Réponse au discours de réception de Henri Lacordaire

Le 24 janvier 1861

François GUIZOT

RÉPONSE DE M. GUIZOT
Directeur de l'Académie française

AU DISCOURS DE M. LACORDAIRE

dans la séance du 24 janvier 1861

 

 

Que serait-il arrivé, Monsieur, si nous nous étions rencontrés, vous et moi, il y a six cents ans, et si nous avions été, l’un et l’autre, appelés à influer sur nos mutuelles destinées ? Je n’ai nul goût à réveiller des souvenirs de discorde et de violence ; mais je ne répondrais pas au sentiment du généreux public qui nous écoute, et du grand public extérieur qui s’est vivement préoccupé de votre élection, si je n’étais pas, comme lui, ému et fier du beau contraste entre ce qui se passe aujourd’hui dans cette enceinte et ce qui se fût passé jadis en de semblables circonstances. Il y a six cents ans, Monsieur, si mes pareils de ce temps vous avaient rencontré, ils vous auraient assailli avec colère comme un odieux persécuteur ; et les vôtres, ardents à enflammer les vainqueurs contre les hérétiques, se seraient écriés : « Frappez, frappez toujours ; Dieu saura bien reconnaître les siens. » Vous avez eu à cœur, Monsieur, et je n’ai garde de vous le contester, vous avez eu à cœur de laver de telles barbaries la mémoire de l’illustre fondateur de l’ordre religieux auquel vous appartenez ; ce n’est pas à lui, en effet, c’est à son siècle, et à tous les partis pendant bien des siècles, qu’il faut les reprocher. Je n’ai pas coutume, j’ose le dire, de parler de mon temps et à mes contemporains avec une admiration complaisante ; plus je désire ardemment leur bonheur et leur gloire, plus je me sens porté à leur signaler à eux-mêmes ce qui leur manque encore pour suffire à leurs grandes destinées. Mais je ne puis me refuser à la joie et, le dirai-je ? à l’orgueil du spectacle que l’Académie offre en ce moment à tous les yeux. Nous sommes ici, vous et moi, Monsieur, les témoignages vivants et les heureux témoins du sublime progrès qui s’est accompli parmi nous dans l’intelligence et le respect de la justice, de la conscience, du droit, des lois divines, si longtemps méconnues, qui règlent les devoirs mutuels des hommes quand il s’agit de Dieu et de la foi en Dieu. Personne aujourd’hui ne frappe plus et n’est plus frappé au nom de Dieu ; personne ne prétend plus à usurper les droits et à devancer les arrêts du souverain juge. C’est maintenant l’Académie seule qui est appelée à reconnaître les siens.

Elle sait les reconnaître, dans quelques rangs et sous quelque habit qu’elle les rencontre. Elle vous a reconnu, Monsieur, à des titres éclatants, que le sentiment public lui signalait et que vous venez de confirmer. Elle a donné ses suffrages au prédicateur éloquent, au brillant écrivain, au moraliste à la fois sévère et tendre, sympathique et pur. Elle s’est félicitée de trouver réunis en vous tant de mérites divers et rares, et de les appeler, avec vous, dans son sein.

Il y a trente-six ans, Monsieur, vous étiez l’un des jeunes lutteurs et l’une des espérances du barreau de Paris. Vous portiez dans cette carrière ardue des goûts, des instincts, des entraînements d’imagination et d’âme qu’elle ne satisfaisait pas : « Je travaille, écriviez-vous à l’un de vos amis, je prends patience, j’ai de l’avenir devant moi ; ils me prédisent tous un bel avenir ; et cependant je suis quelquefois fatigué de la vie ; la société a peu de charmes pour moi ; les spectacles m’ennuient. Je n’ai que des jouissances d’amour-propre ; je vis de cela, et encore je commence à m’en dégoûter. » Un homme éminent, votre guide alors, aujourd’hui votre confrère et le mien, qui était déjà, il y a trente-six ans, et qui reste encore aujourd’hui la gloire de ce barreau où vous débutiez, M. Berryer vous dit un jour : « Je crains votre imagination riche et vagabonde, l’ardente témérité de vos pensées, l’exubérance de votre langage ; vous compromettrez dans l’indépendance et les luttes passionnées du barreau vos grands avantages naturels ; vous avez besoin de subir un joug, de soumettre votre esprit et votre talent à une forte et sévère autorité. Faites-vous prêtre ; vous deviendrez un éminent orateur de la chaire. » Quelques années plus tard, M. Berryer entendait dire que dans la chapelle du collége Stanislas, un jeune catéchiste faisait des conférences remarquables ; il allait l’entendre. C’était vous, Monsieur ; la foi s’était saisie de votre âme ; vous aviez suivi le prophétique conseil de votre maître ; et, quelque favorables que fussent sur vous ses pressentiments, vous avez tenu, à coup sûr, plus qu’il ne s’était promis.

Encore quelques années, et M. Berryer allait de nouveau vous entendre, non plus dans la modeste chapelle du collége Stanislas et assis à côté de jeunes écoliers, mais dans la cathédrale de Paris, sous les voûtes de Notre-Dame, au milieu d’un public immense, d’une foule d’élite, de tout âge, de tout sexe, de toute condition, de toute opinion, tous accourus pour vous voir et vous écouter, pour s’élever à Dieu ou s’incliner devant lui en goûtant le charme d’une voix très-humaine. M. Berryer vous avait promis, Monsieur, que vous deviendriez un éminent orateur de la chaire ; vous étiez cela, et tout autre chose encore ; vous étiez un missionnaire très-nouveau de la foi et de l’Église chrétienne. Vous aviez vécu d’abord loin de leurs foyers, livré au souffle de votre temps et de votre propre cœur. Vous aviez été ramené sous leur loi par vos plus nobles penchants. Vous tentiez d’y ramener aussi vos contemporains en épanchant librement devant eux toutes les idées, toutes les émotions, toutes les richesses de votre âme, et en touchant toutes les cordes de la leur. Prédicateur aussi varié et presque aussi agité que votre public ; orateur encore plein du monde dont vous veniez de sortir pour aller à Dieu, encore ému vous-même de cette multitude d’impressions troublées et flottantes auxquelles vous vouliez arracher vos auditeurs pour les reporter dans les régions sereines d’une foi ferme et d’une pieuse soumission. Parmi ceux qui vous écoutaient, quelques-uns se sont quelquefois étonnés, peut-être même inquiétés des élans imprévus de votre âme, des rapprochements et des contrastes étranges où votre pensée semblait quelquefois se complaire, des formes hardies et familières de votre langage. Ceux-là même, malgré les sollicitudes que vous leur faisiez quelquefois éprouver, se sentaient charmés par votre éloquence, et attirés, élevés, à travers ces nuages et ces orages, vers la lumière divine et le ciel pur. C’est d’ailleurs, dans toutes les carrières, la condition des hommes destinés à agir puissamment sur leurs semblables de les étonner et de les troubler tout en s’en faisant suivre, de leur être des sujets de doute et d’inquiétude en même temps que d’admiration et d’entraînement. Il faut, pour remuer et dominer les hommes, leur être à la fois sympathique et inattendu, se montrer à la fois l’un d’entre eux et tout autre qu’ils ne sont eux-mêmes, et toucher fortement, quoique d’une main fraternelle, les plaies qu’on veut guérir. C’était là, Monsieur, le caractère original de vos conférences et le secret de leur puissance comme de leur attrait.

Vous ne tardâtes pas à prouver que votre talent était aussi souple que riche : vous étiez entré, avec les vivants, en intime conversation sur eux-mêmes ; vous fûtes appelé à leur parler de morts illustres, ecclésiastiques, laïques, soldats, politiques, orateurs, écrivains. Quel modèle devant vous, Monsieur, et de quel trouble son nom devait vous saisir ! Jamais les grands de ce monde, grands par le rang ou par la nature, n’ont trouvé, en descendant dans la tombe, une voix pareille à celle de Bossuet pour les glorifier devant les hommes en les humiliant devant Dieu. Ce sublime génie eût immortalisé les morts les plus obscurs s’il se fût chargé de les proclamer. Personne, j’en suis sûr, ne l’admire plus que vous, Monsieur, car, dans la même mission, vous vous êtes montré son habile élève. Et quels morts vous sont échus en partage ! Le général Drouot, le plus vertueux, le plus pieux, le plus désintéressé, le plus fidèle, le plus modeste comme le plus brave des soldats ; – Ozanam, ce modèle de l’homme de lettres chrétien, digne et humble, ardent ami de la science et ferme champion de la foi, goûtant avec tendresse les joies pures de la vie et soumis avec douceur à la longue attente de la mort, enlevé aux plus saintes affections et aux plus nobles travaux, trop tôt selon le monde, mais déjà mûr pour le ciel et la gloire ; – O’Connell, ce patriote infatigable, cet orateur indomptable dans son dévouement au service de son malheureux pays qui l’a dignement récompensé en le nommant le Libérateur ! La Providence semble avoir choisi pour vous des morts dignes de votre éloquence, et votre éloquence s’est montrée digne de ces choix; elle a été, devant les tombeaux, aussi sobre, aussi bien réglée, aussi chaste qu’elle avait été abondante et ardente dans vos luttes avec le monde, contre les passions de la terre et l’oubli de Dieu.

Je me permettrai, Monsieur, à l’occasion de l’un de ces nobles noms, un souvenir personnel qui convient à la solennité de ce jour, car il retrace un fait et réveille des sentiments analogues à ceux dont nous sommes préoccupés. Il y a vingt ans, j’avais l’honneur de représenter à Londres la France et son roi. Je n’avais jamais vu M. O’Connell. On m’offrit l’occasion de le rencontrer. Nous dînâmes ensemble avec quelques membres du parlement et du cabinet anglais. Il vint à moi en me disant : « Ceci est, Monsieur, une rencontre singulière et qui fait honneur à notre temps, vous protestant, ambassadeur du roi de France, moi, catholique, membre de la chambre des communes d’Angleterre. » Si vous l’aviez vu, Monsieur, comme je le vis ce jour-là, entouré des chefs d’un gouvernement libre qui recherchaient, non sans quelque embarras son alliance qu’il leur accordait avec fierté et pourtant un peu embarrassé lui-même de sa faveur si nouvelle, si vous l’aviez vu, dis-je, dans cette situation, peut-être auriez-vous ajouté, au tableau que vous avez fait de lui et de son œuvre, quelques traits de plus.

C’est là, Monsieur, le cortége, ce sont là les solliciteurs qui vous ont présenté à l’Académie : elle vous a entouré de ces morts illustres que vous avez loués dignement, de cette jeune génération que vous avez attirée autour de la chaire chrétienne à laquelle vous n’avez pas cessé d’adresser, en lui écrivant comme en lui parlant, les plus salutaires conseils, et que maintenant vous formez vous-même à la pratique des vertus dont vous lui avez inculqué les préceptes. C’est à un tel emploi de votre vie, à de telles preuves de votre talent, à de tels effets de votre influence que l’Académie s’est empressée de rendre justice en vous appelant dans son sein.

Ce ne sont pourtant pas là, Monsieur, vos seuls titres, et l’Académie en demande encore d’autres qu’elle reconnaît aussi en vous, et auxquels elle n’attache pas moins de prix. Malgré la variété de ses éléments et les vicissitudes de sa composition, notre Compagnie a offert et conservé, depuis son origine jusqu’à ce jour, un grand caractère d’unité, de dignité et d’harmonie intérieure. Tout en réunissant des hommes très-divers par leur situation dans le monde, leur emploi de la vie, même par leurs convictions religieuses, morales, politiques, elle s’est toujours montrée animée d’une vive sympathie pour l’activité et la gloire intellectuelles de la France, pour ses libertés et son progrès régulier vers l’avenir. Elle a toujours gardé, envers tous les gouvernements de notre patrie et envers le public lui-même, une indépendance aussi ferme que mesurée, ne se laissant dominer ni par les désirs du pouvoir, ni par les passions excessives et mobiles de l’opinion mondaine ou populaire. Quelque différents qu’ils passent être et de quelque point de l’horizon qu’ils fussent venus, ses membres ont toujours vécu entre eux dans des rapports pleins d’équité, de tolérance et de convenance, acceptant sans effort leur liberté mutuelle et entretenant un commerce également sûr et doux. L’Académie n’a rien plus à cœur que de rester ce quelle a toujours été, libérale, indépendante, étrangère à toute discorde civile. Elle se préoccupe, dans ses choix, du maintien de ses traditions. C’est son honneur au dehors, la sécurité et l’agrément de la vie dans son sein.

Sous tous ces rapports, Monsieur, l’Académie trouve en vous ce qu’elle désire et cherche avec sollicitude quand elle a des pertes cruelles, comme celle de M. de Tocqueville, à déplorer. Vous êtes vraiment de notre temps, l’un des fils de cette société française qui, depuis trois quarts de siècle, et malgré tant de fautes et de mécomptes, aspire à la liberté sous la loi. Vous la comprenez, vous l’honorez, vous l’aimez ; et si les épreuves que vous avez subies avec elle vous ont ravi bien des illusions, vous conservez cependant vos plus chères espérances. Vous avez appris à connaître votre siècle et votre patrie, sans vous détourner de leur cause ni vous décourager de leur avenir. Ainsi seulement on peut les servir. Juger et aimer, la sympathie sans la complaisance, c’est la double condition du patriotisme noble et utile. Pourquoi n’en appellerais-je pas ici, Monsieur, à l’autorité qui surpasse toutes les autorités et devant laquelle vous vous inclinez comme moi ? C’est le sublime caractère de l’Évangile de juger sévèrement et d’aimer tendrement l’humanité, de connaître tout son mal en se dévouant à la guérir. Vous avez compris et suivi, Monsieur, les préceptes de votre divin maître ; vous n’avez pas cessé de croire à la France et de travailler comme d’espérer pour elle en devenant un sévère chrétien.

Vous avez fait en même temps, envers elle, acte de forte et fière indépendance. Quand vous avez pris l’habit que vous portez, vous n’ignoriez certainement pas quels préjugés, quelles méfiances, quelles passions vous rencontreriez sur votre chemin. Vous n’avez point frémi ni fléchi devant ces perspectives de la défaveur populaire ; vous avez obéi à votre foi et compté sur votre avenir. Bien des gens ont cru alors voir en vous une de ces âmes à la fois ardentes et faibles, dominées par leur imagination, incapables d’une conduite mesurée et prévoyante, et qui s’abandonnent à tous leurs entraînements. Vous avez été appelé à justifier ou à démentir ces conjectures ; deux fois, la première dans l’Église, la seconde dans l’État, vous avez eu à résoudre la question de savoir si vous étiez, capable de résister après vous être livré et de vous arrêter sur votre propre pente. En 1831, quand vous étiez l’un des rédacteurs de l’Avenir ; en 1848, quand, après la Révolution de Février, vous parûtes dans les rangs de l’Assemblée constituante, vous avez été mis à cette redoutable épreuve. Dans l’un et l’autre cas, les idées et les espérances démocratiques vous avaient charmé et entraîné ; dans l’un et l’autre, vous avez reconnu le péril et vous vous êtes arrêté devant la limite ; à Rome, malgré les exemples et les séductions d’une illustre amitié, vous avez pressenti la voix du chef de l’Église, et vous vous êtes soumis ; à Paris, vous vous êtes senti déplacé au milieu des emportements populaires, et vous vous êtes retiré. À deux reprises et dans deux circonstances également graves, vous avez prouvé que l’intelligence des points d’arrêt nécessaires ne vous manquait pas plus que l’ardeur des premières impulsions ; vous avez fait les deux actes d’indépendance les plus difficiles ; vous avez résisté à vos plus chers amis et à vos plus intimes penchants.

Vous venez, Monsieur, de nous donner, à l’instant même, un bel exemple de ce mélange de sympathie et d’indépendance, de tendresse et de sévérité chrétienne qui fait la puissance et le charme de vos paroles. Vous avez rendu à la démocratie moderne, telle qu’elle s’est constituée et que jusqu’ici elle s’est gouvernée aux États-Unis d’Amérique, un éclatant hommage ; et en même temps vous avez hautement exprimé, sur l’esprit démocratique tel qu’il se manifeste trop souvent dans notre Europe, vos judicieuses appréhensions. Vous portez à l’Eglise catholique et au saint pontife qui préside à ses destinées un dévouement filial ; vous avez exhalé votre éloquente indignation contre l’ingratitude qu’a rencontrée ce pape généreux et doux qui s’est empressé d’ouvrir à ses sujets la carrière des grandes espérances, et qui les y eût heureusement conduits si la bonté des intentions suffisait à gouverner les hommes. Est-ce là, Monsieur, tout ce qu’en présence de ce qui se passe, vous pensez et sentez sur la situation de l’Église, et regardez-vous l’ingratitude populaire comme la plus dure épreuve que son auguste chef ait maintenant à subir ? Non, certainement non ; mais, après avoir touché à cette plaie vive, vous vous êtes arrêté ; vous avez craint d’envenimer en enfonçant. Vous avez eu raison, Monsieur ; ce n’est pas ici un lieu où, sur un tel sujet, il soit possible ni convenable de tout dire. Je me permettrai seulement de rappeler un fait qui est présent, je pense, à la mémoire de bien des personnes dans cette enceinte. Le spectacle auquel nous assistons en ce moment n’est pas nouveau ; nous avons vu, il y a déjà plus d’un demi-siècle, l’Italie en proie à des troubles, à des envahissements, à des bouleversements pareils à ceux qui y éclatent aujourd’hui : mais alors du moins ils apparaissaient avec leur vrai caractère et sous leur vraie figure ; un homme qui a joui d’un grand renom populaire, et que les libéraux appelaient leur publiciste, en parlant de ces actes et de tant d’autres semblables, les qualifiait d’esprit d’usurpation et de conquête, et il écrivait, sous ce titre, un livre pour les flétrir. Les mêmes faits ne méritent-ils plus le même nom ? Ont-ils changé de nature parce que ce n’est plus la France qui les accomplit ouvertement, pour son propre compte, et qui s’en attribue les fruits ? Ou bien serait-ce que ces violences seraient devenues légitimes parce qu’aujourd’hui c’est au nom de la démocratie et en vertu de ce qu’on appelle sa volonté qu’on les exerce ? La démocratie a, de nos jours, une passion pleine d’iniquité et de péril ; elle se croit la société elle-même, la société tout entière ; elle y veut dominer seule et elle ne respecte, je pourrais dire elle ne reconnaît nuls autres droits que les siens. Grande et fatale méprise sur les lois naturelles et nécessaires des sociétés humaines ! Quelle que soit leur forme de gouvernement, et au sein même des plus libres, des droits divers s’y développent et y coexistent, les uns pour maintenir l’ordre et le pouvoir social, les autres pour garantir les libertés publiques et les intérêts individuels, les uns déposés aux mains des princes ou des magistrats, les autres placés sous la garde des citoyens. Le respect mutuel et le maintien simultané de ces droits divers font la sûreté, la durée, l’honneur, la vie même de la société. Quand ce respect et cette harmonie manquent, quand l’un des grands droits sociaux se saisit seul de l’empire, et méconnaît, viole ou même abolit les droits collatéraux, quand la démocratie, par exemple, se croit maîtresse de changer à son gré les formes de gouvernement, les dynasties, les relations et les limites des États, ce n’est pas la liberté, ce n’est pas le progrès, c’est l’anarchie ou la tyrannie, et peut-être aussi l’ambition étrangère qui profitent de tels désordres. Et le mal n’est jamais si grave que lorsqu’il s’attaque à la fois aux fondements de I’Église et à ceux de l’État, lorsqu’il porte le trouble dans les consciences en même temps que la fermentation dans les passions et les intérêts. Je m’arrête comme vous, Monsieur, précisément parce que ma situation et ma croyance me laissent plus désintéressé que vous dans ce grand débat, j’ai à cœur d’y laisser clairement paraître ma pensée ; mais je connais et je respecte les limites dans lesquelles mes paroles doivent se contenir.

Du reste, Monsieur, tout ce que j’ai en ce moment l’honneur de vous dire, votre illustre prédécesseur, s’il vivait encore au milieu de nous et s’il siégeait ici à ma place, M. de Tocqueville, j’en ai la ferme conviction, vous le dirait comme moi. La démocratie moderne a trouvé en lui un observateur aussi libre qu’équitable, profondément touché de ses mérites et de ses droits, mais éclairé sur ses défauts et ses périls, trés-convaincu de sa force, mais trop fier pour abaisser sa pensée devant la force, quelle qu’elle soit. Il était l’un de ces justes et nobles cœurs qui se félicitent quand, selon la belle expression de M. Royer-Collard, « la Providence appelle aux bienfaits de la civilisation un plus grand nombre de ses créatures » ; mais il savait vers quelles passions subalternes et tyranniques penche le grand nombre quand il domine sans être contenu par un puissant contrôle, et dans quels abaissements ou quelles injustices il peut jeter alors la société. M. de Tocqueville considérait donc la démocratie en général avec sympathie et inquiétude, acceptant son empire, mais réservant avec soin sa propre indépendance, et un peu étranger à l’armée dont il saluait le drapeau vainqueur. Quand il vit de près et qu’il étudia avec une sagacité admirable les États-Unis d’Amérique, il reconnut bientôt quelles circonstances singulières et propices avaient permis là à une grande société démocratique de se développer en échappant à plusieurs de ses mauvaises pentes naturelles : les vastes espaces ouverts devant elle, point de puissantes sociétés voisines et rivales, les traditions anglaises, les fortes croyances chrétiennes, tant de causes, matérielles et morales, qui ont entouré le berceau de ce grand peuple, et n’ont pas voulu que sa fortune dépendît uniquement de sa sagesse et de sa vertu. Tout en étant frappé des ressemblances qu’il remarquait entre les tendances du développement social en Europe et en Amérique, M. de Tocqueville s’empressa de dire qu’il ne concluait point de la destinée américaine à celle d’autres peuples placés dans des conditions très-différentes ; et, en décrivant la démocratie en Amérique, il prit grand soin de mettre également en lumière les heureuses chances qu’elle avait rencontrées dans une situation jusque-là sans exemple, et les dangers qu’elle portait encore en elle-même, au milieu des prodigieux succès qu’elle avait déjà obtenus. C’est le caractère original et excellent de son ouvrage de n’être ni un plaidoyer en faveur de la démocratie, ni un réquisitoire contre elle, ni une tentative d’importation indiscrète ; c’est le tableau tracé par un observateur généreux et ami, mais clairvoyant, d’une société nouvelle, plus grande déjà qu’éprouvée ; et vous avez eu raison, Monsieur, de rappeler les propres paroles de M. de Tocqueville, qui a écrit, dit-il, son livre « sous l’impression d’une sorte de terreur religieuse, » en présence de cet élan irrésistible vers un avenir encore obscur.

Aussi, Monsieur, le succès de cet ouvrage a-t-il été, non-seulement aussi grand que vous l’avez dit, mais plus singulier et plus rare que vous ne l’avez dit : il a également frappé et charmé les amis chauds de la démocratie et les esprits qui s’inquiètent de sa domination exclusive. Les uns ont été touchés et fiers de la conviction si profonde avec laquelle M. de Tocqueville reconnaît la puissance actuelle de la démocratie, les grandes choses qu’elle a déjà accomplies en Amérique et les grandes destinées qu’elle poursuit partout ; les autres lui ont su un gré infini d’avoir si bien démêlé et si franchement signalé les vices et les périls d’un régime qu’il acceptait si hautement. Les démocrates ont vu en lui un ami vrai et les politiques plus exigeants un juge éclairé de la démocratie. Ainsi, les partis et les hommes les plus divers, les républicains de toute nuance en Amérique, les torys, les whigs et les radicaux en Angleterre, M. Royer-Collard et M. Molé à Paris, l’ont admiré et loué à l’envi, les uns pour sa libérale sympathie, les autres pour ses clairvoyantes alarmes. Fortune aussi méritée qu’heureuse, car elle a été le fruit de l’admirable et grave sincérité qui règne dans tout l’ouvrage de M. de Tocqueville, soit qu’il rende hommage au grand fait social qu’il contemple, soit qu’il garde une réserve scrupuleuse dans ses conclusions.

Vous aussi, Monsieur, vous avez eu, dans cette circonstance de votre vie, une fortune rare et méritée. Vous vous félicitez, et vos premières paroles en ont remercié l’Académie, d’avoir dans ses rangs M. de Tocqueville pour prédécesseur. Vous avez raison de vous en féliciter, car nul rapprochement ne pouvait faire ressortir avec plus d’éclat et d’honneur vos mérites mutuels. Jamais peut-être de tels contrastes n’ont abouti à tant d’harmonie. Vous, Monsieur, par votre origine, votre éducation, vos premiers pas dans la vie, vous appartenez à la France nouvelle ; vous avez, dans votre jeunesse, partagé ses impressions, ses goûts, ses troubles, ses passions, ses idées. M. de Tocqueville, au contraire, était un fils de l’ancienne France ; il avait été élevé dans ses souvenirs, ses affections, ses traditions, ses mœurs. Arrivés l’un et l’autre à l’âge d’homme, votre berceau ne vous a satisfaits ni l’un ni l’autre ; vous avez tous deux ressenti d’autres désirs, d’autres besoins intellectuels et moraux ; vous aspiriez tous deux à d’autres horizons. Que faites-vous alors l’un et l’autre ? Vous, Monsieur, vous le jeune Français du XIXe siècle, vous vous rejetez de six cents ans en arrière ; c’est au moyen âge, à cette époque plus loin de nous encore par les mœurs que par les siècles, que vous demandez les grandes satisfactions de votre âme et que vous donnez votre vie ; rien ne vous arrête, rien ne vous rebute ; il faut que vous deveniez moine pour que votre nature fécondée se déploie dans toute sa richesse, et c’est en empruntant au XIIIe siècle votre nom et votre l’habit que vous devenez, dans le XIXe et sur vos contemporains, un orateur puissant et populaire. Que fait cependant M. de Tocqueville, ce fils de l’ancien régime, aristocrate par l’origine, par les exemples de sa famille et les habitudes de sa jeunesse ? Comme vous, Monsieur, il sort de l’atmosphère où il est né : mais ce n’est pas, comme vous, vers le passé que se portent ses regards ; il ne cherche point là ses modèles et ses armes ; il s’éloigne de la vieille Europe ; il va trouver au-delà des mers d’autres institutions, d’autres mœurs, une société toute nouvelle, sans roi, sans aristocratie, sans Église de l’État ; et le gentilhomme français devient le témoin fidèle, l’habile interprète de la démocratie américaine ; et c’est en la décrivant, en l’expliquant, qu’il acquiert dans sa patrie un beau renom, une grande influence, et qu’il s’ouvre cette carrière politique à laquelle il aspirait. Jamais, à coup sûr, deux hommes plus divers à leur point de départ n’ont pris, en entrant dans l’âge viril, des routes aussi plus diverses. Qu’en est-il résulté pour l’un et pour l’autre ? Cette double et longue diversité vous a-t-elle de plus en plus séparés, et en arrivant près du terme vous êtes-vous trouvés plus étrangers l’un à l’autre que vous ne l’étiez en partant ? Nullement ; vous vous êtes, au contraire, sans le chercher, sans le savoir, rapprochés et unis. Vous, Monsieur, vous vous êtes voué à la résurrection de la foi religieuse, et M. de Tocqueville à la fondation de la liberté politique : mais dans ces deux œuvres le même flambeau vous éclaire, le même feu vous anime ; vous aimez, vous servez la même cause ; à travers les différences qui restent encore entre vous, on ne saurait promener de l’un et l’autre ses regards sans être frappé de votre harmonie ; et, si vous vous sentez heureux d’avoir pour prédécesseur M. de Tocqueville, j’incline à croire qu’il vous ait volontiers choisi pour son successeur.

Félicitez-vous donc, Monsieur : dans votre diversité et dans votre accord, vous avez eu, M. de Tocqueville et vous, l’honneur d’être les représentants des plus nobles instincts et des plus pressantes comme des plus pures aspirations de nos temps. La société française n’a aujourd’hui nul penchant ni à redevenir ce qu’elle était au moyen âge, ni à devenir ce qu’est, dans le nouveau monde, la république américaine ; ni ce passé ni cet avenir ne lui conviennent, et elle a prouvé qu’elle renierait quiconque voudrait lui imposer l’un ou l’autre. Mais elle désire, elle invoque, tantôt avec éclat, tantôt au fond du cœur et malgré les apparences contraires, la foi religieuse et la liberté politique ; elle sent par instinct, elle sait par expérience que ces deux puissances sublimes sont nécessaires l’une à l’autre, et que leur sûreté comme leur dignité leur commandent également de s’unir. Que la foi soit libre, que la liberté soit pieuse ; c’est là, à travers toutes les révolutions et tous les régimes, les vœux supérieurs de la France, comme, entre M. de Tocqueville et vous, et au-dessus de vos différences, le but commun de vos âmes et de vos efforts.

Je ne saurais, Monsieur, en disant ce que je vous dis là, me défendre d’un retour sur moi-même auquel il me sera permis, j’espère, de m’arrêter un moment. Ce que souhaitait, ce que cherchait pour notre patrie M. de Tocqueville, je le souhaitais, je le cherchais comme lui ; nous portions, je n’hésite pas à le dire, aux libertés publiques et aux institutions qui les fondent, le même amour, inspiré par des idées et des sentiments à tout prendre très-semblables, et contenu, ou bien près, dans les mêmes limites. Comment donc s’est-il fait que, dans la vie publique nous ayons presque toujours vécu dans des camps opposés, et que, malgré une estime mutuelle, nous ayons employé à nous combattre notre temps et nos forces, tandis que nous semblions si naturellement appelés à nous seconder et à nous soutenir mutuellement ? Je me suis plus d’une fois posé cette question au milieu même de l’arène politique ; elle me touche encore plus aujourd’hui, dans la retraite où je vis et au souvenir de M. de Tocqueville entré dans le repos éternel.

Je suis tenté de croire que la diversité de nos études et de nos travaux, en dehors de la vie publique, n’a pas été étrangère à celle de nos alliances et de nos routes politiques. J’ai longtemps étudié le développement des anciennes sociétés européennes et les éléments divers qui ont été comme les acteurs de leur histoire : la royauté, la noblesse, le clergé, la bourgeoisie, le peuple, l’État, l’Église, les communions dissidentes ; je les ai suivis et observés dans leurs mélanges, leurs luttes, leurs succès et leurs revers ; j’ai pris, dans ce spectacle, l’habitude de regarder ces éléments divers comme essentiels à nos grandes sociétés européennes, de les comparer, de peser leurs droits et leurs forces mutuelles, de leur faire à chacun, dans l’ordre social, sa place et sa part. M. de Tocqueville, jeune encore, s’est adonné tout entier à l’observation de la République américaine ; la démocratie a été le grand, presque le seul personnage de la société et de l’histoire dont il a fait l’objet particulier de son étude. Il a été ainsi naturellement conduit à donner l’élément démocratique une place presque exclusive dans sa pensée politique, comme moi à tenir toujours grand compte des éléments divers qui ont joué un grand rôle dans la société française, et à unir encore leurs drapeaux.

Quand sa vie politique a été brisée, quand, au lieu de la société américaine, c’est sur la société française, telle qu’elle est sortie de la Révolution française, que se sont portées ses méditations, M. de Tocqueville a senti le besoin de sonder les origines de l’être social qu’il voulait parfaitement comprendre ; il est entré alors dans l’étude, sinon de l’ancienne France, du moins de la France du XVIIIe siècle, et il a retrouvé là les éléments divers de la France actuelle, vieux et chancelants, mais encore debout et préparant eux-mêmes, de leur gré ou à leur insu, la société nouvelle qui devait prendre leur place. De là est né ce volume, l’Ancien Régime et la Révolution, la dernière et, à mon avis, la plus belle œuvre, bien qu’inachevée, de ce grand et intègre esprit qui n’a déployé nulle part, à un si haut degré, les qualités de sa nature éclairée par l’expérience de sa vie. Les fragments, malheureusement trop courts, du second volume que vient de publier la piété de ses amis, sont dignes des premières constructions de l’édifice. Si ce travail eut été placé à l’entrée et non au terme de la carrière politique de M. de Tocqueville, elle en eût peut-être ressenti l’influence ; peut-être nous serions-nous, lui et moi, mieux compris et plus rapprochés que ne l’a voulu notre mutuelle destinée.

Ce qui domine, en effet, dans ce livre, ce qui l’a inspiré et le vivifie, c’est un sentiment profond des difficultés qu’a rencontrées, que rencontre parmi nous l’établissement de la liberté politique, et un vertueux désir de les bien définir et mettre en lumière pour nous apprendre à les vaincre. Pendant dix ans après son entrée dans la vie publique, M. de Tocqueville en goûta, dans une situation facile et douce, les nobles plaisirs ; il faisait, à la politique des pouvoirs de ce temps, une opposition loyale et modérée ; il se livrait, en pleine liberté, aux généreuses ambitions de sa pensée, affranchi de toute lutte contre les obstacles et de toute responsabilité des événements. Bien contre son vœu, la Révolution de 1848 changea tout à coup sa position et son rôle ; il n’avait ni désiré ni provoqué la République ; il la redouta, il en douta en la voyant apparaître : mais, avec un dévouement patriotique et triste, il fut l’un de ceux qui tentèrent sérieusement de la fonder ; indépendamment de son action dans les deux grandes assemblées de cette époque, il mit lui-même la main au gouvernail, et fut quelques mois l’un des ministres du pouvoir. Quelle différence, quelle distance, Monsieur, je ne veux pas dire quel abîme entre les deux horizons qui, à vingt ans d’intervalle se sont ouverts devant ses regards ! En 1831, il avait vu et étudié, en libre spectateur, lès causes qui avaient assuré, dans les États-Unis d’Amérique, le succès de la liberté politique et républicaine ; de 1848 à 1851, il lutta, il se débattit, il succomba, en généreux acteur, sous le poids des causes qui repoussaient parmi nous un pareil succès. Le premier état de son âme avait produit l’ouvrage sur la Démocratie en Amérique ; c’est du second qu’est sorti le volume sur l’Ancien Régime et 1a Révolution : livre moins brillant, moins confiant, plus sévère que le premier, mais supérieur par l’élévation et la précision des idées, par la fermeté du jugement politique et l’intelligence des conditions impérieuses de la liberté ; livre qui révèle tout ce que l’esprit, déjà si haut et si rare, de M. de Tocqueville avait gagné, en si peu de temps, dans le difficile travail du pouvoir et sous le poids de la responsabilité.

En lisant la Correspondance, naguère publiée, de M. de Tocqueville contre ses principaux amis, de 1824 à 1858, j’y ai trouvé, et le public y trouvera, je pense, la trace visible de ce progrès. C’est bien toujours le même homme, sérieusement et vertueusement libéral, et fidèle à la cause à laquelle il s’est donné dès sa jeunesse ; mais, à mesure qu’il avance, il s’élève, se dégage, se développe, voit plus avant dans la nature de l’homme et des sociétés humaines ; et jamais il n’en a si bien jugé ni si dignement parlé qu’au moment où ses yeux se ferment et où sa voix s’éteint. C’est la faveur suprême que la Providence réserve quelquefois aux amis sincères de la vérité et de l’humanité à qui il n’a pas été donné de marcher toujours ensemble et de se soutenir mutuellement dans les travaux de la vie : quand ils en entrevoient le terme, quand ils se reposent et se recueillent avant d’y toucher, parvenus, chacun par sa route, sur les hauteurs où brille la grande lumière, ils se reconnaissent, se rapprochent et s’unissent dans une commune espérance et une mutuelle équité. Union tardive et peut-être inutile pour leur propre temps et pour leur destinée mondaine, mais non pour leur gloire et pour leur cause ; car ils arrivent ainsi ensemble, en rangs complets et serrés, devant les générations qui leur succèdent, puissants peut-être un jour, par leurs idées et leurs exemples, dans cet avenir dont Dieu seul a le secret.