Réponse au discours de réception de Charles de Rémusat

Le 7 janvier 1847

Emmanuel MERCIER DUPATY

Réponse de M. Dupaty
au discours de M. Charles de Rémusat

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 7 janvier 1847

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

Je ne veux pas vous laisser penser que cette illustre compagnie ait eu le tort de me choisir spécialement pour vous recevoir.

L’honneur de répondre au récipiendaire appartient à l’académicien qui la préside, quand elle a le malheur de perdre un de ses membres.

Elle m’avait déjà confié, plusieurs fois, l’honorable soin de la présider ; aucune perte n’avait attristé mes paisibles fonctions ; elle crut que je lui portais bonheur, et cette douce superstition me fit probablement rappeler au fauteuil.

Mais le bonheur est inconstant comme la fortune ; depuis quelques semaines, M. Royer-Collard ne paraissait plus à nos séances ; on était inquiet de sa santé, on disait même que s’il retournait à sa terre, il n’en reviendrait pas ! J’allai savoir de ses nouvelles ; il était parti ! Un triste pressentiment s’empara de moi : quelques jours après, nous sûmes qu’il n’existait plus ! et je vous laisse à penser combien je fus effrayé de la mission que j’allais avoir à remplir.

Je compris toutes les questions qu’allait soulever la mort d’un homme qui avait vécu quatre-vingt-deux ans, et qui avait traversé toutes nos révolutions religieuses, littéraires et politiques.

Je sentis qu’avant d’aborder un sujet si grave, et pour en faciliter l’intelligence, il faudrait donner la carte du vaste champ de bataille où M. Royer-Collard parut tardivement, comme les corps de réserve qui décident les grandes journées.

J’ignorais comment je pourrais peindre un homme que l’on croyait impénétrable, et qui s’était jeté dans la mêlée, sans savoir, car Dieu seul le savait alors, qu’il devait assurer la défaite des personnes qu’il affectionnait, en assurant le triomphe des principes qui pouvaient seuls les sauver.

Il était naturel que l’on se défiât de la philosophie d’un ancien matelot de la République !

Je craignais d’avoir mal compris le grand orateur que j’avais admiré !

Quelle que fût ma foi dans nos instincts, plus intelligents que la science, quand il s’agit des choses divines, je n’osais m’engager dans une lutte où M. Royer-Collard avait réfuté Descartes, Locke, Malebranche et Condillac, leur reprochant des erreurs qui nous poussaient au scepticisme, et n’apercevant dans la métaphysique transcendante de Leibnitz qu’une sublime méprise !

Je m’inquiétais du jugement de celui qui ne croit pas ! de celui qui croit tout ! de celui qui fait semblant de croire par intérêt, et de celui qui fait semblant de douter par fausse honte !

Je savais bien que l’on serait moins exigeant à l’Académie qu’à la Sorbonne ; mais je ne pouvais séparer M. Royer-Collard de ses doctrines ; et, malgré la voix intérieure qui me cria toujours : Sois téméraire plutôt que d’être lâche ! je fus tenté de décliner la responsabilité des hommages que nous devions au philosophe dont les démonstrations les plus lumineuses ne pouvaient être comprises que par un esprit aussi puissant que le sien.

Mais le souvenir, miroir du passé, vient à notre secours quand nous vieillissons, comme l’espérance, miroir moins fidèle de l’avenir, nous vient en aide quand nous sommes jeunes.

Je me rappelai, c’était peut-être un pressentiment, que j’avais eu le désir le plus vif de connaître M. Royer-Collard dans un temps où, par la force de sa raison et l’opiniâtreté de ses principes, il était devenu l’idole et le chef du parti qu’il combattait.

Je me rappelai qu’étant de garde à la Chambre, dont il était président, je lui fis rendre les honneurs militaires par la compagnie que je commandais, et que je ne pus m’empêcher d’incliner devant lui mon épée ! bien loin de penser alors que l’Académie me chargerait un jour de lui rendre les derniers honneurs littéraires.

Les événements de juillet accomplis, M. Royer-Collard s’était, insensiblement, retiré dans la vie privée des lettres, où vont se reposer honorablement les réputations fatiguées et les réputations dont on se fatigue.

Je l’avais perdu de vue depuis longtemps, quand mes amis voulurent me forcer, comme on nous force tous, à me présenter à l’Académie. Je me rendis chez M. Royer-Collard, non sans quelque émotion, car on m’avait prévenu qu’il ne recevait pas les candidats avec les épanchements de joie que vous avez rencontrés, vous en souvenez-vous ? Lorsque j’entrai chez lui, le philosophe lisait ; il se leva sans quitter son livre et sans le fermer.

Je lui parlai des lettres anciennes et nouvelles ; il me répondit, en me montrant le livre qu’il tenait, c’était Racine : « Vous voyez que je ne lis plus ; je relis. »

Ce mot spirituel était un arrêt qui n’en avait pas la forme. Je souris, et je lui demandai la permission de défendre quelqu’un qui m’intéressait.

« Son nom, me dit-il, est plus connu que ses ouvrages. »

M. Royer-Collard n’était pas encourageant, mais la conversation était engagée.

Je repris : « Le nom est l’œuvre de nos ouvrages ou de nos actions ; les ouvrages, comme les discours, disparaissent souvent avec les circonstances qui les ont fait naître ; les actions les plus belles sont effacées par des actions plus récentes ; mais quand le nom reste, c’est quelque chose, surtout quand il est parvenu jusqu’à vous !

« Quelquefois on se fait un nom, sans ouvrages et sans actions ! mais alors la vie entière fut un ouvrage, la parole fut une action continuelle. La persévérance de la pensée prouve qu’elle ne fut point inspirée par les passions humaines, qui changent toujours. Le nom représente alors l’idée que le siècle adopte ; et quand on rencontre celui qui le porte, et qu’on est revêtu d’un uniforme, on le salue de son épée, comme on salue son drapeau ! »

Il me regarda et me reconnut ! Je poursuivis : « Socrate n’a point laissé de livres, mais il professa l’immortalité de l’âme, et la ciguë ne put empêcher son âme ni son nom d’être immortels ! » - Pendant que je parlais, il avait posé son livre.

Je craignais d’être indiscret ; je le quittai ; il me reconduisit presque gracieusement, et je vis son étonnement quand je m’éloignai sans lui demander sa voix : ce n’était peut-être pas l’usage des candidats.

Je continuai mes visites, et l’honneur que j’ai de vous recevoir me dispense de vous dire que je rencontrai comme vous beaucoup d’amis ! C’est un titre qu’on est excusable de faire valoir, quand on n’eut jamais la prétention d’en avoir d’autres.

Quand je fus admis dans le sanctuaire, toute mon attention s’attacha sur M. Royer-Collard ; je compris la domination qu’il avait exercée dans la magistrature parlementaire, par la domination qu’il exerçait, sans la chercher, dans la magistrature des lettres ! Sa parole était grave, accentuée ; il s’élançait de prime saut, comme aurait dit Montaigne, au sommet d’une question, la dégageait de toutes les circonstances inutiles, posait le principe, donnait la solution et se taisait. Il me fit comprendre ses sentiments religieux dans une discussion solennelle où son austérité puritaine reprochait à Pascal d’avoir douté ! et manifestait son admiration pour les solitaires de Port Royal, dont un de nos plus jeunes confrères a tracé l’histoire éloquente et philosophique !

Depuis longtemps M. Royer-Collard s’apercevait de l’approbation que je donnais à ses paroles. Un approbateur n’est pas encore un ami, c’est le commencement d’un ami ; et soit qu’il eût reconnu que l’on peut avoir la même gravité de sentiment sans avoir la même gravité de caractère et de langage, soit qu’une sympathie mystérieuse, développée par un incident que je dois taire, eût tempéré sa sévérité naturelle, un jour que je passais devant sa place, le visage du vénérable vieillard s’illumina d’un rayon de bienveillance inaccoutumée, et par un mouvement spontané qu’il ne put probablement pas retenir, il me tendit la main, et pressa la mienne avec affection. Je fus si surpris, que je ne trouvai pas un mot à lui dire ; mais il put voir que j’étais attendri Depuis, il renouvela constamment la même marque de bienveillance. Ce doux souvenir m’avait un peu rassuré.

Cependant je ne croyais pas le connaître assez.

Je me rendis au sein de sa famille ; c’est là que l’on est soi-même ; c’est là que l’âme s’épanche ! et jugez de mon bonheur, quand on me dit : Mais il vous aimait beaucoup ; il nous parlait souvent de vous !

Je fus ravi quand on ajouta : Voulez-vous savoir comment il expliquait son amitié ? « J’aimais son nom, disait-il ; j’étais entré dans la vie avec la gloire de son père. » Il avait aimé mon père, et je l’avais ignoré !

Je voulus remonter le cours de sa vie jusqu’à son enfance, et je sus que les premiers élans de son noble esprit l’avaient dirigé vers l’antique magistrature, à laquelle j’aurais appartenu sans les malheurs du temps, et qui s’était renouvelée, fortifiée, en s’associant, comme l’a fait l’Académie, les illustres défenseurs du roi vertueux que la Terreur immola, et du vaillant maréchal que la Restauration nous a forcés de pleurer !

C’est en plaidant devant la grand’chambre qu’il avait appris, disait-il, le respect, et qu’il avait appris sans doute à l’inspirer.

C’est à la barre du parlement de Paris qu’il reçut de Gerbier les premières leçons de l’éloquence qu’il fit éclater dans le parlement national.

Vivement touché de tous les détails que l’on me donna, et plus touché de son honneur que de sa gloire, je déclarai qu’il fallait éclaircir, avant tout, ce qui avait paru douteux dans certaines circonstances de sa vie, que les passions avaient mal jugées !

J’expliquai comment, après dix ans d’étude, j’avais compris sa conduite.

On me répondit :
« Vous avez deviné, lisez cette lettre ! » Je lus avec anxiété d’abord, ensuite avec admiration ! Je demandai tout ce qu’on avait écrit sur lui, tout ce qu’il avait écrit lui-même, et, brisé d’émotion, j’emportai l’or brut pour y chercher l’or pur, comme vous avez cherché dans les chroniques du XIIe siècle les traits effacés d’Héloïse et d’Abailard, que vous avez ressuscités pour les rendre à l’avenir !

Quand je lus son discours de réception, l’audace avec laquelle il avait suivi son prédécesseur Laplace dans les obscurités éblouissantes de l’astronomie, me donna la hardiesse de le suivre dans les profondeurs d’une philosophie presque algébrique, où vont se perdre la plupart de ceux qui l’étudient, et quelques-uns de ceux qui l’enseignent !

Je n’hésitai pas à me précipiter, avec lui, dans ce long tunnel d’abstractions inintelligibles et de ténèbres impénétrables, où je parvins à voir poindre enfin la lumière, en me laissant diriger par l’esprit puissant et délié dont la logique, comme une lame imperceptible divisait la subtilité, découvrait le dédale inextricable de l’intelligence et suivait dans sa formation et sa croissance l’indécise pensée qui s’échappait du sein de l’homme, tantôt en adoration du créateur, tantôt en adoration de la créature !

Il appelait la raison au secours du sentiment, le sentiment au secours de la raison ; parvenait à les accorder ; fortifiait l’une par l’autre ; faisait contrôler par nos instincts les équations de la science ; enseignait que la perfection dont nous avons reçu l’idée, n’existant pas en nous, devait exister ailleurs, et, de conséquence en conséquence, arrivait à la démonstration de Dieu, que je retrouvais dans son âme, après l’avoir compris dans son livre !

Il prétendait qu’en nous imposant le travail, Dieu nous avait accordé le progrès, comme l’encouragement et la récompense de nos efforts.

Il avait rapproché la philosophie de la loi qui nous dit : « Cherchez et vous trouverez. »

Il paraissait avoir prévu que la patience du calcul parviendrait à découvrir derrière le soleil les planètes qui désormais s’y cacheraient en vain, et semblait nous avertir que nos regards, à force d’aller au-devant des regards de Dieu, finiraient par les rencontrer.

Doctrine consolante, elle inspira ses discours et dirigea ses actions.

L’examen le plus scrupuleux ne me laissa voir dans toute sa vie que la générosité, l’abnégation, l’amour désintéressé de la patrie, le mépris de la fortune et le dédain des grandeurs, qui n’ont qu’une faible importance pour ceux qui placent la véritable grandeur de l’homme dans la noblesse de ses sentiments et dans la pureté de ses vertus.

Et, maintenant, je le demande à ceux qui m’accuseraient de témérité, quand personne ne me proposait de remplir le devoir dont j’étais effrayé, pouvais-je abandonner la mémoire d’un homme qui ne nous avait laissé connaître que la moindre portion de sa grandeur ?

À quoi m’auraient servi l’exemple et la devise de mon père : « Tout pour le bien et pour la vérité ! » si je n’osais raconter ce qu’on n’avait pas connu de ce Cincinnatus de la vie civile, de ce Bossuet de la philosophie, qui peut-être en aurait été le Fénelon si, la politique, où l’on n’est habile qu’aux dépens de son cœur, ne l’avait forcé de cacher au monde ses sentiments, comme il lui cachait ses aumônes !

Triste monde ! où la dissimulation est indispensable, où le mensonge est nécessaire, où la franchise est ridicule, où la droiture est une faute, où les hommes sont plus embarrassés de leurs vertus que de leurs vices !

Heureusement, j’avais traversé des temps où la règle de l’honneur était vaincre ou mourir, même pour l’amitié !

Je ne balançai plus ! je fus même enchanté d’être forcé de suivre M. Royer-Collard dans la route qu’il m’avait clairement indiquée. En étudiant sa philosophie j’étais devenu son disciple, et pour parler modestement du maître, si je n’osais compter sur un talent que je n’avais pas, j’osai compter sur mon cœur, et même sur un peu de tendresse ; il avait aimé mon père, et la reconnaissance élevait mes sentiments pour lui jusqu’à la sainteté de l’amour filial !

Bientôt une nouvelle circonstance vint contribuer à m’encourager : en 1786, hélas ! oui, Monsieur, il y a soixante ans, je suis obligé de le dire, ma mère me conduisit à l’Académie française, qui tenait alors ses séances au Louvre, dans la salle des gardes de Henri IV.

Je fus ébloui quand je vis toutes ces femmes, que la poudre, le rouge et les mouches n’empêchaient pas d’être belles, et qui portaient avec tant d’élégance ces paniers et ces fontanges que j’avais vus à l’œil -de-Bœuf, et que nous trouverions aujourd’hui si ridicules. On disait autour de moi qu’elles tenaient le sceptre des lettres ! Je crus que c’était l’Académie, et ma vocation fut décidée.

Ma mère, pour détourner mon attention, me montra le vieux maréchal de Richelieu, qui, sans doute, avait corrigé avec la pointe de l’épée de Mahon les fautes d’orthographe du duc de Fronsac !

Elle me montra Malesherbes ! il tenait dans ses mains une boîte dont je remarquai la simplicité, et que le testament d’un ami vient de faire passer dans les miennes.

Je reconnus l’aimable abbé Delille, auquel j’aurais pu réciter ses Géorgiques !

Je me levai pour contempler Buffon ; il portait sa tête dans les cieux comme pour y chercher les secrets du style admirable qui nous révélait, à la fois, les merveilles de la langue et les merveilles de la nature !

On recevait Sedaine ! Ce qui m’a fait penser, depuis, qu’on pourrait arriver à l’Académie, quoiqu’on eût fait des opéras-comiques !

Il était reçu par l’auteur de la Veuve du Malabar, et j’étais émerveillé de voir un homme sans titres et sans décorations présider une assemblée qui réunissait tout ce que la cour et la ville avaient de plus spirituel et de plus illustre !

Si l’admiration de l’enfance est un vœu pour l’avenir, il a mis soixante ans à se réaliser, et je ne m’en plains pas Vous allez savoir pourquoi.

Quand je fus homme, je rencontrai un autre enfant, que l’esprit et les talents de sa mère, ne m’empêchèrent pas de remarquer. Sa physionomie était riante et sérieuse ; son jeune regard perçait l’avenir ; je dis à sa mère : Votre fils tiendra de vous ! Elle sourit comme une mère qui prévoit que son enfant aura des amis !

Plus tard, j’eus l’occasion de revoir ce même enfant : il avait grandi, je ne parle pas de la taille ! il était ministre ! Il était plus, car les rois font les ministres, et Dieu seul fait les hommes de lettres ! Je parle de ceux qu’un rayon de l’esprit divin rend dignes de ce titre !

Vous voyez, Monsieur, combien je vous ménage ; je laisse dire, à ceux qui vous ont lu, que je parle de vous !

Quand nous pensâmes à remplacer le talent par le talent, le goût par le goût, l’amour de la patrie par l’amour de la patrie, un candidat vint m’apprendre qu’il se retirait et que vous vous présentiez !

Je connaissais l’estime de l’Académie pour vos talents et votre caractère. J’avais une dette de cœur à acquitter envers vous, comme envers beaucoup d’autres ! et le scrutin, que j’aidai de tout mon pouvoir, me révéla, dès le premier tour, que la Providence n’avait pas voulu me laisser mourir insolvable ! Il était temps !

Mais il n’est pas de bonheur qui ne soit suivi de quelque inquiétude, et je vous avouerai que je serais embarrassé pour vous répondre, s’il ne m’était permis de raconter quelques circonstances mal connues de la vie de M. Royer-Collard, les seules que je puisse aborder, puisque vous avez parlé de sa philosophie, de sa politique et de son caractère avec une supériorité de talent, une magnificence d’expression que je n’ai pas la prétention d’imiter, que je devais prévoir, et que l’on n’aura pas oubliées !

Quelque contradiction qu’on ait pu remarquer dans son esprit, son âme fut invariable dans la volonté d’associer la monarchie à la liberté, de conserver entre elles un juste équilibre, et de les tempérer l’une par l’autre.

Selon M. Daru, il s’attacha moins aux personnes qu’aux principes, et, selon M. Castelbajac, son loyal adversaire, jamais aucun homme ne fut plus semblable à lui-même !

Sa conduite va le prouver !

Il avait repoussé les caresses sanglantes de la Terreur, il repoussa les caresses plus douces du despotisme, qui venait l’épée de la République à la main, et sous les formes plébéiennes d’un pouvoir encore électif, s’offrir à la place de l’anarchie !

Aux yeux de M. Royer-Collard, c’était un mal qui s’offrait à la place d’un autre !

Une lettre imprudente, qui demandait une renonciation de droit en échange d’une indemnité, lui laissa voir le sceptre sous le manteau d’écarlate, et la couronne sous le panache tricolore ! Il pensait que tout ce qui ne marchait pas dans les voies de la justice devait tomber ! Et ce qu’on ne pourrait croire, s’il ne l’avait écrit le 8 avril 1803, avant même que l’aigle eût pris son essor impérial, il mesura la durée de son vol et vit, sous les fumées triomphantes de Lodi et de Marengo, s’avancer lentement le doigt qui devait un jour éloigner d’un front radieux l’étoile de la victoire que l’on y croyait fixée pour jamais !

Je ne veux discuter ici les sentiments ni les opinions ; il me suffira de démontrer que M. Royer-Collard n’a provoqué ni la guerre étrangère ni la guerre civile, comme on l’a dit depuis sa mort, et qu’il n’a trahi ni la patrie ni même le grand capitaine qu’il regardait « comme un homme aussi extraordinaire que sa fortune, et dont on devait accepter avec soumission l’autorité provisoire que la main de Dieu même paraissait avoir élevée », ce sont ses termes pour confondre les exemples et les principes de la révolution.

Il ajoutait dans la même lettre à Louis XVIII : « Ce n’est pas nous qui vous offrirons de vaines espérances, fondées sur les troubles intérieurs ou extérieurs, et sur les moyens de les exciter !

« Vous savez assez que nos vœux ne s’unissent point à l’intervention étrangère, et que notre caractère et nos principes nous éloignent également de tout esprit de conspiration et de faction !

« Il n’y aura point un autre Bonaparte ! » Je copie : « Laissez à la France le soin de peser vos droits quand il en sera temps ! Attendez que la Providence ait rendu la place vacante, ou qu’elle ait poussé celui qui l’occupe à vous la restituer ! »

Et plus tard, quand on lui annonçait des agents d’au delà du Rhin, il s’écriait avec indignation : Je ne veux pas les voir ! Je ne veux pas d’assassinat ! Je ne veux pas de machine infernale !

Il se bornait, dans la prévision du retour possible de la monarchie de 89, que nous avions tous rêvée, à conseiller et peut-être à commencer la Charte pour laquelle le parrain devait avoir des entrailles un peu moins paternelles que le père !

Voilà la conspiration de M. Royer-Collard !

Après soixante ans de révolutions, de faux jugements et de défiances mutuelles, n’est-il pas temps que les frères se reconnaissent à ces trois grands mots de ralliement : La patrie, l’honneur et la liberté !

Dans cette solennité dont vous aurez fait la grandeur, et devant ce congrès intellectuel, aussi bon juge de l’honneur de ses membres, parce qu’il est français, qu’il est bon juge de leur génie parce qu’il est savant, n’aurai-je pas accompli le plus saint devoir envers la patrie comme envers M. Royer-Collard, si j’ai fait partager mes sentiments d’amour et de concorde à cette assemblée d’élite où la voix de l’Académie française aura des échos généreux toutes les fois qu’elle parlera le langage de la justice et de la conciliation !

M. Royer-Collard fit ce qu’il avait conseillé ; il attendit la Providence et se retira paisiblement dans le professorat des écoles.

Son succès fut prodigieux. On accueillit la doctrine du spiritualisme avec enthousiasme.

Et pendant qu’à la Sorbonne on le proclamait le chef de la philosophie moderne, Napoléon avec toute sa gloire, moins sa puissance, descendait sur le rocher de Sainte-Hélène Louis XVIII rentrait aux Tuileries avec tout l’esprit et toute la sincérité qu’on lui connaissait ; et M. Royer-Collard restait le même, avec sa simplicité, sa modestie, et n’attribuant qu’à Dieu le retour de ce qu’il croyait la liberté !

Appelé par ses talents à la direction de l’Université, destinée à devenir un jour le premier ministère du monde, il refusa le titre de grand maître ! Et ce qui paraîtra plus étonnant, même à beaucoup de philosophes, il refusa les cinquante mille francs de traitement attachés à ce titre ! L’exemple n’a pas été contagieux.

Plus tard, il fut destitué !

Les ennemis de la liberté l’avaient rendu libre, afin qu’il n’appartînt plus qu’à ses principes, et la Restauration, comme pour le désigner à l’admiration publique, l’avait élevé sur le pavois de la disgrâce.

La France l’aperçut et le nomma son député ! Au lieu d’une chaire, il eut une tribune, où l’inébranlable représentant de la justice et de la vérité eut bientôt l’occasion de faire éclater cette éloquence puissante, ironique et variée, qui puisait la force dans la majesté des intérêts dont il était l’interprète, et la persuasion dans l’inflexible fermeté de ses convictions.

La passion religieuse avec laquelle il combattit la loi du sacrilége provoqua l’adresse des 221, et produisit une commotion généreuse qui se communiqua de la tribune à sept colléges électoraux ! Loin de combattre la monarchie, il n’aspirait qu’à la faire rentrer dans le chemin qu’elle avait promis de suivre ; et si nous eussions connu les desseins de la Providence, nous aurions été plus qu’émerveillés de le voir, par un effet contraire à celui qu’il voulait produire, rallier aux principes de l’ordre et du droit les oppositions divisées dont il craignait la violence, et pousser la royauté, qu’il espérait sauver, au coup d’État qui devait la perdre !

Instruit de ses projets, il se rappela les dispositions de la jeunesse qu’il avait élevée, comprit le péril, se présenta chez le Roi comme les prophètes dans les palais d’Israël ; épuisa vainement toute la force de sa raison, toute la sensibilité de son éloquence, et dit en le quittant : Je ne puis m’en séparer, mais je le juge !

Quand le ministère qui devait publier les ordonnances fut complété, un des amis du philosophe vint le trouver, et lui dit : « Le Roi sera forcé de partir, et ce qu’il y a de plus fâcheux, c’est qu’il n’y aura que vous et moi qui le suivrons ! »

« Parlez pour vous ! répondit-il ; je reste avec le pays ! »

Il s’écria, quand l’orage parut inévitable : « Il nous faudrait un grand homme ! » Il n’avait encore reçu qu’une demi-révélation !

Mais quand il vit que la liberté, guérie de la soif du sang par la Terreur, de la soif des conquêtes par l’Empire, et de la soif des vaines grandeurs par la Restauration, rentrait en amie sévère dans le palais des rois, et qu’elle était sincèrement reconnue par la monarchie qui s’élevait comme le droit de la France et de l’humanité tout entière, il s’inclina devant la Majesté divine, comprit que Dieu s’était servi de lui, et s’étonna de la grandeur des combinaisons providentielles !

Pendant soixante ans, les grands écrivains, les grands orateurs, les grands hommes d’État, les grands hommes de guerre, et même un grand homme, n’avaient pas manqué et pas un n’avait fait ce qu’il avait voulu ! Qui donc l’avait fait ?

Cependant, fidèle aux convenances, il ne s’associa pas aux joies de la victoire, mais il écrivit à ses commettants, j’ai sa lettre ! « Que s’il n’avait pas élevé de ses mains le trône de Juillet, il ne l’en regardait pas moins comme la seule barrière que l’on pût opposer à des entreprises odieuses ! »

Assis modestement au pied de la tribune qu’il avait remplie de son éloquence, il y fut pendant quatorze ans la sentinelle silencieuse de la liberté ! Et quand il vit enfin que ses principes étaient entrés dans les habitudes de la société nouvelle ; que, selon le vœu de 89, le grand nombre passait du côté des heureux ; que l’ange royal de la charité étendait ses ailes sur les autres ; que d’augustes jeunes gens donnaient l’exemple des mœurs et de l’amour de la famille, qui commence l’amour de la patrie ; que la sagesse sur le trône entraînait les retardataires et modérait les impatients, parce que Dieu veut qu’on le suive, et ne veut pas qu’on le devance ; et qu’un enfant grandissait, instruit par sa noble mère aux vertus que nous regrettons et qu’il nous rendra : rassuré sur les destins de la France, et fatigué par l’âge, il quitta la législature et poursuivit sa mission dans l’Académie, où l’ouvrier assidu de la vigne des lettres travailla, jusqu’à ses derniers jours, à les maintenir dans la route du bon et du beau. Il avait dit, dans son discours de réception : Le beau est partout : il est dans nos passions et dans nos vertus, dans la joie et dans les pleurs, dans la vie et dans la mort !

Il nous l’a montré dans sa vie ! Il va nous le montrer dans sa mort !

Dès qu’il sentit qu’elle s’approchait, craignant de donner un douloureux spectacle à sa fille, et fuyant jusqu’à l’ostentation d’une fin religieuse, il se retira mystérieusement dans sa terre, avec ses domestiques et son petit-fils, auquel disait-il, il voulait apprendre à mourir !

La piété filiale le rejoignit ; il craignit de l’affliger ; cacha dans les premières lueurs du crépuscule l’accomplissement de l’extrême devoir ; prononça le nom de sa mère ; bénit sa famille ; et, dans le calme et la sérénité du juste, attendit le moment où, selon l’expression du sublime Isaïe, Dieu nous retire dans son sein, comme des gerbes mûres qu’il rentre dans la grange.

Un ange du ciel ouvrait ses bras pour le recevoir ! Un ange de la terre étendait les siens pour le retenir !

Arrivé devant l’Éternel il put lui dire : Quand vous m’avez jeté dans le monde, deux principes y régnaient : dans la politique, les rois avant la patrie ; dans la religion, le prêtre avant Dieu. J’ai combattu soixante ans pour y faire régner deux autres principes : la patrie avant les rois, Dieu avant le prêtre ! Il aurait pu dire aussi comme mon illustre ami Duval, la veille de sa mort : Je n’ai pas écrit une ligne dont je puisse rougir devant Dieu ou devant les hommes ! et comme le dernier confrère que nous avons eu le malheur de perdre : J’espère qu’on pourra graver sur ma tombe : Homme de bien !

Il ne nous reste plus, de ce grand orateur, que le murmure encore vibrant de son éloquence, la statue que Vitry-le-François élève à son député, et l’hommage, plus durable encore, que vous venez de lui rendre !

Sans perdre ses regrets, l’Académie quitte ses habits de deuil, et reprend ses habits de fête !

J’aurais désiré que vous fussiez reçu par l’illustre académicien auquel j’ai l’honneur dangereux de succéder à cette tribune, et dont l’esprit puissant et gracieux, doué de la distinction du passé et de la fraîcheur du présent, nous a révélé toutes les délicatesses renfermées dans les ouvrages du dernier récipiendaire, qui lui-même nous a montré dans une magnifique définition de l’épopée, que la perfection du talent pouvait s’unir aux nobles qualités du cœur.

Mais dans l’intérêt d’une égalité qui nous est chère, tout s’est arrangé pour que l’homme de lettres fût reçu par le ministre, et le ministre par l’homme de lettres.

Cette douce égalité se conservera dans l’Académie ! Les hommes puissants selon le monde reconnaîtront ici combien la grandeur que l’on tient de la pensée, et dont on ne peut être destitué, est supérieure aux grandeurs que l’on tient de la terre, et que l’on peut perdre !

L’alliance solennelle que M. Royer-Collard désirait entre l’éloquence de la tribune et les lettres s’est accomplie !

Les illustres confrères que la politique nous a donnés, trouveront peut-être quelque douceur à partager notre indépendance, et quelque avantage à revoir ici l’image de Sully, qui leur dit : que les ministres des rois sont aussi les ministres des peuples ! et l’image de Bossuet, qui leur rappelle : que les ministres des rois doivent être aussi les ministres de la justice éternelle !

De leur côté ils nous ont appris à deviner l’éloquence et le génie dans la réserve ; à juger combien l’on conserve d’affection bienveillante et de sensibilité délicate au milieu des agitations de la vie publique !

Nous avons reconnu qu’ils avaient étudié la politique aux sources divines où nous avions étudié les lettres : Homère, Tacite et Corneille ! Dans le grand travail du nouveau dictionnaire, où nous traçons l’histoire de la langue depuis son origine et les révolutions de tous les mots, car les mots ont aussi leurs révolutions, ils nous ont apporté tant de lumière, que j’ai souvent désiré qu’un ministre de la guerre écrivît ses commentaires comme César et vînt nous aider à tracer l’histoire des mots qui se rattachent à la gloire française ! C’est presque toute la langue !

Vous vous apercevrez que nous ne recevons point un ministre, parce qu’il est ministre ; et la meilleure preuve que je puisse vous en donner, je la trouverai dans les essais de Philosophie où votre âme se cherche en elle-même, et, tourmentée de ses incertitudes s’élance vers la source de ses idées pour en découvrir le principe.

Plus compatissant que votre prédécesseur pour notre faiblesse, vous nous avertissez des difficultés et vous nous aidez à vous comprendre ! M. Royer-Collard attend qu’on le trouve ! et vous venez au-devant de nous, même dans le chapitre mélancolique du scepticisme, où vous nous apprenez, du moins, à ne douter ni de la bonne foi de vos recherches, ni de la vigueur de votre esprit, que nous retrouverons dans le drame pathétique d’Abailard, où la pureté de votre talent, en conservant à la tendre Héloïse, jusqu’à la fin de sa vie la pureté de sa passion et la fraîcheur de sa jeunesse, justifiera la légende naïve qui raconte que lorsqu’on la déposa dans le tombeau de son époux, Abailard ouvrit ses bras pour la recevoir et les referma sur elle, tandis que leurs âmes s’unissaient dans le sein de Dieu !

Si je n’avais craint de recommencer l’éloge de M. Royer-Collard, j’aurais parlé des discours qui vous ont conduit de la tribune au ministère, où vous aurez eu l’occasion de reconnaître qu’il est dans le ciel une politique plus puissante que celle des hommes, et que le roi le plus sage et le plus grand est celui qui, découvrant dans les transformations continuelles de nos mœurs les desseins de la Providence, se jette, avec la confiance du génie, dans la marche en avant qu’elle imprime à la terre.

Je suis fâché d’être obligé de terminer en vous adressant un reproche. Vous dites dans le livre que je ne croyais pas avoir assez loué !

« Les ministres de Louis le Gros et de ses fils s’intéressèrent à Abailard comme les ministres s’intéressent ! »

Comment, Monsieur, vous attaquez vos collègues ; eh bien, moi, dans mon indépendance, je vais vous dire, à mon tour, comment les ministres s’intéressent !

N’ai-je pas vu l’illustre guerrier qu’une nation rivale a récompensé par de généreuses acclamations des victoires qu’il avait remportées sur elle, compter, parmi les titres d’un vaillant officier supérieur, les services rendus à la patrie avec la plume !

Tandis qu’un autre ministre récompensait dans la veuve et l’orpheline d’un homme de lettres les services rendus à la patrie avec l’épée !

N’ai-je pas vu un ancien ministre de la justice offrir à l’Académie d’être, auprès de la justice des grâces, image de la justice de Dieu, l’avocat, non pas d’un innocent, mais d’un coupable, qui avait réparé par trente ans d’admirable vertu la faute d’un jour ! et ce généreux défenseur obtenir, par le charme de son éloquence, la réhabilitation du converti, afin que la société pût dire, même au criminel, qu’il y a rachat sur la terre par la vertu, comme il y a rachat dans le ciel par le repentir !

Voilà, Monsieur, comment les ministres s’intéressent ; et si ce n’est pas assez pour vous convaincre, il y a quelques années je vis mourir la petite-fille de l’infortuné Roucher. Elle laissait deux enfants qui n’avaient, pour compléter deux demi-bourses, que la modique pension de cinq cents francs dont leur mère jouissait, et qui s’éteignait avec elle ! - J’allai chez le ministre de l’intérieur, sans recommandation : je me trompe : je lui parlai de sa mère ! de ses talents ! et surtout de ses vertus ! Il me fit asseoir ; je me dis : Il n’a pas oublié sa mère, mes petits enfants sont sauvés ! - Pendant que je lui rappelais la fin déplorable de Roucher, je m’aperçus qu’il écrivait ! Ah ! me dis-je, mon récit l’importune ; il s’occupe de la nomination d’un préfet, ou de la conquête d’un vote ! mes petits enfants sont perdus ! Il se lève, et je vois des larmes dans ses yeux ! Des larmes dans un ministère ! et dans les yeux du ministre ! Il vient à moi, et me remet l’arrêté qui continuait aux enfants la pension de leur mère ! Je m’écriai : Je prie la Providence de m’envoyer l’occasion de vous remercier dignement ! et vous voyez que la Providence a couronné mon vœu ! car ce ministre, c’est vous ! et c’est moi qui vous reçois !