Fables lues dans la séance publique

Le 3 mai 1841

Jean-Pons-Guillaume VIENNET

FABLES

LUES DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 3 MAI 1841,

PAR M. VIENNET.

 

LA TAUPE ET LE FLEURISTE.

 

Une taupe aux ongles d’airain
S’était dans un parterre avec la nuit glissée;
Et sous la terre crevassée,
En sillon tortueux y marquait son chemin.
Quel réveil pour le maître! et quels cris de détresse
A ce fatal aspect s’échappent de son cœur!
Ses fleurs faisaient tout son bonheur.
Il saisit en pestant la bêche vengeresse;
Et pour punir l’animal destructeur,
Le corps penché, l’œil fixe et l’oreille tendue,
Immobile, il attend que la terre remue,
Et dénonce la bête à sa juste fureur.
La taupe qui, d’abord par ses cris arrêtée,
Avait interrompu son travail souterrain,
Le fait longtemps attendre mais enfin
Mon guetteur patient voit la terre agitée;
Et la bêche à son tour s’agite dans sa main.
O revers! pour frapper cette bête odieuse,
Il faut anéantir une fleur précieuse,
Une tulipe achetée à grands frais;
Et mon fleuriste est Hollandais.
Attendons, se dit-il; mais la taupe maligne
Replonge, et de sa route, en habile mineur,
Ne donnant plus le moindre signe,
Pour désoler notre amateur
Va, sous une tulipe et plus rare et plus chère,
Soulever tout à coup une autre taupinière:
Nouveau retard et nouvelle douleur.
Bref, trois fois et vingt fois ce jeu-là recommence;
Et quand notre fleuriste a perdu patience,
Quand, n’examinant plus quelle fleur il détruit,
De la bête maudite il a tiré vengeance,
Il ne peut réparer le mal qu’elle a produit.
Il raffermit en vain ses fleurs déracinées.
Tout se flétrit, tout meurt sur ses planches fanées;
De ses ménagements il déplore le fruit.
Ainsi, dans un État, une armée, un collège,
Se glissent les erreurs, les vices, les abus.
Quelque intérêt qui les protége,
Sachez les réprimer dès qu’ils sont reconnus.
Rois, peuples, arrêtez le mal dans son principe.
N’imitez pas mon fleuriste éploré.
S’il eût sacrifié sa première tulipe,
II eût sauvé tout son carré.

 

LES DEUX CHIENS.

 

Deux jeunes chiens, nés au même village,
L’un chez un forgeron, l’autre chez le fermier
D’un châtelain de haut parage,
Quoique divers de poil, de race et de métier,
S’aimaient comme on s’aime au jeune âge.
Dès que l’aurore paraissait,
Médor, le garde-ferme, et griffon de naissance,
Du fond de son étable en jappant s’élançait.
Il courait à la forge et son ami Basset
Montrait à le revoir la même impatience.
Alors, tant que du jour reluisait le flambeau,
Reprenant les jeux de la veille,
Nos deux chiens, s’agaçant des pattes, du museau,
Sur le fumier, dans le ruisseau,
Se roulaient, se crottaient de l’une à l’autre oreille.
Quant aux repas, tout leur était commun,
Tables, rogatons, écuelles,
Jamais un os entre eux n’excitait de querelles.
Les deux logis n’en faisaient qu’un.
Pendant leur joyeuse partie,
La dame du château vient un jour à passer.
Médor lui plaît par sa folie;
Et le fermier, instruit de cette fantaisie,
Est en si bon logis heureux de le placer.
Un laquais à l’instant s’en empare et le traîne
Vers la cour du manoir, où mon griffon crotté
Est, sous le jet d’une fontaine,
Bien savonné, bien peigné, bien frotté;
Et sur le poil luisant de sa robe d’ébène
Un flacon de senteur par madame est jeté.
Le voilà donc par un caprice,
Passé d’un toit de chaume en de riches lambris,
De son lit de fumier sur de moelleux tapis,
Et gorgé de débris d’office
Au lieu de croûtons de pain bis.
Quelquefois cependant de son ami d’enfance
La glapissante voix retentit à son cœur.
Il vole à la fenêtre; et jappant de bonheur,
Donne à son cher Basset signe de souvenance.
Mais la maîtresse alors, d’un ton sec et grondeur,
Le rappelle à son importance.
« Fi! lui dit-elle, fi! laissez ce polisson.
« Est-il fait pour hanter un chien de votre espèce? »
Et d’un biscuit, d’une caresse,
Elle accompagne sa leçon;
Et Médor, oubliant un chien de forgeron,
Vient jouer avec sa maîtresse.
Six mois d’hiver et de Paris
De ces leçons d’orgueil achevèrent l’ouvrage.
Seul, le pauvre Basset, resté dans son taudis,
N’oublia point l’ami de son jeune âge;
Et, quand l’été revint, quand un brillant landau
Ramena Médor au château,
Basset, dressant l’oreille au bruit de l’équipage,
Pour revoir son ami, pour fêter son retour,
Se glissant à travers les trains et l’attelage,
Joyeux et glapissant, accourut dans la cour.
Quel triste accueil l’attendait pour salaire!
Médor, en grommelant, recule à son aspect;
Et le poil hérissé d’orgueil et de colère,
Montre les dents au pauvre hère
Qui vient lui manquer de respect.
De cet affront Basset soupire,
Baisse la tête, se retire,
Va cacher dans sa forge un front humilié;
Et pour l’exemple, hélas! je voudrais bien vous dire
Qu’un revers de fortune a vengé l’amitié.

 

Mais ma fable en ce monde aurait peu de créance.
Les Médors parvenus vivent dans l’abondance;
Les Bassets oubliés meurent à l’hôpital.
Un dénoûment moins immoral
Manquerait à la vraisemblance.

 

LE CERVEAU, LE COEUR ET LA LANGUE.

 

Messer Gaster, dont notre la Fontaine,
Après Ménénius, fit un type de roi,
Voulut prendre un ministre; et pour ce haut emploi
De candidats on n’est jamais en peine.
Le cerveau, la langue et le cœur
Aspirèrent à cet honneur,
Et de ses droits chacun proclama l’excellence.
Mais la langue à ses deux rivaux
Sut si bien trouver des défauts,
Que de Gaster contre eux s’arma la défiance.
Si le cerveau faisait valoir
Qu’en lui siégeaient raison et sagesse, et génie,
Elle lui reprochait l’erreur et la folie.
Gaster avait d’ailleurs sur lui trop de pouvoir.
Quand Gaster souffrirait d’un repas indigeste,
Le ministre Cerveau, troublé dans son devoir,
Pourrait du corps entier bouleverser le reste.
Le cœur avait, de son côté,
Grandeur, patriotisme, et noblesse, et vaillance;
Mais il pouvait pécher par excès d’indulgence,
Par pitié, par faiblesse ou sensibilité.
La langue en dit tant, que le sire,
Croyant qu’on faisait bien quand on savait bien dire,
Lui remit son autorité.
Elle étourdit alors d’un vain bruit de paroles,
De graves quelquefois, plus souvent de frivoles.
Elle parla, parla, tantôt mal, tantôt bien;
Fit du moindre incident le sujet d’une glose;
Parla de tout, sur tout, et puis sur autre chose,
Parla toujours et ne fit rien.
Mais après cent débats dont elle fut la cause
Gaster, en digérant, finit par deviner
Que cette machine parlante
N’était qu’un instrument que devait dominer
L’autre machine intelligente.
Ne donnons pas un empire à mener
A qui ne sait se gouverner.

 

Gardons-nous des bavards qui parlant sans vergogne,
Font plus de bruit que de besogne.
Le plus beau péroreur, fut-il même avocat,
N’est pas toujours homme d’État.
Je ne veux pas plus loin pousser la conséquence;
Mais, avant que mon siècle ait terminé son cours,
Mes survivants, s’ils ne sont déjà sourds,
En diront plus que je n’en pense.

 

LE PAPILLON ET LA CHENILLE.

 

Un papillon léger de ses ailes brillantes
Étalait les riches couleurs,
Et caressait de mille fleurs
Les étamines odorantes,
Quand sur un lis, objet d’un désir inconstant,
L’aspect d’une chenille irrita sa colère.
« Fi! quelle horreur! dit-il en reculant,
« Que fait donc cette espèce au milieu d’un parterre ?
« Est-il un animal plus laid plus dégoûtant?
« On devrait en purger la terre. »
« — Ne fais pas tant le dédaigneux,
« Lui répond l’autre insecte; eh! dans quelle famille
« Aurais-tu choisi des aïeux ? »
« Souviens-toi, faquin vaniteux,
« Que tu naquis d’une chenille. »
Le papillon ne dit plus mot,
Eut l’air de butiner, et s’enfuit comme un sot
Dont on a relevé la folle impertinence.
Mais la moraliste un beau jour
Devint papillon à son tour,
Et montra la même impudence.

 

J’estime un parvenu qui, grandi par ses mains,
Supporte sans orgueil sa fortune ou sa gloire;
Mais pour deux qu’on en cite il est deux cents faquins
Qui de leur origine ont perdu la mémoire;
Et dans ce siècle d’oripeau,
De clinquant et d’enluminure,
Il est bien difficile à qui change de peau
De ne point changer de nature.

 

LA MACHINE À VAPEUR.

 

Sur un chemin de fer dont la double nervure,
Aux miracles de l’art soumettant la nature,
Courait en noirs filets sur les monts nivelés,
Les fleuves asservis et les vallons comblés,
La machine de Watt, en sifflant élancée,
Du bruit de ses pistons frappant l’air agité,
Volait, rasant le sol, par la vapeur poussée ;
Et défiant dans sa rapidité
L’attelage divin par Homère chanté,
Comme une comète enflammée,
Elle jetait aux aquilons,
En épais et noirs tourbillons,
Sa chevelure de fumée.
Trente wagons, chargés d’hommes et d’animaux
Etaient dans son essor entraînés sur sa trace.
On eût dit un village, habitants et troupeaux
Qu’un ouragan fougueux emportait dans l’espace;
Et, de cette merveille avides spectateurs,
Tous les peuples du voisinage
Couraient saluer son passage
De leurs transports admirateurs.
Tout à coup la machine, échappant de sa voie,
A travers les rochers court, éclate et se broie.
Le fracas des wagons par les wagons heurtés,
Les cris des voyageurs l’un sur l’autre jetés,
Font succéder l’horreur à la publique joie.
Ce train si pompeux, si bruyant,
Où l’homme avec orgueil contemplait sa puissance,
N’est plus qu’une ruine immense,
D’hommes et de débris pêle-mêle effrayant.
Et d’où vient ce malheur, cette prompte déroute?
D’un tout petit caillou qu’a jeté sur la route
La main débile d’un enfant.

 

O vous, que, dans ce temps si fertile en naufrages,
De la fortune encor enivrent les faveurs,
Conquérants de tous les étages,
Grands auteurs, dont l’esprit se perd dans les nuages
Où vous ont élevés des compères menteurs;
Vous tous, qui d’un char de victoire
Éclaboussez le monde, et vous faites accroire
Que le jour ne luit que pour vous,
Brillants aventuriers, illustres casse-cous,
Triomphez, roulez votre gloire;
Mais gare les petits cailloux.