavier Darcos, que cette idéologie managériale a inspiré, après la guerre, les instituts formant les managers de l’Allemagne nouvelle et les cadres du « miracle allemand », avant de servir de modèle aux grandes écoles françaises, H.E.C. et les écoles de commerce en particulier. Ce sidérant petit essai, simple, précis, sobre et rigoureux, est le dévoilement d’une vérité décapante.

Prix Ève Delacroix : Mme Léonor de Récondo, pour La Leçon de ténèbres

Romancière (née en 1976) et musicienne baroque (d’où le titre), Léonor de Récondo raconte son immersion dans l’œuvre du peintre Le Gréco, pendant une nuit caniculaire, après qu’elle s’est laissé enfermer dans le musée de Tolède. Elle veut « passer une nuit d’amour » avec celui qu’elle admire. Elle attend l’artiste comme un promis. Il paraît, page après page. Avec fièvre et ferveur, dans une nuit traversée d’échos mystiques, de poésie, de souvenirs familiaux et de fantômes, Léonor de Récondo ressuscite les beautés de ce peintre singulier et dit pourquoi il a fasciné tant d’admirateurs.
Une curiosité, dans un style sensuel et mystérieux, nous affirme M. Xavier Darcos, entre roman policier et histoire fantastique. Ce prix salue à juste titre un talent peu conformiste et pétri d’esthétisme.

Prix Jacques Lacroix : Mme Violette Pouillard, pour Histoire des zoos par les animaux. Impérialisme, contrôle, conservation

L’ouvrage ne se veut pas une simple histoire des zoos – du Jardin des Plantes, à Paris, aux zoos de Londres et d’Anvers –, il est bien plus une réflexion sur la perception des zoos par les visiteurs et les professionnels des xixe et xxe siècles, sur une évolution qui accorde une place croissante au confort et au bien-être des animaux, victimes innocentes des zoos. Les zoos sont-ils condamnables, sont-ils condamnés ?
L’ouvrage expose, avec une parfaite connaissance du terrain, les données du problème sans pour autant proposer ou vouloir imposer une solution qui a pris une dimension nouvelle avec la montée de l’écologie. L’ouvrage, remarque M. Pierre Rosenberg, est savant et stimulant. Il s’intéresse aux animaux captifs comme à ceux qui en ont la charge.

Prix Raymond de Boyer de Sainte-Suzanne : M. Christophe Jaffrelot, pour L’Inde de Modi. National-populisme et démocratie ethnique

Il se passe en Inde quelque chose de redoutable et d’essentiel : Narendra Modi fait basculer le plus grand pays démocratique du monde dans la « démocratie ethnique ». Les nationalistes hindous, qui s’appuient de fait sur la subsistance du régime des castes et réinventent une « science dans le safran » déjà présente dans les Védas, prônent l’« hindouité », mettent au pas le sécularisme et marginalisent les minorités, persécutant les chrétiens et, plus encore, les musulmans. Christophe Jaffrelot (C.N.R.S. et Sciences Po) dresse un tableau précis, à la fois factuel et clairvoyant, de cette montée d’un « populisme » hindou. Il s’agit d’un phénomène dont nous devons mesurer l’importance. Ce livre nous donne, affirme Mme Barbara Cassin, les moyens de le faire.

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PRIX D’HISTOIRE

Prix Guizot : Mme Évelyne Lever, pour Paris sous la Terreur

Évelyne Lever s’est consacrée à l’histoire du xviiie siècle. Ses ouvrages – très savants – sont écrits dans un style allègre, aisé, fluide, œuvre d’écrivain plus que de professeur. Biographe minutieuse, elle a donné vie à Marie-Antoinette, Louis XVI, Philippe Égalité, Mme de Pompadour. Avec Paris sous la Terreur elle livre un récit détaillé, précis, parfaitement documenté de la Terreur dans la capitale. Pour elle, la Terreur est inséparable de la Révolution et elle argumente cette certitude de manière très convaincante, comme l’a fait Patrice Guennifey il y a peu. L’Académie n’a jamais récompensé cette historienne dont les qualités d’expression et l’art de donner vie au passé ont pourtant conquis un large public et contribué à familiariser les lecteurs avec une présentation sérieuse de l’histoire. Le Prix Guizot, affirme Mme Hélène Carrère d’Encausse, lui revient de droit.

Médaille d’argent du Prix Guizot : M. Michaël Fœssel, pour Récidive 1938

Ce petit livre est, pour Mgr Claude Dagens, étonnant par son audace. Il se présente comme une lecture politique des évènements qui jalonnent l’année 1938, spécialement en France, depuis la démission de Léon Blum en avril et l’élection d’Édouard Daladier comme président du Conseil. L’auteur, philosophe, ne prétend pas comparer 1938, qui témoigne, même en France chez certains intellectuels, d’une détestation du régime parlementaire et de la démocratie, aux années actuelles. Mais son livre a valeur d’avertissement en nous révélant ce que nous ne percevons pas ou ne voulons pas percevoir : la profondeur des souffrances, de la colère et du désespoir, et le fait que la crise de la démocratie et la crise du capitalisme sont peut-être en train d’engendrer des bouleversements profonds et peut-être violents de notre histoire.

Prix Thiers : Mme Anne-Marie Thiesse, pour La Fabrique de l’écrivain national. Entre littérature et politique

Qu’est-ce qu’un écrivain national ? Entre Hugo ou Zola pour le xixe siècle, Malraux, Sartre ou Camus pour le xxe, qui peut revendiquer ce titre ? Il ne suffit pas d’être un grand écrivain, il faut jouer un rôle de premier plan dans les affrontements idéologiques, prendre position sur les problèmes politiques. En France il faut être de gauche et défendre la justice, les libertés, mais les régimes totalitaires, fascisme et communisme, ont d’autres critères pour attribuer à un écrivain la dignité d’écrivain national. À quels signes reconnaît-on cette dignité ? La consécration par le prix Nobel en est un. Selon les pays, les monuments funéraires, les statues, les musées, la panthéonisation facilitent l’accession à la gloire suprême (qui peut se retourner en malédiction, comme pour Gabriele D’Annunzio). Étude savante et instructive, l’ouvrage, écrit sans lourdeur, est d’une lecture très agréable et mérite éminemment, nous dit M. Dominique Fernandez, le Prix Thiers.

Prix Eugène Colas : M. Christophe Levantal, pour Louis XIV voyageur

Christophe Levantal est un spécialiste reconnu du siècle de Louis XIV. Son ouvrage s’intéresse aux incessants déplacements et voyages du roi, ses voyages de jeunesse (1643-1666), ses déplacements militaires (1667-1693) et enfin ses années sédentaires (1694-1715). Chaque année du règne est accompagnée d’une carte qui montre les lieux des déplacements – souvent le Nord de la France, les dates, la durée du séjour, ses compagnons de voyage... Il est rare que Louis XIV passe un mois sans voyager. L’ouvrage est d’une érudition confondante. Il rassemble les faits, il se livre à une impressionnante analyse statistique (100 000 kilomètres parcourus). Qui s’intéresse au règne de Louis XIV, nous dit M. Pierre Rosenberg, ne peut se dispenser de ce livre austère mais nouveau par son approche et en quelque sorte indispensable.

Médaille d’argent du Prix Eugène Colas : Mmes Mathilde Monge et Natalia Muchnik, pour L’Europe des diasporas (xvie-xviiie siècle)

Notre monde est caractérisé largement par son ouverture et par la mobilité des personnes. C’est un monde de migrations dont les causes sont multiples : volonté de survie face aux guerres, à la pauvreté, mirage des sociétés riches et sûres. Le migrant est probablement la figure la plus représentative du xxie siècle. Mais le phénomène n’est pas nouveau, même s’il s’accélère et s’amplifie. Les auteurs de ce passionnant ouvrage consacré aux diasporas des xvie, xviie et xviiie siècles ont apporté, selon Mme Hélène Carrère d’Encausse, une contribution remarquable à la compréhension de ce phénomène à notre époque, notamment en soulignant pour le passé et le présent combien le facteur religieux tient de place dans le phénomène migratoire, dans la vie des diasporas, dans les relations entre les diasporas et le pays d’accueil. L’Europe actuelle se comprend mieux à la lecture de cet ouvrage.

Prix Eugène Carrière : MM. Étienne Bréton et Pascal Zuber, pour Boilly, le peintre de la société parisienne de Louis XVI à Louis-Philippe

Parmi les artistes de son temps, quelle place faut-il accorder à Louis Léopold Boilly (1761- 1845) ? Étienne Bréton et Pascal Zuber consacrent au « peintre de la société parisienne de Louis XVI à Louis-Philippe » une monographie exemplaire en deux volumes, un volume d’essais et le catalogue raisonné de l’œuvre. Boilly est un artiste curieux du monde du théâtre, de la société et surtout des progrès scientifiques de son époque, et en quelque sorte un précurseur de la photographie. Cette multiplicité d’intérêts, cette confondante virtuosité, cette curiosité en permanence en éveil permettent de donner à l’artiste une place parmi les « grands » de son temps. Pour M. Pierre Rosenberg, le livre, qui se lit comme un roman, nous éclaire sur une période de grands bouleversements dont Boilly fut un des témoins attentifs et parmi les plus captivants.

Prix Louis Castex : M. Laurent Olivier, pour César contre Vercingétorix

Laurent Olivier a écrit, affirme M. Jules Hoffmann, un livre passionnant sur la guerre des Gaules de César et le rôle de Vercingétorix. Le récit est fondé en premier lieu sur les commentaires de César, et est étendu aux rares autres sources de l’Antiquité qui réfèrent à cette guerre et qui déjà proposent des visions divergentes. Il analyse également les interprétations contradictoires des deux protagonistes apparues au cours des deux derniers siècles. César aurait agi en violation des lois internationales alors que Vercingétorix défendait la liberté des peuples gaulois ; l’impéritie de Vercingétorix, ses nombreuses erreurs stratégiques, ses mensonges auraient permis la prise de la Gaule tout entière, évènement fondateur de l’Europe et singulièrement de la France. Enfin, Laurent Olivier propose d’éventuels parallélismes avec des catastrophes françaises récentes.

Prix Monseigneur Marcel : M. Florian Métral, pour Figurer la création du monde. Mythes, discours et images cosmogoniques dans l’art de la Renaissance

Ce livre, tiré d’une thèse, aborde avec courage et enthousiasme un sujet extrêmement important, riche et vaste. Il propose une synthèse des traditions, des conceptions, des représentations et des croyances relatives à la création du monde, à la Renaissance, en montrant comment telle ou telle œuvre d’art suppose, représente ou utilise telle ou telle tradition, conception ou croyance du temps. Florian Métral est bien armé pour le faire. Ses connaissances et ses lectures en mythologie, littérature, théologie, philosophie, astronomie et, bien entendu, histoire de l’art sont impressionnantes. Ses analyses de tableaux, fresques et œuvres d’art diverses sont extrêmement éclairantes et permettent de comprendre à la fois l’œuvre d’art et la conception abstraite à laquelle elle se réfère. Le livre est, pour M. Michel Zink, à tous égards impressionnant et rendra de grands services.

Médaille d’argent du Prix Monseigneur Marcel : Mme Adeline Desbois-Ientile, pour Lemaire de Belges, Homère belgeois. Le mythe troyen à la Renaissance

Il s’agit d’une étude considérable d’une période cruciale pour l’évolution de la nation et de la langue française entre le Moyen Âge et la Renaissance. Lemaire de Belges (1473-1525), né dans le Hainaut, adopte très jeune la langue française. Son œuvre majeure, Les Illustrations de Gaule et les singularités de Troie, glorifie les souverains de l’époque en reprenant la tradition médiévale qui supposait que les rois d’Occident descendaient des Troyens, les rois francs en particulier de Francus, fils d’Hector.
Le mérite de Mme Desbois-Ientile est de remettre en lumière cet auteur et ce livre. Elle nous offre un travail remarquable, selon M. Gabriel de Broglie, par son érudition, son ampleur, son originalité, son importance pour l’histoire de la littérature et aussi pour l’évolution de la langue française.

Prix Diane Potier-Boès : M. Thierry Zarcone, pour Le Mystère Abd el-Kader. La franc-maçonnerie, la France et l’islam

L’émir Abd el-Kader (1808-1883), que l’on a appelé « le meilleur ennemi de la France », est un personnage complexe. Il a combattu la conquête française dans le Rif, mais a protégé les chrétiens à Damas. Fils d’un cheik soufi, il a été présenté aussi comme un grand franc-maçon. A-t-il réellement été initié ? Quel regard les musulmans jettent-ils sur cette question ? En quoi ce musulman franc-maçon et surtout l’islam de progrès qu’Abd el-Kader incarne aux yeux d’historiens, comme le regretté Bruno Étienne, peut-il contribuer au débat contemporain entre islam et laïcité en France ?
Cet ouvrage très documenté, largement nourri de sources maçonniques, est à la fois, pour Mme Hélène Carrère d’Encausse, passionnant intellectuellement et politiquement utile. On comprend à le lire la riche personnalité de l’émir et les polémiques que ce personnage suscite.

Prix François Millepierres : Mme Bénédicte Delignon, pour La Morale de l’amour dans les Odes d’Horace. Poésie, philosophie et politique

Bénédicte Delignon s’intéresse en particulier au dialogue entre la poésie et la philosophie. Dans les odes érotiques, Horace conjugue exaltation de la passion et morale de l’amour : il chante le désir, mais n’en invite pas moins les jeunes filles à se marier, les matrones à être fidèles, les jeunes gens à se contrôler et les vieilles femmes à renoncer à l’amour. Cette intrusion de la morale dans le domaine érotique s’explique par l’ambition d’Horace de devenir une voix de la cité, et par son intérêt pour la philosophie.
Cet ouvrage élégant, précis, attentif aux textes, est, comme le souligne M. Xavier Darcos, inventif et novateur. Il éclaire la manière dont se tissent, dans les Odes, l’inspiration érotique, le substrat philosophique, le contexte politique et les choix poétiques de l’inventeur de la lyrique latine.

Prix Augustin Thierry : M. Stéphane Coviaux, pour La Fin du monde viking

La Fin du monde viking est un ouvrage de recherche longue, approfondie, très précise et originale, sur un sujet difficile : l’évolution des sociétés nordiques et leur intégration progressive à l’Europe, du viie au xiiie siècle. Il étudie l’évolution de ces sociétés sous un éclairage unique : l’entrée des régions nordiques dans la chrétienté. Celle-ci est progressive et se réalise, non pas par des missions étrangères, ni par conquête, mais par coexistence des anciennes croyances avec la nouvelle, comparaison, accommodements, puis par conversion, souvent par la conversion du roi lui-même, en vue d’un changement de civilisation. Le livre de Stéphane Coviaux apporte des éclairages nouveaux, des vues larges et des questionnements utiles. Il replace très opportunément la recherche française sur une scène où, comme le précise M. Gabriel de Broglie, elle n’avait pas figuré depuis plus de trente ans.

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PRIX DE SOUTIEN À LA CRÉATION LITTÉRAIRE

Prix Henri de Régnier : Mme Laura Ulonati, après Une histoire italienne

Roman picaresque qui met en scène les déceptions et les malheurs d’Attalo Mancuso, tour à tour journaliste, soldat, enseignant du temps de Mussolini dont il est un admirateur fidèle. En Italie, en Éthiopie, Mancuso se heurte à une réalité bien différente des discours officiels du régime.

Sévère et ironique analyse de l’Italie de Mussolini, le roman de Laura Ulonati, son premier roman, roman historique mais aussi roman du désenchantement, ne devrait pas passer inaperçu et, affirme M. Pierre Rosenberg, il mérite bien ce prix.

Prix Amic : M. Emmanuel Ruben, après Sur la route du Danube

Emmanuel Ruben entreprend en 2016, seul à bicyclette, une remontée du Danube en quarante-huit jours, depuis le delta jusqu’à sa source. Le récit fait alors naître un ami de fiction dont la présence, l’anxiété, les foucades nourrissent un contrepoint d’aventures contrastées. Si le fleuve descend vers la mer et l’oubli, nous dit Mme Danièle Sallenave, Ruben fait au contraire remonter la mémoire, ancienne ou toute proche, des steppes ukrainiennes, de la Roumanie de Ceausescu, de la guerre de Serbie et d’une Hongrie hérissée de frontières et de barbelés...

Prix Mottart : M. Jean-François Roseau, après La Jeune Fille au chevreau

Jean-François Roseau offre avec La Jeune Fille au chevreau un roman d’une grande qualité littéraire. Plus ou moins inspiré par la tragédie d’une jeune femme tondue à la Libération, l’écrivain associe l’héroïne de ce drame à la statue d’un square de Nîmes dont il est tombé amoureux. La jeune femme a en effet été le modèle du sculpteur. Mêlant avec un grand talent ce jeu romantique entre l’art, l’amour et la tragédie, l’auteur nous donne, dit M. Jean-Marie Rouart, un roman poignant, sensible, qui révèle un véritable écrivain.