Discours de réception de Pierre-Antoine Lebrun

Le 22 mai 1828

Pierre-Antoine LEBRUN

M. Lebrun, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le comte François de Neufchâteau , y est venu prendre séance le jeudi 22 mai 1828, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Vers le temps où l’Institut de France venait, après nos troubles politiques, de rouvrir un asile aux lettres, aux sciences et aux arts, un membre de cet Institut, celui qui est en ce moment l’objet de vos regrets, occupait le ministère, dont la plus grande gloire est de protéger les lettres ; et il ne dédaignait pas de les encourager jusque dans leurs plus faibles espérances. Il lui parvint un jour quelques essais informes de mon plus jeune âge : le ministre jeta sur ce recueil d’un enfant, qui n’était pas même encore écolier, un œil de curiosité et d’indulgence, et il prêta peut-être à ces vers trop précoces quelque chose de cet intérêt qu’on porte à ses propres souvenirs : il m’appela devant lui, il me donna place dans ce célèbre collège, seul alors ouvert en France, qu’il venait de nommer au nom de Prytanée, et où, comme dans les Prytanées d’Athènes, la munificence nationale élevait les enfants de ceux qui avaient servi le pays.

En portant les yeux autour de moi, je rencontre des regards pleins de bienveillance ; dans cette illustre famille littéraire, qui daigne m’adopter, je reconnais plusieurs de ceux qui ont encouragé ma jeunesse, et les amis qui m’ont plus d’une fois tendu la main pour m’attirer jusqu’à eux. Au milieu de l’émotion reconnaissante que j’éprouve, je ne puis me défendre d’un sentiment de tristesse, en songeant à ce premier bienfaiteur, à cet ami ancien, à qui j’ai dû l’appui des premiers pas de ma carrière, et en venant remplir cette place qu’il a laissée vide, tandis qu’il m’eût été si doux de m’asseoir à ses côtés. C’était notre commune espérance. Sans doute, en m’appelant parmi vous, vous avez voulu satisfaire, en partie, aux vœux qu’il avait formés ; car, en examinant m es titres, je ne m’en trouve aucun qui soit aussi digne de me mériter un tel honneur. Si je ne puis lui reporter à lui-même votre faveur, et me vois réduit à n’en faire hommage qu’à sa mémoire, du moins ce m’est une consolation triste et douce d’avoir reçu de vos suffrages le droit de remplir devant vous un devoir qui m’est sacré, et d’élever la voix, dans ce sanctuaire des lettres, pour offrir à celui que nous avons perdu cet éloge public, que consacrent vos usages, et qui satisfait ma reconnaissance.

Et toutefois je m’arrête d’abord, surpris d’un trouble qui m’est nouveau, et effrayé d’une tâche inaccoutumée, en me voyant appelé à la remplir au milieu de cette assemblée brillante et choisie, et devant des juges diversement célèbres, que mon étoile, favorable ou contraire, fait présider aujourd’hui par le représentant même de la pureté du goût et de la sévérité littéraire. Mon étude est la poésie, et je ne sais point l’art des discours éloquents. S’il me fallait seulement quelques paroles sorties du cœur, je les trouverais pour cet homme regretté. Mais comment pourrais-je suffire à vous le retracer dignement, dans ses travaux si variés, et les fréquentes vicissitudes de sa vie : poète et jurisconsulte ; économiste, historien, philologue ; législateur et négociateur, ministre et magistrat suprême : tant d’occupations publiques, auxquelles de mêlent tant d’ouvrages, dont on ne juge bien tout le mérite qu’en en connaissant bien toute l’utilité. L’ambition de M. François de Neufchâteau a été d’être utile ; et ce fut surtout sa gloire. L’amour de la littérature et celui du bien public se sont partagé cette vie si pleine, où nous le voyons marcher constamment, pendant soixante années, en passant par des positions si diverses et en cultivant des genres si opposés, vers un but toujours semblable : l’honneur des lettres, la prospérité du pays, le bien de l’humanité toute entière.

Tout le monde connaît son enfance : elle fut célèbre ; il faisait des vers à l’âge où l’on apprend à lire, et il était de quatre académies à celui où d’ordinaire on entre au collège.

On parcourt avec un vif intérêt, je dirai presque avec émotion, le recueil qu’il fit paraître à treize ans, ces poésies remarquables déjà par la facilité brillante qui a été le principal caractère de son talent. Les vers sont au-dessus de son âge, non les sujets. Quelques-uns reproduisent, sans doute, des sentiments appris plutôt qu’éprouvés ; il parle de la rapidité de la vie avant de l’avoir aperçue autre part que dans Horace, et de Glycère, sans savoir précisément ce que c’est, mais il sent bien l’amitié, qui est la passion de l’enfance, mais on trouve dans ses vers cet amour vif de la bienfaisance, qui sera la passion de sa vie, et un enthousiasme vrai de la campagne et des beautés de la nature, laisse déjà entrevoir celui qui fera des champs sa plus chère étude et des cultivateurs de la terre ses premiers amis.

L’empressement dont il fut alors l’objet se peut à peine deviner. Une ville l’adopta et lui donna son nom ; les grands seigneurs, et les femmes, ces autres puissances, faisaient cercle autour de lui pour l’entendre : succès enivrants ! Des littérateurs célèbres saluaient de leurs vers la muse naissante ; et le plus illustre d’entre eux, le vieillard chargé de gloire et d’années qui venait de donner Tancrède, de défendre Calas, et d’adopter la nièce de Corneille, demanda à lui tenir lieu de maître et de père, et à l’élever comme son fils dans sa propre maison. Quel avenir ! Et de quel ébranlement ne dut pas être frappée alors sa jeune imagination ! Je me souviens, et c’est le souvenir le plus reculé de ma première enfance, d’avoir un jour, sur une route éloignée, vu passer le cercueil de Voltaire, amené de l’abbaye de Scellières où il reposait depuis douze ans, et qu’un char funèbre conduisait à Paris, chargé de rameaux et de couronnes : une grande foule était en haie des deux côtés, et je me rappelle encore les voix confuses d’hommes et de femmes qui se disaient les uns aux autres : c’est Voltaire que l’on mène au Panthéon. Si le seul souvenir de ce moment m’a plus d’une fois troublé, quel effet ne dut pas produire sur le jeune poète la présence de Voltaire vivant, entouré de tous les prestiges de sa gloire, et lui ouvrant des bras paternels ! Un enfant accueilli par un tel homme, flatté par les vers de ce potentat littéraire, dont les plus illustres de l’Europe s’empressaient de grossir la cour, et que flattaient des Rois et des Impératrices !

Un personnage, le bailli d’Alsace, qui s’était emparé du jeune prodige, et dont la vanité trouvait peut-être son profit à le produire dans le monde, mit entre lui et un tel honneur l’obstacle de sa vulgaire protection ; il voulut redouter, comme dangereuses, les leçons de ce grand maître ; et le jeune François de Neufchâteau, voyant avec désespoir se fermer la perspective enchantée, tomba de la cour de Voltaire dans l’étude d’un procureur.

Je m’arrête peut-être avec trop de complaisance sur ce premier moment de sa carrière : lui-même à la fin de sa vie reportait sa pensée, non sans quelque attendrissement, vers cette époque lointaine, qui en fut, disait-il, la plus brillante. L’espérance ajoutait tant d’éclat à la réalité ! Quel homme de lettres, sans avoir été séduit par d’aussi enivrantes promesses, arrivé à la fin, ou seulement au milieu de sa carrière, n’a pas éprouvé quelque chose de ces regrets, en reportant son esprit vers le temps de ses premiers succès, alors que l’avenir lui semblait si vaste, et cependant si facile à remplir ! Combien sont rares ceux qui ne font pas un triste retour, en voyant souvent, entre le point de départ et celui de l’arrivée, un intervalle laissé presque vide, et en n’apercevant sur la route que des projets avortés, des espérances épanouies, et toutes les promesses du jeune âge plus mûr ne devait pas réaliser.

M. François de Neufchâteau, s’il ne put recevoir les leçons de Voltaire lui-même, n’en reste pas moins pour nous son élève. Il est facile de reconnaître l’influence et la manière du maître dans les écrits nombreux qui suivent, d’année en année, ses premiers essais ; dans ces épîtres, ces improvisations légères, brillantes bagatelles, qui, à chaque circonstance, sortaient de sa veine facile ; surtout, dans ses ouvrages plus soignés, les discours en vers, on retrouve la marque de Ferney, la touche voltairienne, le vers philosophique du grand poète. L’Épître à la comtesse d’Alsace, sur l’éducation de son fils, fut entre autres remarquée. Le Discours sur les spectacles, et celui Sur les dégoûts de la littérature, n’attirèrent pas moins l’attention. Voltaire me dispense lui-même de louer ce dernier, plein d’esprit, dit-il, de beaux vers et de vérités.

On m’excusera de citer aussi, parmi les pièces de ce premier temps, la romance d’Anaximandre, puisqu’elle a la gloire d’avoir inspiré sa première comédie à l’un des plus spirituels disciples de Molière.

M. François de Neufchâteau n’a aperçu aucun succès sans tenter de l’obtenir, depuis le genre dramatique jusqu’à ce genre léger de la chanson, long-temps traité de frivole, que, de nos jours, un poète de génie a élevé au premier rang, en en faisant l’Ode française, et en le consacrant à tous les sentiments généreux.

Ces essais, sur des tons divers, n’étaient pour ainsi dire que des préludes au grand ouvrage qu’il devait bientôt entreprendre, je veux dire la traduction de l’Arioste, de ce poète qui réunit en lui seul tous les tons de la poésie, et semble en parenté avec Homère et Rabelais, Cervantes et Molière. C’était sans doute une belle conquête à faire, pour notre littérature, que celle de son poëme original, où tout est imaginaire et où rien n’est faux, où, revêtant la vérité de formes fantastiques, qu’il se plaît ensuite à briser, il ne l’en fait sortir que plus entière et plus pure : trésor d’esprit et d’ame, de raison et de folie, miroir magique du monde, où viennent se peindre et se mouvoir, comme dans un prisme, avec les scènes variées de la nature, le cœur mobile de l’homme, et qui, au gré de la fantaisie du génie moqueur se riant de toutes les vanités, devient une image d’autant plus semblable à la vie elle-même qu’il excite en nous un désir qu’il s’amuse sans cesse à tromper.

M. François de Neufchâteau avait déjà terminé plus de douze chants quand il lui fallut quitter Paris pour un exil honorable à Saint-Domingue : ces chants obtenaient d’autant plus de succès dans les sociétés brillantes qu’il les lisait avec un charme tout particulier, car, vous le savez, il possédait au plus haut degré cet art dont il nous a laissé les préceptes dans un poëme devenue classique.

La carrière des lois, qu’il suivait parallèlement avec celle des lettres, l’avait élevé par degrés jusqu’à la place de procureur-général du roi au conseil suprême du Cap-français. Au milieu des travaux sévères de sa place, il avait trouvé le moyen d’unir et de concilier la poésie et la magistrature. Tout en écrivant avec d’Aguesseau sur les études du magistrat, sur la réforme des lois criminelles avec Montesquieu, sur des améliorations d’humanité avec l’abbé de Saint-Pierre, il avait achevé son œuvre de l’Arioste, la plus longue entreprise que la poésie française eût encore tentée, et l’une des plus difficiles, sans doute, puisqu’elle demande avec la souplesse d’un talent rapide et facile, la patience d’un esprit opiniâtre. Après quatre ans, il revenait en France : à deux journées du Cap, son vaisseau échoue la nuit sur un écueil. Sa vie est sauvée, sa vie seule. Sur les rochers déserts de Mogane, sans vêtements, sans nourriture, sans eau, il erre, le jour, la nuit, une semaine entière ; un coup de vent lui a tout enlevé, sa fortune, sa santé, dirai-je sa gloire. Il a vu s’engloutir devant lui les travaux de ses dix plus belles années : son manuscrit de l’Arioste, et tout l’honneur qu’il en devait espérer. Il avait trente cinq ans, comment recommencer toute une fortune à cet âge ! M. François de Neufchâteau ne fut point abattu par un si grand malheur. Mais, dans les dernières années de sa vie, il disait avec regret, et trop modestement sans doute, aux jeunes amis qui le pressaient de réunir ses œuvres poétiques : j’ai perdu le seul ouvrage qui leur eût pu donner du prix.

Mais de terribles distractions devaient suivre son retour en France ; et sa vie elle-même, dans une tempête d’une autre sorte, allait courir de bien plus rudes dangers. Les succès de la littérature ne devaient plus lui sembler que d’un intérêt très-secondaire, le temps des paisibles études avait cessé pour lui comme pour tant d’autres, celui des agitations politiques était près de commencer, et nous allons voir l’homme de lettres se confondre et disparaître en quelque sorte dans l’homme public.

Le flot populaire le vint prendre dans une retraite des Vosges, son pays natal, pour l’entraîner au milieu des mouvements tumultueux d’une révolution formidable, et le porta dans la première assemblée législative, où sa réputation l’éleva, d’abord au secrétariat, ensuite à la présidence. Dans cette difficile et périlleuse carrière où il se trouve jeté, nous le voyons tout à la fois garder la modération naturelle de son caractère, et se montrer au niveau des circonstances les plus menaçantes et les dangers les plus divers. Une armée étrangère s’avance à travers la Lorraine, Paris se trouble, et l’assemblée, partageant l’inquiétude de la capitale, voyait naître dans son sein plus d’un projet timide : courageux devant l’ennemi, M. François de Neufchâteau fait jurer à l’assemblée de rester à son poste. Bientôt il vole lui-même aux cris des prisons de l’Abbaye, courageux devant les bourreaux. Et quand la convention lui offre le ministère de la justice, son refus est encore un acte de courage. Les hommes, qu’un tel refus ne manqua point d’offenser, devaient s’en souvenir quand plus tard il fi jouer sa comédie de Paméla, et dans un moment où la modération était devenue un crime, le nouvel exemple qu’il en donnait en la proclamant par le théâtre, fournit un prétexte suffisant pour le jeter dans une de ces prisons d’où l’on ne sortait que pour aller à la mort.

La révolution heureuse qui, par la chute d’une sanglante dictature, sauva tant de victimes, lui ouvrit, après vingt mois de captivité, les portes de cette prison du Luxembourg qui devait trois ans plus tard devenir pour lui un palais. Elle le rendit à ses paisibles montagnes des Vosges, restées toujours étrangères aux mouvements qui agitaient le reste de la France. Son ame, comme un miroir qui ne peut conserver long-temps les souffle qui l’a terni, perdit bientôt l’agitation qui l’avait troublée. Les scènes champêtres et paisibles qui l’entouraient vinrent s’y réfléchir, et il les reproduisit dans son Poëme des Vosges. Il sacrifia avec Hésiode aux filles de mémoire qui font oublier les maux, et il grava au-dessus de la porte de sa maison l’inscription du château de Lyrias :

Je suis au port et j’y demeure.
Fortune, ambition, vaine espérance, adieu.
Long-temps de me bercer vous vous fîtes un jeu,
Bercez-en d’autres à cette heure.

Hélas ! la plupart des hommes ne peuvent se vanter de plus de constance dans leurs vains projets que le possesseur même du château de Lyrias : celui-ci abandonna sa retraite pour être secrétaire d’un ministre ; M. François de Neufchâteau quitta la sienne pour être ministre lui-même.

Les jours terribles étaient passés, la France avait reporté au dehors sa bouillante énergie ; c’était l’époque des triomphes d’Italie. Cependant à l’intérieur on conservait encore l’émotion de la tourmente. Les pouvoirs étaient aux prises, les partis en présence ; une désorganisation presque générale régnait dans l’administration, au milieu de ce malaise immense d’un peuple las qui s’agite pour trouver le repos, les citoyens des villes et des campagnes cherchaient de quel côté leur pourrait venir quelque homme habile et modéré qi n’eût de passions que celle du bien public, et qui pût défendre du moins d’une destruction complète l’agriculture, le commerce, l’industrie et les arts.

Nul homme ne convenait mieux que M. François de Neufchâteau pour répondre à un tel vœu. En même temps que ses connaissances et ses talents lui donnaient les moyens de recréer et faire refleurir toutes les branches de la prospérité publique ; son esprit conciliant et ses vertus pacifiques le rendaient propre à apaiser les haines et les dissentions sans cesse renaissantes. Il ne porta au ministère ni l’aigreur de l’esprit de parti, ni le souvenir amer du passé ; et quand il put se venger de ses proscripteurs même, il ne se souvint plus de leur nom.

L’administration habile et bienfaisante de ce ministre homme de bien fut telle, que les deux conseils l’élevèrent bientôt à la magistrature suprême ; mais, sorti du Directoire à la voix du sort, il revint, après avoir paru un moment à Seltz en négociateur, reprendre ce ministère, où toutes ses nobles passions devaient trouver leur emploi.

Je voudrais pouvoir le suivre pas à pas dans ce ministère, la plus belle époque de sa vie. Il a pris soin lui-même de la rassembler tout entier en vaste recueil, et d’en consigner tous les actes dans une série de lettres, de circulaires, et d’instructions, dont la facile élégance et les hautes vues font à la fois un monument administratif et littéraire. On peut l’y suivre dans les diverses directions qu’il donna, avec tant de supériorité, à toutes les parties de l’administration ; on le voit, malgré les difficultés sans nombre, et plein d’une constance qui ne se décourage jamais, répandre de toute part à pleines mains, au milieu de la guerre, les semences que la paix devait faire fructifier, comme souvent on sème dans un champ de peu d’espérances en disant : il en germera toujours quelque chose.

Tandis que nos armées nous conquéraient les plaines fécondes de l’Italie et de l’Égypte, il cherchait à étendre la France à sas manière, à faire des conquêtes sur notre propre sol ; et l’agriculture encouragée, doublant ses anciens produits, en tirait de nouveaux des terrains restés jusque là sans culture.

Son infatigable philanthropie porte le travail dans les asiles consacrés à la pauvreté et dans l’intérieur des prisons, afin de détruire les maux que l’oisiveté ajoute à la misère.

Mais l’instruction du peuple est, en entrant au ministère, sa première pensée, comme, en le quittant, sa dernière sollicitude. Il encourage la stéréotypie naissante et l’applique aux livres destinés à l’enfance. Lui-même il écrit pour elle une méthode élémentaire. Il multiplie les sociétés savantes, les bibliothèques, les cours de toute espèce. Si toutes les généreuses institutions où il voyait l’avenir de la France n’ont pu, sous son ministère trop court, trouver leur entier développement, il en a jeté du moins les premières semences, et lorsque la propagation de l’instruction et des lumières fut confiée à d’autres mains, il n’en détournait pas sa pensée, il en suivait comme de loin toutes les chances et tous les progrès ; et si son ame contristée avec toutes les ames généreuses a pu prévoir, pendant ses dernières années, appliquer aux lumières, comme à l’industrie, une habileté toute contraire à la sienne, avec quelle joie, s’il eût vécu quelques jours encore, il eût saisi l’espoir d’un meilleur avenir, en voyant se rouvrir ces hautes écoles, où chaque jour deux mille jeunes hommes, l’élite de la génération nouvelle, vont entendre la philosophie, l’éloquence et l’histoire donner de si profondes, de si brillantes, de si fructueuses leçons. Il avait songé à faire du théâtre une sorte de complément à ces grandes écoles, et pour ainsi dire, un cours vivant d’histoire, d’éloquence et de philosophie, où le peuple put recevoir des leçons d’autant plus puissantes sue là elles s’insinuent dans les ames avec la forme et sous l’attrait du plaisir. Projet peut-être chimérique ! mais qui peut dire, toutefois, jusqu’où le théâtre saurait porter ses enseignements si la scène, qui semble enfin affranchie de ses entraves, peut ouvrir une libre carrière aux esprits qui demandent à l’enrichir ; et quelle confiance ne puis-je pas concevoir de son avenir en voyant ici, parmi vous, cette élite brillante de poètes dramatiques, où je distingue, à côté des auteurs des Templiers, de Jeanne d’Arc, du Trésor, de la Fille d’Honneur, de Médiocre et Rampant, le créateur du Pinto, et son plus jeune émule, l’espoir des deux scènes, et l’auteur qui, dans Sylla, a agrandi le théâtre, et dont l’étonnant succès n’a pu être ralenti même par la mort du grand et admirable acteur que la France regrettera long-temps.

Mais, messieurs, j’aurais dû vous parler d’abord du plus véritable titre de gloire de M. François de Neufchâteau, de celui dont il était le plus fier, et qui le rendra surtout recommandable à la postérité : je veux dire de l’exposition publique des produits de notre industrie. Ce fut sans doute une belle et grande conception que celle de ce concours. Vous savez avec quel empressement la France entière a accueilli cette idée féconde, et répondu à son appel. Tous les arts nourriciers et productifs, accourus des parties les plus éloignées d’un vaste empire, ces machines ingénieuses et puissantes qui centuplent les facultés de l’homme, en ajoutant leur force à son intelligence, tous ces produits divers de notre sol dans toutes leurs métamorphoses vinrent offrir à Paris, à l’Europe, un spectacle d’un genre tout nouveau, et que d’autres nations ont depuis imité. C’était la première fois qu’on honorait ainsi les arts utiles, qu’on y attirait les regards en y attachant de l’éclat, et qu’un grand peuple offrait aux peuples rivaux ou ennemis, ce défi d’espèce nouvelle, cette menace de prospérité. Si l’industrie française a secoué le joug de l’industrie étrangère, et donné des maîtres à ceux à qui elle n’avait pas même essayé de donner des rivaux, il faut reporter à son premier auteur quelque chose de ce triomphe. C’est lui qui fit entrevoir à l’Angleterre et aux autres pays que nous pouvions les vaincre sans sortir de chez nous.

Ainsi en leur offrant un éclat inaccoutumé et un centre de gloire, il a élevé les arts utiles à côté des autres arts dont ils sont les auxiliaires, et, comme pour sceller cette alliance, il les récompensait ensemble dans la même solennité, où l’on proclamait aussi les actions héroïques, afin de montrer à l’étranger tout notre orgueil à-la-fois. C’est dans ce jour-là que, parmi les noms chers à l’industrie, en présence de trois cent mille spectateurs, vous entendiez proclamer, bien jeunes alors, vous Gérard, votre chef-d’œuvre de Psyché, comme un trésor enlevé à l’Italie ; vous Lemercier, le succès d’Agamemnon, comme une des victoires de la France.

J’ai nommé l’Italie, j’ai parlé de victoires, j’ai rappelé les arts, et tout-à-coup s’est présentée à mon imagination, et sans doute à la vôtre, cette fête dans laquelle il leur créa le plus beau triomphe qu’ils aient jamais reçu, cette fête éloquente, où il montra l’Institut de France escortant, à leur entrée dans Paris, les chefs-d’œuvre envoyés par l’Italie conquise, ces trophées pris de ville en ville depuis l’Éridan jusqu’au Tibre, et qui venaient pour ainsi dire donner au peuple l’itinéraire de ses armées, et porter témoignage de la rapidité de leurs triomphes.

Les chants du Pindare français se faisaient entendre alors, répétés par des chœurs de musique, auteur des statues des muses ; et le Poëme séculaire d’Horace, que la statue d’Apollon avait peut-être entendu à Rome au temps d’Auguste, saluait son entrée à Paris dans une langue nouvelle, reproduit par un brillant interprète, qui peut-être apprend seulement à cette heure où il m’écoute, l’honneur que M. François de Neufchâteau avait fait à ses premiers vers.

Les chevaux de Corinthe ont repris leur place au portail de Saint-Marc, le lion de Venise est sur sa colonne, Vénus à Florence, Apollon au Vatican ; la guerre, tristes représailles ! a repris ce qu’avait pris la guerre, la fête de la victoire a cessé, mais celle de l’industrie dure encore, et ne finira jamais.

Je crains d’avoir déjà lassé, messieurs, votre indulgente attention, et cependant j’aurais encore à suivre M. François de Neufchâteau, à travers toutes les vicissitudes d’un nouvel ordre de choses, jusqu’à ce jour où le grand code politique est venu fixer les destinées de la France. Des siècles sont entassés dans ce court espace ! Tant d’événements successifs ont tellement reculé nos souvenirs, qu’en passant des jours que je rappelle à ceux où nous sommes, il semble qu’on revienne d’un autre âge depuis long-temps écoulé. Notre histoire de France, en ce période si court en durée, paraît à l’esprit comme une histoire universelle, où l’on passe sans cesse d’un état dans un état différent, et d’un siècle dans un autre siècle.

Vous verriez, dans cette nouvelle époque de sa vie, M. François de Neufchâteau mêler, comme dans les époques précédentes, les occupations littéraires aux travaux politiques et aux fonctions les plus élevées de l’état.

Je n’attacherai point à le faire passer successivement sous vos yeux.

La savante Société d’agriculture, qu’il a présidée quinze ans, et dont il fut un des principaux fondateurs, véritable juge des nombreux ouvrages agronomiques sortis dans ces derniers temps de sa plume, leur a, dans une séance solennelle, payé un tribut de louanges publiques.

J’ai à peine besoin de vous rappeler, à vous, Messieurs, les ouvrages de littérature que vous-mêmes avez vu naître, et qu’il vous a lu ou dédiés, ces dissertations savantes, où se montre une érudition si variée, une étude si approfondie de la grammaire philosophique et des ressources de notre belle langue, ces poëmes, ces épîtres, que, dans l’impuissance où il était depuis si long-temps de prendre part à vos séances, il vous adressait pour se rendre présent parmi vous, ces poésies, produit d’une muse restée jeune et sereine, malgré l’âge avancé et les longues souffrances.

Je ne dois pas m’étendre non plus sur ce dernier période de ses travaux politiques. Abandonné par un pouvoir trop faible pour le défendre contre l’anarchie, et éloigné des affaires, il n’y rentra qu’au moment où un pouvoir nouveau vint la détruire, et, pour rétablir l’ordre et la stabilité, dut vouloir s’entourer de toutes les nobles influences.

M. François de Neufchâteau, appelé alors à la présidence du Sénat, y fut trouvé et maintenu par l’empire ; et, fidèle à des intentions toujours honorables, et à ses nobles qualités, la candeur d’ame, la bonne foi, l’amour constant et sincère de l’humanité et de la grandeur de son pays, il crut suivre encore les destinées de la France, lorsque la France elle-même, à son insu, ne suivait peut-être plus que celles d’un seul homme. Quelles que soient les manières diverses d’envisager cette époque brillante de notre histoire, ce n’est pas à moi à me permettre de la juger, je ne me sens pour cela ni la force, ni l’autorité, ni peut-être la conscience, suffisantes. Il est moins aisé qu’on ne pense de résister à l’ascendant de ces astres extraordinaires qui, dans leurs rares et merveilleuses apparitions, viennent à passer sur un siècle, exercent sur lui leur puissante attraction et l’entraînent dans leur sphère immense d’activité. Heureuse d’une liberté facile, la jeune génération qui s’élève sera réservée dans ses jugements sur celle qui l’a précédée, si elle ne veut pas s’exposer à être injuste. Elle lui doit peut-être les bienfaits dont elle jouit, semblable à la jeune Amérique, à ces états nouveaux qui prennent la civilisation où la vieille Europe l’a amené à travers tant d’épreuves, elle n’a qu’à marcher dans une route tracée, sans avoir à subir les difficultés de l’apprentissage.

Félicitons-nos, Messieurs, de voir fleurir, sous l’abri des lois et sous le règne d’un prince dont le cœur est accessible à tous les nobles sentiments, ce régime nouveau où l’on n’aura plus à se défendre des déceptions des événements, ni des passions des hommes, où chaque vertu vaudra son prix, où chaque talent trouvera sa place. Réjouissons-nous en surtout pour les lettres, qui, associées à tous les grands intérêts, en tireront une dignité qu’elles leur rendront à leur tour. Louis XIV les traitait en maître bienveillant et favorable ; Charles  X, en leur conservant la même affection, attachera son nom à leur éternel affranchissement.