Strophes faites en mer

Le 2 mai 1835

Pierre-Antoine LEBRUN

STROPHES FAITES EN MER.

LUES DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 2 MAI 1835,

PAR M. P. LEBRUN.

 

Comme un cygne étendant ses ailes,
Mon beau navire a pris l’essor,
Et, loin des rives paternelles,
Vers l’Orient m’entraîne encor.
La France, à l’horizon perdue,
Derrière les eaux descendue,
Déjà disparaît à mes yeux.
Me voilà séparé du monde,
Seul sur l’immensité de l’onde,
Seul sous l’immensité des cieux.

 

En me trouvant si solitaire,
Malgré moi, d’un secret plaisir,
Ce cœur, qui regrettait la terre,
Tout à coup s’est senti saisir.
Sous les brises que l’air m’envoie,
Par moments, des sources de joie
Inondent mon sein enchanté ;
Et, libre de toutes les chaînes,
Je jouis dans toutes mes veines
De mon immense liberté.

 

Comme un captif qui, trente années,
N’a vu qu’à travers des barreaux
Passer les saisons fortunées,
Le ciel, les arbres et les eaux,
Mon âme, longtemps prisonnière,
S’échappe, et volant tout entière
Vers le vaste et libre séjour,
Légère comme l’hirondelle,
Se joue et s’enivre auprès d’elle
Dans les rayons d’un nouveau jour.

 

Ce n’est pas dans le sein des villes,
Dans leur éclat matériel,
Que vivra, sous des lois serviles,
Le poëte : il est fils du ciel.
C’est dans les champs de la nature
Que rit la source vive et pure
Où sont les plus limpides vers ;
C’est là qu’il doit tremper son âme,
Et s’abreuver de cette flamme
Qu’il communique à l’univers.

 

Si quelque cime au loin domine,
Où nul pied ne vienne marcher,
Que de la montagne voisine
Nulle ombre ne puisse toucher,
Où l’air pur dilate la vie,
Où l’on sente mourir l’envie
De biens trop souvent expiés,
Où l’homme, debout sur le faîte,
N’a plus que le ciel sur sa tête,
Et voit les villes à ses pieds ;

 

Qu’il y monte : là, le génie
L’attend avec tous ses secrets.
Qu’il écoute cette harmonie
Qui circule dans les forêts,
Lorsqu’on leur solitude immense
On entend même du silence
Venir une secrète voix,
Ou des frémissements sublimes
Descendre de toutes les cimes,
De toutes les feuilles des bois.

 

Qu’il demande à la mer profonde
Ses bords, ses vagues et leur bruit,
Et l’azur dont le jour l’inonde,
Et les étoiles de sa nuit ;
Ah ! comme la harpe d’Éole,
Soudain, sur le vaisseau qui vole,
Au vent il vibre harmonieux ;
Ah ! s’agrandissant avec elle,
Ainsi que son miroir fidèle,
Son âme a réfléchi les cieux.

 

Combien de fois, dans ma patrie,
J’ai, de la mer suivant le bord,
Vu briser contre la Neustrie
Les flots de l’océan du Nord !
Combien ma jeunesse rêveuse
A passé de jours, amoureuse,
À contempler les flots mouvants,
Quand l’inspiration féconde
Vers moi montait du sein de l’onde,
Descendait du milieu des vents !

 

Et maintenant de ma jeunesse
S’accomplit le voeu le plus pur.
Me voilà, pour chercher la Grèce,
Flottant entre le double azur.
De magiques bords couronnée,
La belle Méditerranée
M’invite d’un aspect serein,
Et me dit : Prends ma poésie ;
Aime-moi, voguons vers l’Asie.
Je te porterai sur mon sein.

 

Oui, je t’aime, oui, tu parais belle
À mon âme autant qu’à mes yeux ;
Bien que ta surface infidèle
Cache des flots capricieux
Comme ces beautés orageuses
Qui, pleines d’heures nuageuses,
Quelquefois torturent l’amour,
Et le rendent plus vif encore,
Et, charmantes jusqu’à l’aurore,
Font payer son bonheur au jour.

 

Aussi mobile que Protée,
La mer, changeante incessamment,
Est tantôt sirène enchantée,
Et tantôt lion écumant,
Toujours belle ! et, pour moi qui l’aime,
Sa forme terrible elle-même
Est attrayante en son horreur
Porté sur le monstre en colère,
Je mets ma main sur sa crinière,
Et je jouis de ma terreur.

 

Je les plains ceux que la nature
De son amour n’a point tentés ;
Qui n’ont admiré qu’en peinture
Ses douces et fortes beautés ;
Qui n’ont pas, durant la tourmente,
Aperçu la face écumante
Du vaste Neptune en fureur,
Et, sous le souffle des zéphyres,
D’Amphitrite aux mille sourires
Connu le charme et la douceur.

 

Ah ! comme leur âme troublée
Palpiterait, si de ces cieux
Sur la mer sa couche étoilée
La nuit descendait à leurs yeux,
La nuit sereine et solennelle,
Qui, lorsque Vénus étincelle
Sur son mystérieux séjour,
À l’amant : qui les a cherchées
Livre tant de beautés cachées,
Purs trésors inconnus an jour.