Ode faite en visitant en Grèce le mont Liakoura (l’ancien Parnasse). Réception de M. de Lamartine

Le 1 avril 1830

Pierre-Antoine LEBRUN

ODE FAITE EN VISITANT EN GRÈCE LE MONT LIAKOURA

(L’ANCIEN PARNASSE),

LUE DANS LA MÊME SEANCE.

PAR M. P. LEBRUN.

 

Mont célèbre dans tous les âges,
Que, sur les bords les plus divers,
Dans les plus différents langages,
Invoquent nos classiques vers,
Combien de fois dès mon enfance,
Je t’ai rêvé, sans espérance
Que mes yeux te vissent jamais !
Est-ce bien là ta cime antique ?
Ou quelque songe poétique
M’a-t-il figuré tes sommets ?

Non ; des ondes Aganippides
Hier j’ai franchi le vallon ;
J’ai bu dans les sources limpides,
Aux penchants du vert Hélicon ;
Non, ce n’est pas l’erreur d’un rêve ;
Le Parnasse aujourd’hui s’élève
Réel sous mon œil étonné ;
C’est lui-même et non son image
Qui porte là dans le nuage
Un front de neiges couronné.

Le mont Etna plonge sa cime
Plus profonde au-dessus des cieux ;
L’Olympe d’un front plus sublime
En Phrygie a frappé mes yeux ;
Mais aucun, ni le haut Cyllène,
Ni l’Hymète, parfum d’Athène,
Ni l’Ida, sans fleurs aujourd’hui,
Ni l’Athos, qui sous sa grande ombre
Voit fleurir des îles sans nombre,
N’a frappé mon cœur comme lui.

Ah ! lui seul le cœur du poëte
Peut éprouver ou concevoir
De quelle émotion secrète
Le mien a senti le pouvoir
Lorsque, du haut de l’Érymanthe,
Par-delà les monts que Lépante
Répète en son golfe si pur,
D’abord d’une neige éternelle
J’aperçus la blanche étincelle,
Signal de son sommet d’azur.

Quel est, demandais-je à mon guide,
Ce dernier sommet si lointain
Qui brille dans le ciel limpide
Aux rayons dorés du matin ?
Il répondit : C’est le Parnasse.
Alors, immobile à ma place,
Et frappé du magique nom,
Je ne pouvais lasser ma vue
Et quitter l’image imprévue
Qui m’attachait à l’horizon.

Et maintenant (je n’ose y croire)
Je puis le toucher de ma main !
Je puis cueillir la grappe noire
Qui borde son rude chemin !
Voilà Delphe et ses rocs antiques
Qui jadis, aux fêtes Pythiques,
Virent le chantre d’Hiéron ;
Et j’entends leur écho sonore,
Le même que naguère encore
Éveillaient les pas de Byron !

Cette fontaine qui murmure
Près d’un couvent de caloyers,
Et cultive d’une eau si pure
La fraîcheur de ces oliviers,
Est-ce elle, est-ce bien Castalie,
Qui, d’inspiration remplie,
Versait jadis tant de beaux vers ?
Source aux poètes si sacrée !
Oh ! comme elle semble ignorée,
Au bord de ces sentiers déserts !

De quelque raïa solitaire,
De quelque vendangeur voisin
L’âne en passant s’y désaltère,
Successeur du coursier divin
Profane, retiens ta monture,
Loin d’ici son image impure !
Il regarde, et ne répond pas,
Et continue à laisser boire
Celui qui sur l’eau de mémoire
Jette un souvenir de Midas.

Hélas  hormis cette fontaine
Dont le bruit jamais ne cessa,
Et qui court, entendue à peine,
Mourir dans la mer de Crissa,
Tout est muet sur le Parnasse !
Tous ses dieux ont quitté la place
Où leurs chants seraient superflus
Et les neuf vierges immortelles
Sur la cime où posaient leurs ailes
Aux hommes n’apparaissent plus !

Mais sur le sacré mont encore,
Comme un souvenir de ses dieux,
Je ne sais quel esprit sonore
Hante les rocs mélodieux ;
Il vit dans la terreur sacrée
Qui des grottes garde l’entrée,
Il dort dans leur muette nuit ;
Avec la chaleur il bourdonne,
Avec les oliviers frissonne,
Avec l’eau murmure et s’enfuit.

Dans la nuit prolongeant ma veille,
J’ai, des rochers muets et nus,
Senti venir à mon oreille
Des sons magiques, inconnus,
Doux comme Eole qui soupire,
Comme un vague chant, dont expire
Le lointain et dernier accord,
Comme une musique cessée,
Qui n’est plus que dans la pensée,
Et que l’oreille écoute encor.

Ah ! comme mon âme est troublée !
Que me veut ce secret désir !
Sur cette montagne isolée
Quel espoir m’est venu saisir ?
Je me sens, moi faible poëte,
De cette puissance muette
Au delà de moi transporté ;
Il semble à mon âme ravie
Qu’en mon sein commence une vie
Capable d’immortalité.

Parnasse ! en ma chère contrée
Je vais retourner désormais ;
Qu’on sente à ma voix inspirée
Que j’ai bu l’air de tes sommets ;
Et comme, des champs de Syrie,
Le pèlerin, vers la patrie,
Porte une palme à ses foyers,
De mon sacré pèlerinage
Qu’aux miens je porte en témoignage
Un rameau pris sur tes lauriers.