Réponse au discours de réception de Jean-Baptiste Biot

Le 5 février 1857

François GUIZOT

Réponse de M. François Guizot
au discours de M. Biot

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 5 février 1857

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

Il y a cinquante-quatre ans, Monsieur, vous entriez dans l’Institut, le plus jeune alors et aujourd’hui le plus ancien de ses membres. Vos illustres maîtres, Laplace, Lagrange, Monge, Berthollet, s’empressaient de vous en ouvrir les portes. Ces princes de la science, comme ils l’aimaient d’un amour sincère et pur, aimaient aussi les jeunes gens qui devaient un jour la servir et l’honorer. Ils les accueillaient, les encourageaient, les soutenaient, et voyaient volontiers grandir, à l’ombre de leur propre gloire, la renommée naissante de leurs disciples favoris. Vous avez ressenti, Monsieur, les effets de ce généreux patronage ; et cinquante ans après, vous êtes venu nous raconter, avec une grâce charmante, les soins charmants de M. de Laplace pour faire valoir vos premiers travaux, prenant ainsi un vertueux plaisir à témoigner, dans votre grand âge, une reconnaissance filiale pour les bontés paternelles de l’homme éminent qui retint enfouie dans ses papiers l’une de ses propres découvertes pour laisser à votre jeunesse l’honneur de l’avoir faite.

Vous avez eu aussi à la même époque, Monsieur, une fortune singulière dont vous n’avez retiré aucun avantage, ni fait aucun bruit. Le vainqueur de l’Italie et de l’Égypte, le conquérant déjà pressenti de l’Europe, le général Bonaparte, alors premier consul, assistait à la séance de l’Académie des Sciences où vous aviez été appelé à exposer vos jeunes recherches. M. Monge, assis avec lui devant le tableau noir où vous les retraciez, lui dit avec une satisfaction confiante : « Ce travail vient de notre chère École polytechnique. – Je reconnais bien cela aux figures, lui répondit le premier consul, et à la fin de la séance, quand elle voulut se faire rendre compte de votre Mémoire, l’Académie désigna pour ses commissaires « les citoyens Laplace, Bonaparte et Lacroix ». Je ne sais si l’empereur Napoléon s’en est jamais souvenu ; mais vous ne le lui avez jamais rappelé. Vous avez trop respecté la science pour rechercher, en son nom, la faveur.

Ce ne sera pas un médiocre honneur pour le puissant génie que l’Académie vous donnait ce jour-la pour juge, d’avoir, lui aussi, sincèrement respecté la science et ses maîtres. L’un de nos plus regrettables et plus regrettés confrères, M. Molé me disait un jour qu’au milieu de toutes ses grandeurs et de leurs enivrements, l’empereur Napoléon était toujours resté très-sensible à la grandeur de l’esprit, la seule à laquelle, quand ses passions se taisaient, il portât vraiment estime et sympathie. Les princes des sciences mathématiques et physiques avaient été pour lui, dans sa jeunesse, les représentants de cette supériorité originelle. La profondeur et la rigueur de leurs combinaisons, leurs conquêtes sur la nature pour lui arracher tantôt ses secrets, tantôt sa puissance, cette domination de la pensée de l’homme dans l’univers avaient frappé de bonne heure l’imagination du héros despote, et conquis son admiration. Quelques-uns de ces maîtres de la science, et des plus illustres, Monge, Berthollet, Fourier, s’étaient, jusque dans les déserts, associés à sa fortune et avaient aidé à sa gloire. Il rendait hommage à la leur, et se complaisait, soit dans l’intimité, soit en public, à leur témoigner sa considération presque affectueuse pour leur personne et leurs travaux.

Mais son regard ne s’arrêtait pas, même dès lors, à la sphère, déjà si haute, des sciences Averti par « ces instincts sublimes qui sont, comme le disait M. Royer-Collard sur le tombeau de M. Casimir Périer, la portion divine de l’art de gouverner, » il sentait aussi la beauté des lettres, et il n’attendit pas d’être le maître de la France pour apprécier la grandeur de leur rôle dans la vie des âmes et des sociétés humaines. Vivement ému des grands souvenirs à l’aspect des lieux qui les rappelaient, il essayait un jour, au fond de l’Égypte, de lire, avec l’aide de Fourier, dans un petit Lucain tiré de sa poche, le parallèle de Pompée et de César ; et comme l’explication marchait un peu lente et embarrassée : « Que Garat et Arnault sont heureux, s’écria-t-il, de lire couramment ces beaux vers dans l’original ! » – « Ne croyez pas, lui dit Fourier, que ces messieurs les lisent plus couramment que vous. » – « Comment ! reprit Bonaparte, on ne sait donc plus le latin en France ? Oh j’y mettrai bon ordre. »

Il y mit bon ordre en effet. Les sciences prospéraient avant lui et sans lui ; la restauration des études littéraires et classiques fut son ouvrage. Les créateurs humains du beau, Homère et Virgile, Thucydide et Cicéron, reprirent, grâce à lui, leur rang et leur empire dans le développement des jeunes esprits. Devenu tout-puissant, trop puissant pour sa gloire comme pour sa fortune, il se complut dans la conversation de M. de Fontanes comme dans celle de M. de Laplace. Il vit bientôt apparaître, dans les lettres renaissantes, quelques traits de cette indépendance à laquelle l’esprit humain, même comprimé, même séduit, ne saurait renoncer, et il en ressentit quelque déplaisir. Il parlait mal de Tacite qu’il avait remis entre les mains de la jeunesse, et il n’eût pas fait lire devant lui, aux Tuileries, les tristesses républicaines de ce Lucain qui le charmait sur les bords du Nil. C’est quelquefois la condition des despotes, quand ils sont de grands hommes, de créer des institutions qui leur échappent, et de voir rentrer peu à peu dans leurs œuvres une liberté qui n’entrait pas dans leurs plans. Dominés par l’instinct et le goût du grand, ils évoquent des puissances qu’il ne leur sera pas donné, à eux-mêmes, de tenir longtemps asservies. Le cardinal de Richelieu, en fondant l’Académie française, ne se doutait pas qu’il la trouverait bientôt peu docile à sa mauvaise humeur envers Corneille et à son mauvais goût au sujet du Cid. L’empereur Napoléon n’avait pas institué l’Université pour qu’elle fournît, aux principes et aux sentiments libéraux, tant d’intelligents et persévérants défenseurs. Heureuse imprévoyance de ces redoutables dominateurs du monde, à qui la grandeur de leur génie fait quelquefois oublier l’égoïsme de leurs passions, et qui, dans l’élan de leur pensée, font plus et mieux qu’ils n’avaient prémédité !

Quand l’empereur Napoléon n’aurait fait, en créant l’Université, que ce qu’il avait prévu et voulu, relever la prospérité des lettres et leur rendre, à côté des sciences florissantes, le sceptre de l’instruction publique, la France, et l’Académie française la première en France, lui devraient, à ce titre, un éclatant hommage. Cette intime union de toutes les grandes facultés et de toutes les grandes carrières de l’intelligence humaine, cette loi imposée aux savants et aux lettrés de s’abreuver en commun, dans leur jeunesse, aux mêmes sources du vrai et du beau, cette élévation obligée de toutes les professions libérales au même niveau de culture intellectuelle, c’est la tradition de la civilisation européenne ; c’est l’honneur de la civilisation française ; c’est le vœu et le soin constant de l’Académie. Elle vous a choisi, Monsieur, pour montrer qu’à cet égard aussi elle restait fidèle à ses sentiments et à ses usages. Quand elle a appelé dans son sein Fontenelle, d’Alembert, Laplace, Cuvier, Fourier, et celui de vos savants confrères que je ne veux pas nommer puisqu’il est là, elle ne s’est pas seulement proposé de rendre justice à leur mérite comme écrivains ; elle a voulu aussi consacrer l’unité intellectuelle des lettres et des sciences par l’union, sous son drapeau, de leurs plus éminents représentants. Vous étiez digne, Monsieur, de prendre place dans cette série de grands esprits, fils adoptifs de l’Académie, et de servir, à votre tour, de preuve et d’exemple à une grande idée : vous avez voué votre vie aux sciences, mais vous n’avez jamais cessé d’aimer et de cultiver les lettres ; vous savez calculer et écrire, observer et raconter, découvrir les lois de la lumière physique et répandre sur votre pensée les plus élégantes clartés du langage. L’Académie des Sciences a pris de très-bonne heure possession de vous ; l’Académie française a attendu longtemps pour vous réclamer, mais vous lui apparteniez également ; et si c’est un hommage que nous avons rendu aux sciences, c’est aussi un droit que nous avons exercé, au nom des lettres, en vous appelant à siéger parmi nous.

Vous étiez à peine entré dans l’Académie des Sciences que, mettant à profit votre jeunesse et votre ardeur, elle vous envoyait hors de son enceinte, chargé de ces travaux lointains et aventureux où vous avez déployé, comme à diverses époques et dans des entreprises semblables plusieurs de vos éminents confrères, des qualités de caractère et d’esprit bien étrangères aux tranquilles méditations de la science. Votre première mission de ce genre ne fut qu’une promenade courte et facile : l’Académie vous désigna pour aller vérifier si, en effet, comme le bruit en courait, une pluie de pierres était tombée dans le département de l’Orne, aux environs de Laigle, et pour étudier à la fois l’authenticité et la nature du phénomène. Il paraissait encore alors si étrange, même au sein de la compagnie la plus familière avec les nouveautés de la science, que plusieurs de ses membres ne voulaient pas qu’elle s’occupât publiquement de cette affaire, craignant qu’elle n’y compromît sa dignité. La curiosité savante et indépendante de M. de Laplace décida l’Académie à passer pardessus ces hésitations, et le rapport que vous lui fîtes, deux mois après, sur votre mission, en démontra pleinement l’à-propos et l’efficacité. Ce rapport est un modèle de sagacité ingénieuse et prudente dans l’investigation d’un fait et dans l’art de le mettre en lumière, en recueillant toutes les circonstances et tous les témoignages qui s’y rattachent. Aucun de nos plus habiles juges d’instruction n’a jamais mis en œuvre, pour découvrir un crime de l’homme, plus de pénétration, de finesse et de patience que vous n’en avez montré, dans cette occasion, pour constater un trouble apparent de la nature.

Vous reçûtes bientôt après une mission plus rare et plus périlleuse. Vous veniez d’étudier des pierres tombées du ciel ; l’Académie vous demanda d’aller observer, dans les régions célestes, divers phénomènes météorologiques, entre autres les perturbations que subissait, disait-on, l’aiguille aimantée quand elle cessait d’être en communication avec la terre. Un ballon était revenu de l’expédition d’Égypte avec les savants qui l’y avaient emporté ; on le mit à votre disposition, et vous fîtes, avec M. Gay-Lussac, jusqu’à la hauteur des derniers sommets du mont Blanc, une ascension dans laquelle vous reconnûtes l’erreur de l’idée répandue au sujet de l’aiguille aimantée, ainsi que d’autres faits importants pour la science, et que, dans une seconde ascension encore plus hardie, votre illustre compagnon devait bientôt confirmer et étendre. Redescendu sur notre sol à trente lieues de Paris, vous revîntes, pendant la nuit, annoncer à M. de Laplace votre retour et le résultat de vos observations. Il vous attendait avec une anxiété paternelle, et n’avait pas eu, pendant votre voyage aérien, un instant de sommeil.

Vous préludiez ainsi, Monsieur, à une mission bien plus longue et plus grande. Depuis la fin du XVIIe siècle, l’Académie des Sciences était préoccupée du désir de déterminer avec précision la figure et les dimensions de notre globe. Dans le cours du XVIIIe, elle avait envoyé quelques-uns de ses plus habiles membres, les uns au Pérou, les autres en Laponie, pour accomplir, sous les feux de l’équateur et sous les glaces du pôle, les observations et les mesures qui devaient résoudre cet important problème. De nos jours, et au milieu de nos tourmentes révolutionnaires, deux savants astronomes, Delambre et Méchain, avaient entrepris de mesurer l’arc du méridien compris entre Dunkerque et les îles Baléares, se promettant de donner par là, à ce beau système de l’unité de mesures que la France a eu l’honneur d’introduire dans le monde, une base certaine et immuable, empruntée aux lois précises et fixes de la nature. Heureusement exécuté de Dunkerque à Barcelone, ce grand travail avait été là arrêté et suspendu. Méchain était mort à la peine, désolé de n’avoir pu mener jusqu’au bout son œuvre et doutant de la possibilité du succès. « Même en supposant ce succès possible, écrivait-il avec la douleur d’un serviteur passionné de la science, l’éloignement du terme où il pourrait être effectué est si grand qu’il m’accable, qu’il me tue et que je n’en puis supporter l’idée ». Vous fûtes chargé, Monsieur, d’abord avec M. Arago, puis seul, de poursuivre ce laborieux dessein de la science française ; et à travers dix-neuf années, de 1806 à 1825, vous avez pris, quitté, repris et accompli enfin votre œuvre avec une persévérance, un courage, une sagacité, une fécondité de ressources, une exactitude dans vos observations, un dévouement et un succès qui suffiraient à l’honneur de votre vie savante. Je regrette vivement, Monsieur, de ne pouvoir retracer ici ce que je me permettrai d’appeler vos aventures et vos épreuves dans cette difficile entreprise. La bienveillante assemblée qui nous fait l’honneur de nous écouter prendrait, à coup sûr, plaisir à vous y suivre, à vous voir tantôt brûlé par le soleil d’Espagne, tantôt glacé par les brouillards d’Écosse, assis tour à tour sur la cime dorée des montagnes du royaume de Valence ou sur les roches noires des mers du Nord, passant les nuits à épier, à quarante lieues de distance, les signaux allumés pour lier entre eux vos divers points d’observation, ou voguant rapidement, sous une brume épaisse, à travers les innombrables écueils des îles Shetland, pour aller vous établir, vous et vos instruments, au milieu de quelques cabanes de pêcheurs, et dresser un jeune charpentier à devenir votre collaborateur. Mais il faut que je me hâte vers d’autres temps et d’autres œuvres de votre laborieuse vie ; je ne veux relever que deux traits dans votre accomplissement de la mission qui vous occupait alors. Quand vous étiez forcé de suspendre quelques moments vos savantes observations, vous charmiez vos loisirs par la lecture de l’Essai sur l’Homme, de Pope, et des vieilles poésies de l’Écosse, fidèle ainsi aux lettres jusque dans les âpres solitudes où vous avait jeté le culte des sciences, et puisant dans les plaisirs de l’esprit votre unique délassement à ses travaux. Je me trompe, Monsieur, vous en aviez aussi un autre, encore plus élevé et plus doux. Les sciences et les lettres n’ont point absorbé toute votre âme ; elle est toujours restée ouverte et prompte à des émotions moins solitaires, plus humaines ; vous avez toujours porté au sort et à la société des hommes un vif et affectueux intérêt : Français, Espagnols ou Écossais, civilisés ou presque sauvages, savants ou simples, grands personnages ou pauvres insulaires, vous avez toujours pris plaisir à entrer en rapport intime avec eux, à recueillir leurs idées et leurs sentiments, à leur communiquer les vôtres. La curiosité scientifique n’a point refroidi en vous la sympathie morale ; le moraliste s’est toujours associé au géomètre. Et lorsque, de retour dans votre Académie, vous lui avez rendu compte de vos travaux vous vous êtes aussi complu à lui peindre les populations au milieu desquelles vous aviez vécu, leur état social, leurs mœurs, l’échange empressé de bon vouloir et de services qui s’était établi entre elles et vous. Et si, comme je l’espère, votre savant rapport a pénétré jusque dans les cabanes des îles Shetland ou des Baléares, je suis sûr que leurs modestes habitants auront éprouvé, en s’y retrouvant, un vif sentiment de satisfaction reconnaissante. Je vous félicite, Monsieur, d’avoir ainsi toujours et partout honoré et aimé à la fois l’humanité et la science ; rien ne sied mieux aux intelligences supérieures que de ne point s’isoler par leur supériorité, et de laisser dans le cœur des hommes, comme dans les annales de l’esprit humain, une trace de leur passage sur cette terre.

Pendant que vous vous livriez, loin de votre patrie, à ces rudes travaux, vos savants confrères, dans la féconde paix de leur vie, poursuivaient ardemment les leurs, et pénétraient chaque jour plus avant dans les secrets de la nature. La lumière, ses phénomènes et ses lois devinrent, vers cette époque, l’un des objets favoris de leur étude. Malus, par sa belle découverte à ce sujet, ouvrit à la science un nouvel horizon qu’il eut à peine lui-même le temps d’entrevoir : la mort frappa le génie au moment où il prenait son vol. Mais les dignes successeurs ne manquèrent point à Malus, et vous fûtes, Monsieur, l’un des plus actifs et des plus heureux. Il y a plus d’une manière de servir et d’agrandir la science. Elle a ses spéculateurs sublimes et comme ses prophètes, qui démêlent d’un coup d’œil les grandes lois de l’univers, et les saisissent comme Colomb découvrit le Nouveau-Monde, en s’élançant pour le chercher sur la foi d’une idée. Autour d’eux se rangent les observateurs sagaces qui excellent à rechercher les phénomènes particuliers, les constatent, les décrivent et les rattachent successivement au domaine de la science. Et dans ce domaine ainsi enrichi entrent des esprits législateurs, qui classent les faits recueillis, en assignent les rapports, en déterminent les lois, et les résument dans ces formules générales qui définissent avec précision l’état de la science et deviennent le point de départ et l’instrument de conquêtes nouvelles : Vous êtes, Monsieur, l’un de ces maîtres de la législation scientifique ; vous ne vous êtes pas borné à faire, vous aussi, dans le champ de l’optique physique, d’habiles observations dont les fécondes conséquences se développent tous les jours : vous avez ramené à des lois rigoureuses et claires les faits recueillis par vos émules comme par vous-même ; et s’il m’est permis de hasarder, sur un tel sujet, ma propre appréciation, ce sera là, dans l’histoire de la science, le caractère éminent de vos travaux et l’un de vos plus beaux titres de gloire.

Vous en avez aussi un autre, Monsieur, moins éclatant, quoique plus populaire. Par votre enseignement public et par vos ouvrages, vous avez exercé, pour la propagation des sciences mathématiques et physiques, la plus efficace influence. Vous avez excellé dans l’art d’en exposer les résultats et les procédés, et d’intéresser vivement vos auditeurs en les éclairant. La France et l’Europe sont pleines d’hommes qui conservent de vos leçons, où ils ont puisé tant de lumières, le plus agréable souvenir : et plusieurs de vos livres, entre autres votre Traité de Physique mathématique et expérimentale, ont à la fois élevé le niveau de l’enseignement scientifique et répandu au loin ses trésors.

Et ce qui est encore plus beau que tant de beaux travaux, Monsieur, ce qui vous honore encore davantage, c’est que vous avez aimé et cultivé la science pour elle-même et pour elle seule ; elle a toujours été pour vous le but unique, jamais un moyen. Vous avez assisté à deux glorieuses et bien diverses époques dans l’histoire des études auxquelles vous avez voué votre vie : à votre début, vous avez vu le règne de l’esprit scientifique par excellence, la recherche passionnée de la vérité pure, et de la vérité la plus abstraite, la plus haute, la plus difficile à atteindre, sans autre dessein que la satisfaction de cette curiosité sublime qui est l’un des plus nobles élans de l’homme pour s’élever au-dessus de sa condition terrestre. Vous voyez prévaloir aujourd’hui dans les sciences l’esprit d’application, la passion de l’utilité sociale, l’ardent désir de faire aboutir les travaux scientifiques à des résultats pratiques, et de mettre la science au service de la puissance de l’homme sur la nature. Il ne m’appartient pas et je n’ai garde d’instituer, entre ces deux époques, aucune comparaison et de leur assigner des rangs divers. Probablement, dans les lois éternelles du monde, elles se succèdent naturellement ; après la passion d’acquérir les trésors de la science vient celle de les employer. Peut-être aussi la séparation n’est-elle pas aussi complète entre les deux époques qu’on se plaît quelquefois à le dire, et ne rend-on pas pleine justice à l’époque actuelle quand on la considère comme uniquement pratique et ne recherchant que l’utilité : si je comprends bien ce que j’en entends dire, il y a certaines sciences, entre autres celle des corps organisés et vivants, où l’esprit purement scientifique a pénétré naguère et domine. L’esprit d’application a de plus ce grand résultat qu’il crée des instruments, des moyens d’étude et d’action à l’aide desquels la science pure porte ensuite plus haut son vol et plus loin ses conquêtes. Quoi qu’il en soit de cette comparaison assez vaine, c’est à la science pure, Monsieur, que vous avez voulu appartenir et que vous appartenez en effet ; vous n’avez cherché dans vos travaux que la vérité scientifique, sans vous occuper de ses résultats pratiques, surtout pour vous-même ; vous ne lui avez jamais demandé ni les jouissances de la fortune, ni les plaisirs de la vanité. Les grandes sociétés savantes de l’Europe se sont plu à s’approprier votre nom ; vous n’aviez point sollicité leurs faveurs. Aussi, les nobles conseils que vous venez d’adresser aux jeunes disciples des sciences ne peuvent-ils manquer d’être efficaces ; votre exemple assure l’autorité de votre voix. En apprenant de vous le désintéressement, ils s’assureront l’indépendance qui en est le juste prix ; celui qui ne demande rien aux puissances du monde ne court pas risque de tomber sous leur joug. À travers tant de secousses sociales, qui ont troublé tant d’esprits et abattu tant de caractères, vous avez été, Monsieur, un modèle de cette indépendance généreuse et sereine ; vous avez conservé à l’abri de toute atteinte votre raison et votre dignité, et les événements qui ont bouleversé autour de vous toutes choses n’ont jamais altéré ni la libre fermeté de votre jugement, ni le paisible cours de vos travaux.

J’ai aujourd’hui, Monsieur, avec l’honneur de vous recevoir au nom de l’Académie, une fortune dont je ne saurais me trop féliciter : ce que je viens de dire de vous, je puis et je dois le dire également de l’excellent confrère que vous remplacez parmi nous. Les lettres ont donné en lui, comme les sciences en vous, un bel exemple de désintéressement dans leur culte et de fidélité indépendante dans les idées et les sentiments qui sont comme leur religion naturelle. La vie de M. de Lacretelle a touché un peu plus que la vôtre à la politique ; il a pris un peu plus de part que vous aux luttes de notre temps et s’est un peu plus ressenti de nos orages. Les lettres tiennent de bien-plus près que les sciences aux questions qui agitent la société, et elles mettent bien plus en mouvement toute l’âme humaine. Mais, au-dessus de ces accidents divers de vos destinées, s’élève et domine, entre M. de Lacretelle et vous, une frappante et noble ressemblance. Il a aimé les lettres, comme vous les sciences, d’un amour pur et constant, sans leur rien demander de plus que les joies de l’étude et la possession de la vérité. Il a trouvé dans ses travaux littéraires, comme vous dans vos travaux scientifiques, leurs récompenses naturelles : au dedans la paix de l’âme et les douceurs du foyer domestique, au dehors la considération et la renommée. Il a joui de tous ces biens pendant une longue vie exempte de déclin, et les a quittés sans en avoir rien perdu, heureux encore au moment où il s’éloignait de son bonheur. Dieu vous a imposé, Monsieur, de plus douloureuses épreuves ; mais il vous a donné le courage et conservé la puissance du travail. Dans ces mêmes murs qui ont accueilli votre jeunesse, vous vous livrez, après plus de cinquante ans, aux mêmes études, entouré de confrères qui, anciens ou nouveaux, vous portent, avec la même affection, un profond respect. Deux Académies déjà, dans l’Institut, étaient votre famille ; l’Académie française se félicite de s’y ajouter, et elle se complaît à reconnaître, entre vous et votre digne prédécesseur, ces belles analogies morales qui honorent également ses regrets et son choix.

Deux fois seulement, à des époques et pour des causes bien diverses, M. de Lacretelle est intervenu activement dans la politique. Vous avez dignement retracé, Monsieur, sa vie et sa conduite pendant notre première et terrible Révolution, source encore bouillonnante de tant d’autres. Vous avez rappelé quelques traits du jeune et confiant courage qu’il y déploya pour la défense, tantôt de ses principes, tantôt de ses amis, également prompt à signer de son nom les plus véhémentes attaques contre les oppresseurs et à risquer sa personne pour sauver les victimes. Je n’ai garde d’insister, après vous, sur les souvenirs de ce temps ; vous en avez dit tout ce qui était dû à la mémoire de notre généreux confrère. Je ne prends nul plaisir à rentrer, pour les peindre, dans ces orgies du crime, même quand j’y rencontre les protestations de la vertu.

Trente-quatre ans après, dans la seconde circonstance qui provoqua le zèle politique de M. de Lacretelle, les temps étaient bien changés ; la monarchie française était rétablie, et avec la monarchie était rentrée en France la liberté ; mais la monarchie et la liberté commettaient l’une et l’autre la faute déplorable de se croire en pressant péril, et de recourir, pour se défendre, à des armes extrêmes, au lieu de se confier dans l’usage mesuré et patient de leurs droits et de leurs forces mutuelles. Une loi fut présentée aux Chambres pour réprimer violemment une presse violemment hostile. Les plus sages amis du régime constitutionnel s’alarmèrent ; il leur parut urgent d’adresser à la couronne des représentations affectueuses, émanées non de l’arène politique, mais du paisible sanctuaire des lettres. M. de Lacretelle, qui ne s’était point refusé aux fonctions de censeur dramatique, et qui, en 1827 comme en 1792, voulait avec la même sincérité la sûreté du trône et celle des libertés publiques, proposa à l’Académie française cette démarche inaccoutumée, mais loyalement patriotique, et l’Académie accueillit sa proposition. Rédigée par MM. de Chateaubriand, Villemain et Lacretelle, la respectueuse et libérale supplique ne fut point reçue par la couronne : MM. de Lacretelle, Villemain et Michaud furent destitués des fonctions qu’ils occupaient ; mais le projet de loi, blessé à mort, n’atteignit pas même le terme de ses épreuves dans les Chambres : arrivé devant la chambre des Pairs, la couronne le fit retirer. Bel exemple de modération et de respect pour le sentiment public, donné par le pouvoir lui-même au plus fort de ses méfiances contre la liberté ! Heureux le pouvoir, heureux le pays s’ils avaient toujours su l’un et l’autre s’arrêter ainsi sur leur propre pente et ne jamais pousser à bout leurs combats !

Toujours prêt à se commettre pour son pays et pour sa cause quand il s’y croyait appelé par un devoir, M. de Lacretelle, ce devoir accompli, rentrait modestement dans sa carrière, et donnait aux lettres son âme et sa vie. Il les aimait avec une tendresse reconnaissante, comme on aime les personnes à qui l’on doit son bonheur. Et ce n’était pas envers les lettres seules qu’il témoignait cette disposition affectueuse et doucement satisfaite ; elle était en lui générale et comme le fond de sa nature ; elle dominait dans son enseignement public et se retrouve dans tous ses écrits. Professeur, l’histoire devenait pour lui le texte d’éloquentes considérations morales et de généreux épanchements à l’honneur du dévouement à la patrie, des convictions désintéressées, du courage, de l’humanité, de toutes les vertus qui peuvent exciter l’admiration ou la sympathie. Il s’appliquait à mettre en relief le côté moral des événements plus qu’à en rechercher les causes ou les effets, et prenait plaisir à intéresser son auditoire par le tableau des vertus ou des vices des personnages historiques, plutôt qu’à pénétrer les secrets de leur caractère ou de leur influence. Écrivain, il a porté dans le récit des guerres religieuses du XVIe siècle et des luttes philosophiques du XVIIIe la même disposition : les crimes des hommes l’indignent, leurs souffrances le désolent, leurs erreurs l’étonnent plus qu’elles ne l’inquiètent, leurs vertus l’émeuvent, leurs espérances le charment ; c’est le moraliste qui domine dans l’historien, le moraliste bienveillant et confiant, qui compte sur le genre humain presque autant qu’il l’aime, et se promet presque pour lui tout ce qu’il lui désire. Fidèle et honorable image des meilleurs penchants du siècle même auquel appartient surtout M. de Lacretelle : siècle de sympathie et de confiance jeune et présomptueuse, mais sincère et humaine, dont les sentiments valaient mieux que ses principes et ses mœurs, qui a beaucoup failli parce qu’il a trop cru en lui-même, doutant d’ailleurs de tout, mais pour qui il est permis d’espérer qu’un jour, quand ses fautes paraîtront suffisamment expiées, il lui sera beaucoup pardonné parce qu’il a beaucoup aimé.

Comme historien de la révolution française, M. de Lacretelle a un caractère particulier qui, de jour en jour, deviendra pour lui un plus grand honneur : dans ses appréciations comme dans ses récits, sur les personnes comme sur les événements, il est l’interprète fidèle des sentiments des honnêtes gens, et comme le représentant de la conscience publique dans les temps qu’il retrace. Ni l’esprit de parti ni l’esprit de système ne le dominent ; il n’accuse ni n’excuse en vertu d’aucune idée générale, ni d’aucune prévention personnelle ; il pense, sent et parle comme ce chœur des hommes droits et sensés qui assistent à l’histoire sans y être ni acteurs, ni étrangers, et qui approuvent ou condamnent selon qu’ils sont satisfaits ou choqués dans leur sens moral et leur bon sens. Ce n’est pas l’impartialité indifférente du juge lointain ; c’est l’impression spontanée du public contemporain, le plus direct et le plus sincère des témoignages qu’aura à consulter la postérité.

Après tant et de si excellents travaux, Dieu a accordé à M. de Lacretelle la plus douce récompense que puisse recevoir ici-bas une activité intellectuelle si constante et si pure : il lui a été donné de la déployer sans déclin jusqu’au dernier terme d’une très-longue vie, jouissant des plus belles affections et des plus tendres soins domestiques, entouré, dans le pays qu’il habitait, de la sympathie générale, et recevant, du monde dont il s’était éloigné, de fréquentes preuves qu’il n’y était point oublié. L’Académie prenait plaisir à entendre parler de lui, à accueillir les communications littéraires ou affectueuses qu’il lui adressait, et à y répondre. Je n’ai rien à ajouter, Monsieur, au tableau que vous avez tracé des derniers jours de cette vie si heureuse, si honorable et si honorée ; mais il m’appartient d’y recueillir un enseignement que votre modestie ne vous a pas permis d’en tirer. Vous êtes, Monsieur, M. de Lacretelle et vous, non-seulement de nobles exemples, mais encore de salutaires spectacles à offrir à notre temps. C’est aujourd’hui le penchant général de ne voir partout qu’espérances trompées, désenchantements et mécomptes. Et en effet, tout ce que nous avons vu et subi est bien propre à nous donner, de la destinée humaine et sociale, cette triste idée : là où nous avions compté sur la force, s’est rencontrée la faiblesse ; une décadence prématurée ou une chute violente ont atteint ce qui semblait nous promettre un long avenir ; les plus grands guerriers ont été vaincus, les plus sages politiques ont échoué, les plus nobles établissements sont tombés. Nous avons vécu an milieu des ruines. Seule, la passion de la science et de la vérité n’a pas été trompée ; les conquêtes de l’esprit ont seules été durables ; la grandeur intellectuelle est seule restée debout au milieu de tant de grandeurs déchues. Clair indice des voies où nous pouvons toujours nous promettre un peu de sécurité et de solide succès. Plus d’une fois déjà la France a vu la fortune manquer à ses élans vers un régime libre ; triste alors, mais non abattue, elle a cherché et trouvé, pour un temps, dans sa puissante activé d’esprit, d’autres plaisirs et une autre gloire. Après les échecs politiques de la Fronde, ont éclaté les travaux scientifiques et les chefs-d’œuvre littéraires du XVIIe siècle. Et de nos jours, au sortir des tourmentes révolutionnaires qui nous avaient rendu suspectes toutes nos libertés, la philosophie, reprenant son essor, s’est dégagée de la matière, et les lettres ont reporté leurs regards vers le Ciel, qu’elles avaient oublié. C’est en se repliant dans le monde intellectuel que l’homme, lassé par les revers ou les hontes du monde social, se console, se raffermit et se relève. Et quand les âmes se sont ainsi retrempées dans la recherche et la contemplation du vrai et du beau elles retrouvent les espérances et les forces dont elles ont besoin pour tenter de nouveau les grands desseins de l’humanité. Je me permettrai d’inviter, vers ces régions sereines de l’étude et de la pensée, les générations qui s’avancent d’un pas incertain : non pas, Dieu m’en garde, pour qu’elles renoncent aux droits pratiques de la vérité sur les sociétés humaines et qu’elles désespèrent de son succès ; mais pour qu’elles s’exercent à la bien connaître et se préparent à la bien servir en acceptant, avant d’y prétendre, toutes les conditions de son empire. Le divin Maître des hommes adressait, à ses disciples réunis autour de lui sur la montagne, des paroles que j’oserai répéter en finissant, car elles valent pour le salut des peuples aussi bien que pour celui des âmes : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes choses vous seront données par-dessus. » (Évangile selon saint Matthieu, chap. VI, vers. 33).