Discours de réception de Marie-Jean-Pierre Flourens

Le 3 décembre 1840

Marie-Jean-Pierre FLOURENS

RÉCEPTION DE M. FLOURENS

 

M. Flourens, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Michaud, y est venu prendre séance le 3 décembre 1840, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

L’union des lettres et des sciences, cette gloire vers laquelle tendent toutes les littératures modernes, commence, dans notre patrie, avec la langue elle-même.

Descartes crée tout à la fois, au XVIIe siècle, une géométrie, une philosophie, une langue nouvelles.

Dans le XVIIIe, Fontenelle fait parler aux sciences la langue commune (La langue commune : expressions de Fontenelle) ; Buffon leur fait parler celle de l’éloquence ; la langue de Voltaire donne des ailes à la renommée de Newton ; d’Alembert, Condorcet, Bailly, écrivent ces pages célèbres, monuments de la philosophie, des lettres et des sciences. Enfin, Laplace ferme ce siècle brillant par l’Exposition du système du monde ; et Cuvier ouvre le XIXe par l’Histoire des révolutions du globe.

L’Éloge des savants devient un genre nouveau de littérature.

Fontenelle répand sur les sciences la double clarté, et de l’esprit le plus lumineux qui fût jamais, et de la langue la plus claire que les hommes aient jamais parlée.

Condorcet, esprit étendu, esprit profond, marque les rapports divers qui unissent les sciences entre elles, et leur influence commune sur la destinée des peuples.

Après eux paraît Vicq-d’Azyr. Écrivain toujours pur, noble, élégant, il a quelquefois le coup d’œil vaste de Condorcet ; il a plus souvent la grâce de Fontenelle : comme Buffon, il joint le coloris à l’exactitude.

Et, de nos jours, deux hommes ont maintenu le genre de l’Éloge historique dans les sciences au point de hauteur où le XVIIIe siècle l’avait porté.

On admire, dans les Éloges de M. Fourier, une exécution pure et grande. On admire, dans ceux de M. Cuvier, toute la variété, toute la richesse, toute la puissance du génie le plus facile et le plus fécond.

Un esprit philosophique nouveau naît des sciences.

Eh ! cet esprit des sciences, supérieur aux sciences mêmes, n’est-il pas, Messieurs, un des caractères les plus marqués de nos temps modernes ? N’a-t-il pas influé sur tout ?

Sur la philosophie ? On l’a déjà vu ; c’est un géomètre qui a fondé la philosophie nouvelle.

Sur la langue ? C’est ce même géomètre qui a écrit le Discours sur la méthode, c’est-à-dire, le premier ouvrage où notre langue, en perdant ce tour simple et naïf qui lui donnait tant de grâce dans Amyot, dans Montaigne, a pris sa nouvelle forme. Et cette nouvelle forme, celui qui l’a portée tout à coup à un degré si étonnant d’élévation et de perfection, est encore un géomètre, c’est l’auteur des Lettres provinciales, c’est Pascal.

Sur l’éloquence ? Buffon la renouvelle par les sciences. Que de vérités, que d’images, que de beautés inconnues il lui apporte ! Il peint par la parole. Il ouvre à l’imagination des hommes les sources d’un merveilleux nouveau, du merveilleux réel.

Sur l’histoire enfin, sur l’histoire ? Un écrivain philosophe du dernier siècle, David Hume, voulait que l’histoire se soumît à la méthode des sciences. Et c’est, en effet, parce qu’elle s’y est soumise, c’est parce qu’elle s’est attachée aux faits, qu’elle a pris de nos jours un nouvel essor. C’est parce qu’elle a fait revivre les faits, qu’elle a fait revivre aussi, et les hommes, et les choses, et les idées, et le langage de chaque époque : vérité qui n’a pas besoin de preuves sans doute, mais qui trouverait, d’ailleurs, une épreuve frappante dans l’ouvrage le plus important de l’académicien célèbre dont je dois parler aujourd’hui.

M. Michaud naquit à Albens, sur les confins de la Savoie, vers 1767. Il vint fort jeune à Paris. On était en 1791. Deux partis divisaient la France. L’un avait pour lui la force, l’éclat, le succès que donnent, presque toujours, les idées nouvelles. L’autre avait pour lui le malheur.

Jeune, plein de courage, se sentant né pour ces grandes luttes, M. Michaud pouvait prêter indifféremment l’appui de son talent à l’un ou l’autre parti. Il choisit celui du malheur. On sait s’il lui est resté fidèle !

Pendant les premières années de la révolution française, années de terreur et de gloire, les passions déchaînées combattaient partout, et le courage français éclatait partout : à l’armée, à la tribune, dans la presse. M. Michaud, écrivain politique, fut emprisonné onze fois, et condamné deux fois à mort.

Porté, le 18 fructidor, sur les listes de proscription, il échappe, par un bonheur singulier, aux déserts de Sinamary, et trouve un refuge dans les montagnes du Jura. C’est là qu’il écrivit le Printemps d’un proscrit.

Ce poëme appartient au genre descriptif. L’auteur y peint les beautés de la nature. Et, quoique venu après tant d’autres, il plaît encore, parce que le charme des idées douces est inépuisable. Mais, ce qui fit surtout le succès de l’ouvrage de M. Michaud, à l’époque où il parut, c’est que le printemps qu’il y chante est le printemps d’un proscrit. C’est qu’on y chercha moins les beaux vers, qui pourtant y abondent, que les émotions d’une âme ferme, rendue plus sensible par le malheur. C’est, enfin, que le tableau des scènes paisibles de la nature ne nous touche jamais plus vivement que lorsque la société est plus tourmentée. Eh ! qui le sent mieux que les poëtes ? M. Michaud a écrit son Printemps dans l’exil, comme Virgile écrivait ses Églogues après les sanglantes proscriptions d’Octave.

Revenu à Paris après le 18 brumaire, M. Michaud reprit avec ardeur le cours de ses travaux littéraires. Il publia successivement l’Histoire des progrès et de la chute de l’empire du Mysore, récit plein d’intérêt, où le lecteur attentif remarque plus d’une page digne de l’historien des croisades ; l’Enlèvement de Proserpine, poëme imité de Claudien avec le goût de Virgile. Enfin, une circonstance heureuse lui fit rencontrer le sujet sur lequel il devait rassembler toutes ses forces.

Ce fut, comme on sait, en écrivant la préface du roman de Malek-Adel de Mme Cottin, que M. Michaud se sentit attiré vers les souvenirs des croisades.

Nul sujet ne convenait mieux à son caractère, à son besoin d’études fortes et graves, à ses opinions politiques et religieuses. C’est par toutes ces convenances qu’un auteur, lorsqu’il écrit un de ces ouvrages qui doivent avoir une place marquée dans un siècle, est toujours soutenu, toujours animé !

Voltaire avait changé la face de l’histoire. On ne se bornait plus à chercher, dans les fastes des nations, des événements matériels et des dates. L’histoire était devenue le tableau de l’esprit des peuples. Mais ce tableau n’était pas complet. Il fallait, d’une part, une étude plus approfondie des monuments et des chroniques de chaque époque. Il fallait, de l’autre, et c’est là surtout ce que Voltaire n’avait pas fait, en rendant à chaque époque son caractère, consentir à la juger d’après ses idées.

Voltaire ne voit la grande époque des croisades qu’à travers les préjugés d’une philosophie sceptique et moqueuse. Il n’y trouve qu’une occasion de quelques épigrammes sur le fanatisme et les moines. Les croisades ne sont, pour lui, qu’un misérable effet de l’ambition des papes.

Et cependant ce même Voltaire qui, philosophe, juge si légèrement ces temps héroïques, les peint ailleurs, comme poëte, avec les couleurs les plus vives et les plus vraies. Aucun poëte n’a su, comme lui, nous rendre nos vieux chevaliers avec leur foi, leur honneur, leur bravoure : son Châtillon, dans Zaïre, est le modèle du chevalier français des croisades.

Les trois historiens célèbres de l’Angleterre, Robertson, Hume, Gibbon, ont eu à parler aussi des croisades. Mais, dans ce tableau rapide de tant de faits qui lient les temps antiques aux temps modernes, le grand mouvement des croisades se trouve à peine indiqué par quelques-uns de ses traits les plus généraux et les plus saillants.

M. Michaud, seul, l’a reproduit tout entier. Le premier, il a montré ces guerres saintes sous un point de vue social, moral et politique. Le premier, il a jugé ces temps anciens suivant leurs idées, leurs mœurs, leurs besoins. Par là même il les a rendus intéressants. L’histoire a cessé d’être une censure des vieux âges ; et, par là encore, le patriotisme s’est agrandi, car le vrai patriotisme embrasse toutes les gloires et tous les âges.

M. Michaud, en appliquant ses études à l’histoire des croisades, est le premier qui ait fait aimer les âges héroïques et poétiques de notre patrie ; le premier qui ait ravivé, parmi nous, le goût des choses antiques, la vieille gloire, la chevalerie, le culte de tout ce qu’il y eut de beau, de tout ce qu’il y eut de grand dans l’esprit, dans les mœurs, dans la vie guerrière de nos ancêtres.

 Le moment où les croisades commencent est l’un des plus remarquables de notre histoire. La religion de Mahomet, qui avait menacé d’envahir l’Europe, était pour jamais rejetée dans l’Orient. Les victoires de Charles Martel en France, les victoires du Cid en Espagne, avaient arrêté les conquêtes de l’islamisme.

Ces brillantes journées, ces combats immortels étaient présents à tous les esprits. Il y avait dans toute l’Europe, et particulièrement en France, une passion de guerre et de gloire, due en partie à ces grands souvenirs, et qui ne pouvait plus être contenue.

Sur ces entrefaites, un homme arrive de Palestine. Il peint les malheurs des chrétiens, et l’humiliation des lieux saints, tombés sous le joug de ce mêmes hommes qui, naguère, nous humiliaient dans notre patrie. Il émeut le peuple. Et, quoi qu’en dise Gibbon, tout n’était pas peuple alors. Il y avait des cœurs aussi généreux, il y avait des âmes aussi grandes qu’il en fût jamais. Gibbon nous juge mieux quand il appelle notre patrie une nation de soldats, fière de son nom, et ambitieuse d’imiter son héros Charlemagne.

C’est dans M. Michaud qu’il faut voir toutes les nuances des passions diverses qui agirent alors : le fanatisme du peuple, excité par l’ermite Pierre ; l’ambition ouverte des papes ; l’ambition, plus cachée, des rois ; et le génie audacieux de ces chevaliers qui couraient le monde en cherchant les périls et la gloire : guerriers intrépides qui, en jurant de défendre la beauté, avaient juré aussi de défendre la religion, et qui, peut-être, n’oubliaient pas, non plus, que trois cents pèlerins normands, revenant de la Terre Sainte, avaient conquis et fondé le royaume de Naples et de Sicile.

Les deux époques que je rappelle ici sont, on peut le croire, les plus glorieuses du moyen âge. Les poëtes en ont jugé ainsi, les poëtes si bons juges en cette matière ! La première a inspiré le poëme de l’Arioste, la seconde a inspiré le poëme du Tasse. Et cette gloire de la poésie héroïque n’a pas été renfermée dans l’Italie. La France l’a partagée. Sous le nom de Lusignan, sous le nom de Châtillon, les héros des croisades ont été chantés par Voltaire ; et les exploits du Cid, vainqueur des Sarrasins, après tant d’autres honneurs, ont eu l’honneur d’être célébrés par Corneille.

Vous n’attendez pas, Messieurs, que je retrace ici, même d’après le récit toujours si clair de M. Michaud, cette longue suite d’événements pour la plupart si compliqués, et jusqu’à lui si confus, qu’embrasse l’histoire des guerres saintes.

Vous n’attendez pas non plus que j’essaye, après tant d’autres, et surtout après M. Michaud, de peindre ces hommes dont le nom a été consacré par la poésie comme par l’histoire : dans la première croisade, Godefroy, Bohémond, Tancrède, Raymond, Raymond qui avait combattu en Espagne à côté du Cid, Godefroy surtout, homme d’État, homme de guerre, alliant l’humanité à la bravoure, la passion de la vertu à celle de la gloire, type d’une grandeur nouvelle, et que ces temps héroïques devaient reproduire une fois encore dans ce Duguesclin, le plus grand homme d’État, le plus grand capitaine de son siècle, et qui, en mourant, recommandait à son armée les femmes, les enfants et le peuple ; dans la troisième croisade, Richard Cœur de Lion, devenu l’admiration des infidèles par son courage, Saladin, étonnant plus d’une fois les chrétiens par sa grandeur d’âme ; dans la dernière, Saint Louis, modèle de la foi chrétienne, lorsqu’il prend la croix, modèle d’une politique habile, lorsque, partant pour l’Égypte, il entraîne à sa suite toute la noblesse indocile de son royaume.

Je ne puis rappeler ici que les parties les plus neuves de l’ouvrage de M. Michaud.

Par ses belles, par ses grandes études sur les croisades, M. Michaud nous fait mieux connaître le caractère français dans le moyen âge ; il jette un jour nouveau sur le progrès de la nationalité dans notre patrie ; il nous montre, l’origine, et le développement, et toutes les plus successives de l’esprit religieux et politique de l’Europe.

A l’époque où les croisades éclatent, le caractère français était déjà formé : mélange singulier de fierté, de hardiesse, de passion pour la gloire, de galanterie chevaleresque.

C’est ce caractère brillant, belliqueux, intrépide, qui, fut le caractère français des croisades. Et s’il parut un homme dominé par l’enthousiasme religieux, il ne tarda pas à reprendre tout son empire. Si la première croisade avait été proclamée dans un concile, présidé par un pape, d’autres, le furent dans les tournois, ingénieuses fêtes de la galanterie, et de la bravoure.

Jamais, d’ailleurs, le génie aventureux de nos chevaliers n’avait eu à s’exercer sur un champ plus vaste. L’Orient, tout entier, semblait promis à leurs exploits : les questions d’Orient ont été et seront toujours des questions françaises ! La France a toujours régné sur l’Orient par la gloire. Quand on y disait alors le roi, c’était le roi de France ; quand on y dit aujourd’hui l’empereur, c’est 1’homme qui a porté si loin le renom des armes françaises : tradition d’influence et de gloire qui ne peut périr ! Le royaume de Jérusalem fut appelé la France de l’Orient. Un simple chevalier français s’assit sur le trône de Constantin.

Les femmes, les femmes même, partageaient cette ardeur guerrière, et la redoublaient. Dès la seconde croisade, un grand nombre de femmes, à l’exemple d’Éléonore de Guienne, reine de France, avaient pris la croix ; et l’on en vit plusieurs au siége de Ptolémais, dans la troisième croisade, qui, couvertes du casque et de la cuirasse, disputaient aux guerriers le prix du courage.

D’ailleurs, l’enthousiasme de celles qui ne partaient pas, n’éclatait que pour les héros revenus des croisades. Ces siècles barbares ne connaissaient de gloire que celle qui s’acquérait en Asie. Et tout l’esprit de cette époque, singulière sous tant de rapports, mais pittoresque, mais poétique, semble résumé dans ces mots du châtelain de Coucy, qui partait pour la Terre Sainte, afin d’obtenir, disait-il, trois choses d’un grand prix pour un chevalier : le paradis, la gloire et l’amour de sa mie.

Un intérêt d’un autre genre s’attache à l’ouvrage de M. Michaud, quand on y suit les progrès de la nationalité française.

L’esprit de la féodalité avait longtemps menacé la France d’une division complète.

L’esprit de nationalité, c’est-à-dire d’unité, fut favorisé par les croisades. Les grands vassaux dissipèrent en Orient des armées et des trésors qu’ils n’avaient employés jusque-là que pour troubler le royaume. Il n’y eut plus qu’une armée, et ce fut celle du roi de France ; qu’un trésor, et ce fut le sien. Saint Louis, selon l’expression de M. Michaud, avait, à sa dernière croisade, toute la noblesse de France à sa solde.

Les croisades avaient commencé par la religion ; elles se continuèrent par la politique. Et ce passage de l’esprit religieux à l’esprit politique de I’Europe est admirablement décrit par M. Michaud. On oublia la conquête de la Palestine pour d’autres conquêtes qui parurent plus importantes. On jurait encore de délivrer Jérusalem, niais on s’emparait de Constantinople.

Deux siècles après, les guerres contre les Turcs, maîtres à leur tour de Constantinople, n’ont plus qu’un mobile, le sentiment des dangers qui menacent la chrétienté. La politique se dégage de plus en plus de ce qu’elle avait de religieux. On finit par traiter avec ces mêmes Turcs. Et l’on ne devait pas s’arrêter là.

À mesure que les progrès des lumières et d’une civilisation naissante donnent aux peuples d’Europe des idées plus justes de leurs forces, de leurs besoins, de leurs intérêts, le grand édifice de la république chrétienne s’élève et se consolide. L’équilibre européen se fonde ; et, cet équilibre une fois établi, on en est venu, peu à peu, jusqu’à protéger le croissant lui-même lorsqu’il a paru trop faible, et à le redouter beaucoup moins que l’ambition de ceux qui voudraient profiter de sa décadence.

Pour écrire ce grand ouvrage sur les croisades, M. Michaud avait étudié toutes les chroniques, tous les documents (M. Michaud a réuni tous ces documents dans un ouvrage qu’il a publié sous le titre de Bibliothèque des croisades. Plus de trois cents chroniques y sont analysées. Les chroniques arabes y sont traduites par M. Reinaud, le savant auteur de l’histoire des Invasions des Sarrasins en France, ouvrage qui peut être regardé comme le complément nécessaire de l’Histoire des croisades de M. Michaud), tout ce qui a pu être conservé des témoignages contemporains. Et cependant, c’est lui qui parle, sa conscience d’historien n’était pas tranquille. Il lui manquait d’avoir vu, de ses yeux, les lieux témoins des événements célèbres qu’il avait racontés. Il lui manquait d’avoir retrouvé, par lui-même, les traces des héros dont il avait rajeuni les exploits.

Il partit donc, à 1’âge de soixante-deux ans, pour faire, à son tour, le voyage de la Terre Sainte. Il était accompagné d’un élève, d’un ami, d’un jeune homme plein d’âme et de dévouement, de M. Poujoulat.

Les deux voyageurs traversèrent la Grèce, la Troade, l’Asie Mineure, la Palestine. Arrivés à Jérusalem, ils se séparèrent. M. Poujoulat se chargea de parcourir la Syrie, et M. Michaud partit pour l’Égypte.

À leur retour en France, ils publièrent la relation de leur voyage, sous le titre de Correspondance d’Orient : ouvrage profond, ouvrage charmant ! Jamais M. Michaud n’avait écrit avec plus d’esprit, plus de grâce, plus de finesse. Jamais ces contrées célèbres de l’Orient, terres promises à la civilisation de l’Europe, n’avaient été ni mieux étudiées ni mieux comprises.

Tandis que le jeune compagnon de M. Michaud parcourt les environs de Jérusalem, visite les champs de bataille d’Ascalon et de Dorylée, et, par une de ces évocations brillantes dont le génie de l’histoire a su, de nos jours, trouver les ressorts magiques, fait revivre à nos yeux, et les combats, et les succès, et les revers, et toutes les fortunes diverses du siége d’Antioche, M. Michaud recherche, sur les bords du Nil, les traces de Saint Louis ; les guerriers de ces vieux temps lui rappellent nos guerriers d’Aboukir et des Pyramides ; il se plaît à fouler ce sol, où, pour emprunter à M. Michaud lui-même une belle parole, à quelque endroit que l’on frappe, on entend résonner un nom français.

C’est tout ce riche trésor de souvenirs, d’images, de couleurs locales, glorieuses dépouilles de l’Orient, que M. Michaud voulait faire passer dans une nouvelle et dernière édition de l’Histoire des Croisades. Le noble vieillard se livrait à ce travail avec une sorte d’exaltation. Il est mort tenant à la main les épreuves de cette édition déjà commencée. II est mort avec la douleur de n’avoir pu la terminer ; mais aussi avec la consolation qu’elle le serait par ce même M. Poujoulat qu’il avait associé à ses voyages, à ses études, à ses pensées, et qu’il associait, en mourant, au plus beau monument de sa vie littéraire.

Après trente ans de travaux sur les croisades, M. Michaud avait fini par s’assimiler aux pèlerins et aux guerriers de ces temps antiques. Il parlait de la Terre Sainte comme un croisé. Il savait les lieux, il les voyait et les touchait en quelque sorte. Il connaissait les chevaliers, il rapportait leurs conversations, et son récit avait un charme inexprimable. On eût dit un chevalier revenu du siège d’Antioche ou de la bataille de la Massoure.

Il mêlait le goût de la poésie à ses travaux d’histoire, et le Tasse était pour lui une chronique.

À la fin, il s’imagina avoir trouvé la forêt enchantée, que les voyageurs n’avaient jamais pu reconnaître. Mais, à son retour de la Palestine, il avouait qu’il s’était trompé sur ce point. C’était le seul peut-être où il n’eût pas été heureux dans ses conjectures.

Dans son enthousiasme, tout à la fois religieux, poétique et chevaleresque, M. Michaud, arrivé à Jérusalem, voulut visiter le Saint Sépulcre avec l’habit et l’épée de l’Institut ; et l’on peut juger avec quelle joie, avec quel orgueil, il y entendit prononcer le nom du chantre des Martyrs, illustre voyageur, dont le passage à Jérusalem est devenu, dit M. Michaud, comme un des souvenirs de la Terre Sainte.

M. Michaud, célèbre par ses travaux comme historien, célèbre par son courage, par l’indépendance, par la constance de ses opinions comme homme politique, ne l’était pas moins à un autre titre. Il était essentiellement homme d’esprit. On a retenu plusieurs de ses mots, expressions piquantes d’une raison aussi fine qu’élevée.

Il disait d’un homme qui, à travers un fracas étourdissant de paroles, laissait percer quelques éclairs de philosophie et de politique : « C’est un homme qui s’est échappé des mains de la nature, sans lui laisser le temps de l’achever. »

Il venait de présenter au monarque le dernier volume de son Histoire des Croisades : « Eh bien, que vous a dit le roi ? » lui demande un de ses amis. M. Michaud sourit et répond : Il m’a presque parlé.

On sait combien la santé de M. Michaud a toujours été délicate. « On fait, disait-il, des livres sur les droits de tout le monde ; moi, je veux en faire un sur les droits de l’homme malade. »

Un ministre faisait, auprès de M. Michaud, des tentatives pour que la Quotidienne lui fût favorable. Il offrait tout ce qu’un ministre peut offrir. M. Michaud répondit avec un air de condescendance : « Il n’y a qu’une chose pour laquelle je pourrais vous faire quelque sacrifice. – Quelle est-elle ? reprit vivement le ministre. – Ce serait si vous pouviez me donner de la santé. »

Tous les écrits de M. Michaud portent l’empreinte d’un goût pur et délicat. Il les travaillait beaucoup, et craignait toujours de ne pas les avoir assez travaillés. Sa Majesté le Public, disait-il souvent. Et il ajoutait qu’il respectait beaucoup cette Majesté.

Les amis de M. Michaud l’ont comparé, plus d’une fois, à la Fontaine. C’est que chez lui, comme dans la Fontaine, la malice de l’esprit n’excluait pas la bonhomie.

Sa noble indépendance sut résister même aux séductions des rois qu’il aimait. Il disait à cette occasion : « Je suis comme ces oiseaux qui sont assez apprivoisés pour se laisser approcher, pas assez pour se laisser prendre. »

Son esprit ne brillait jamais avec plus d’éclat que dans l’intimité. Aussi disait-il, et c’est peut-être l’un de ses mots les plus heureux : « Mon esprit est comme mon amitié ; je n’en ai pas pour tout le monde. »

Avec des principes inflexibles, il avait beaucoup de condescendance pour les idées d’autrui. De là un mélange de force et de bonté qui avait quelquefois l’apparence de la faiblesse. Un publiciste célèbre disait à ce sujet : « Michaud est faible, dit-on ; Michaud, avec sa faiblesse, est l’homme le plus fort de France. »

M. Michaud, homme d’un parti extrême, est mort emportant le respect de tous les partis. C’est qu’il avait donné à tous les partis un grand et bien rare exemple : celui d’un caractère assez fort pour être toujours modéré.

Dans ce monde, il est tenu grand compte, sans doute, des opinions, de l’esprit, et de tout le reste. On n’est honorable, on n’est véritablement honoré que par son caractère.

M. Michaud a dit de lui-même, et c’est le plus beau témoignage qu’un homme, dans sa position, ait jamais pu se rendre : « J’ai été longtemps persécuté, je déclare que je n’ai conservé de ressentiment contre personne, et j’ose croire que personne n’en conserve contre moi. »

Non, ce ne fut point une illusion de son cœur noble et bienveillant ! M. Michaud n’a eu que des amis ; et il en a eu partout : à la cour, où il n’allait pourtant presque jamais, quoiqu’il fût lecteur du roi ; dans les chambres législatives, où il fut député par son département en 1815 ; dans les deux Académies dont il était membre ; et particulièrement, Messieurs, dans l’Académie française, où je lui succède sans espoir de le remplacer.

Mais c’est surtout dans la jeunesse laborieuse qu’il a trouvé le plus d’amis ; et comment ne lui aurait-elle pas voué affection et reconnaissance ? N’est-ce pas à son exemple, et je puis dire même à son appel qu’elle s’est précipitée, avec ardeur, dans l’étude de nos vieilles chroniques, première et seule expression vraiment fidèle des mœurs, des lois, des institutions de nos anciens âges ? Et n’est-ce pas de l’Histoire des Croisades que datent, et cette réaction profonde qui a rendu à l’histoire toute sa vérité, et ces grands travaux historiques qui font la gloire du siècle ?

Messieurs, je viens de parler des opinions de M. Michaud avec une entière franchise. La fierté naturelle des lettres m’y autorisait.

À quelle époque, d’ailleurs, la noble indépendance des convictions fut-elle mieux comprise ? Quand fut-elle proclamée plus haut, et par des actes plus mémorables ? N’est-ce pas de nos jours que toutes les prérogatives de l’Institut ont été respectées, et le scandale des exclusions politiques à jamais flétri ? N’avons-nous pas vu, dans un autre genre, le palais de nos rois se transformer en un temple de toutes les gloires de la patrie ? Ne voyons-nous pas, en ce moment même, les cendres d’un héros rappelées de l’exil, événement déjà consacré par la muse patriotique de l’un de vous, et qui émeut la nation entière ?

Oh ! Messieurs, qu’il me soit permis de rappeler ces faits devant vous. Ils sont, pour notre patrie, le gage d’un avenir nouveau. Ils nous assurent qu’il est des choses devant lesquelles, enfin, toutes les préventions se brisent, toutes les révolutions s’arrêtent : je veux dire, l’asile de la conscience, les grands services rendus au pays, et la gloire.