Discours sur les prix de vertu 1832

Le 9 août 1832

Charles BRIFAUT

DISCOURS DE M. BRIFAUT

Directeur de l’Académie française

Lu en séance le 9 août 1832

 

 

MESSIEURS,

Dans les annales de notre belle France il se trouve des noms doués d’une vertu merveilleuse. Prononcez-les, ils font battre à l’instant tous les cœurs, ils arrachent des larmes d’admiration de tous les yeux. Devenus pour le pays un patrimoine de gloire, pour l’homme une leçon d’héroïsme, ils rappellent de sublimes actions et ils ont le don d’en inspirer. À leur célébrité populaire se rattachent les plus nobles traditions de l’honneur, du courage, de la magnanimité. C’est au milieu des louanges qu’ils traversent les générations : le siècle qui passe les lègue à la vénération du siècle qui lui succède ; le père instruit ses enfants à les bégayer avec l’accent d’un religieux respect ; le guerrier en cheveux blancs les répète, le front découvert et l’œil humide, à ses jeunes compagnons d’armes ; le citoyen ami de son pays sent son émulation redoubler au seul bruit de ces noms magiques ; l’homme ami de son semblable les invoque pour s’encourager au bien ; et la patrie, en couvrant ces beaux noms de ses hommages reconnaissants, dit avec attendrissement de ceux qui les ont portés « Ils furent plus que grands, ils furent bons. »

Elle le dira aussi, Messieurs, n’en doutons point, de ces nouveaux modèles de la vertu, de ces nouveaux bienfaiteurs de l’humanité que de mémorables événements ont révélés à notre époque, à cette époque si décriée.

Quel spectacle s’est offert et continue de s’offrir à nous ! Un de ces fléaux qui, de siècle en siècle, apparaissent au milieu des nations qu’ils semblent avoir mission de décimer ; un de ces phénomènes dont la nature s’arme contre la société pour convaincre sa force d’impuissance, sa richesse de stérilité, sa grandeur de néant ; un mal qui échappe à toutes les investigations comme à toutes les ressources de l’art, après avoir parcouru en exterminateur impitoyable les vastes contrées du continent, se précipite inopinément sur la France, commençant par la rapide conquête de la capitale, que lui dispute en vain la science, forcée de s’avouer vaincue. On le voit promener son vol des palais aux chaumières, s’attaquer aux plus humbles comme aux plus superbes têtes, et, dans son effrayante impartialité, étendre le niveau de la mort sur toute une population pâle et déjà terrassée d’épouvante.

Qui pourra secourir ce peuple lorsqu’il s’abandonne lui-même ? En cette calamité sans doute chacun comme il arrive d’ordinaire, va se réfugier dans un lâche isolement. Non. Rassurez-vous, infortunes sur qui descend l’horrible mal ; vous ne mourrez point délaissés : la pitié veille encore dans les cœurs, l’humanité a encore ses prodiges. Affligés sans être rebutés, les médecins demandent à leur art de nouveau secrets pour eux, le jour n’a plus de repos, la nuit plus de sommeil ; chaque heure, chaque moment, chaque minute sont consacrés au devoir, à la fatigue, aux dangers. Ils parlent, et sur tous les points de la capitale des ambulances s’établissent : des divers postes où s’est distribuée cette milice savante et courageuse, elle vole au premier appel de la souffrance ; des pharmacies portatives la suivent au lit des malades. Bientôt les tentatives deviennent des succès ; le fléau recule ; des victimes, étonnées de lui échapper se lèvent de leurs couches de douleur pour bénir les sauveurs intrépides qui ont fermé la tombe devant elles ; et la reconnaissance publique, toujours noble dans ses témoignages, dicte ces mots au génie de l’histoire : « La France est fière des médecins français. »

Mais le nombre des malades se multiplie. Comment suffire à tout ? Voici venir des auxiliaires ; et quels sont-ils ? Les enfants des plus opulentes familles de Paris désertent les hôtels de leurs pères, ces hôtels où rayonnent toutes les splendeurs du luxe, où sont rassemblées toutes les jouissances de la mollesse : les greniers et les hôpitaux deviennent leurs demeures. Infirmiers volontaires, semant l’or, prodiguant les soins, ils sont en permanence au pied des grabats infectés : leur zèle supplée à l’expérience, leur charité triomphe du dégoût, leur persévérance désarme le trépas. Les femmes que j’aurais dû nommer les premières, car elles se présentent toujours les premières au rendez-vous de la douleur ; les femmes, si compatissantes, parce qu’elles sont faibles, si instruites au dévouement, parce qu’elles furent destinées à devenir mères ; les femmes viennent aussi réclamer leur part sublime dans les services et dans les dangers. Enfin les ministres de cette religion qui ne manque à aucune de nos misères, arrivent avec leur trésor de prières et de bénédictions, avec leur cortége de consolations et d’espérances : derniers protecteurs, ils reçoivent dans leurs bras l’homme pour qui la terre ne peut plus rien, et vont saintement le déposer aux portes du ciel. Dans quel siècle vit-on jamais rassemblés tant de généreux exemples ? Quand l’héroïsme de l’humanité offrait-il jamais un concours si attendrissant, une si admirable rivalité ?

En attendant que la patrie célèbre ces actions éclatantes par des solennités dignes d’elles, venez dans cette enceinte, Messieurs, assister à la fête instituée par un homme de bien pour des dévouements d’un autre ordre ; fête modeste et touchante, dont les héros, presque honteux de leur gloire d’un jour, vont demain retomber avec joie dans l’oubli ; dont quelques amis de l’humanité sont les seuls spectateurs ; dont tout l’appareil consiste en de simples récits ; où les yeux sont moins satisfaits que le cœur n’est intéressé, où l’on applaudit moins qu’on ne pleure.

Toutes ces vertus s’exerçaient à l’ombre elles fuyaient le jour où nous les entraînons malgré elles ; elles voudraient encore s’envelopper de ce voile modeste qu’ont soulevé nos mains, et que, pour les contenter, nous allons, en sortant d’ici, rejeter pieusement sur leurs fronts. Pardonnez, humbles femmes, bons serviteurs, pauvres qui secourez les pauvres ; pardonnez-nous de vous ravir un moment aux retraites peu connues où vous faites le bien dans la simplicité du cœur, sans prétention à l’éloge, sans idée de récompense, seulement parce que c’est le bien. Si nous vous introduisons sur ce théâtre que repoussent vos pudiques habitudes ; si nous révélons aujourd’hui le secret de vos bonnes œuvres, c’est moins encore pour satisfaire au vœu du généreux Montyon en vous décernant des couronnes auxquelles vous n’aviez pas songé, que pour ajouter au légitime orgueil de notre siècle en lui montrant une partie de ses titres à l’estime des autres siècles. Ne craignez rien : vos noms ne feront que retentir en passant à l’oreille des hommes ; ils n’auront point d’échos dans l’histoire. Vous glisserez à peine aperçus à travers le monde, vous serez oubliés comme vous voulez l’être : mais du moins on saura que, dans votre humble classe aussi bien que dans des positions élevées, nos jours ne furent point stériles en actions héroïques, et le parfum de vos vertus se répandra aussi sur l’avenir.

Trois prix vont être distribués devant vous, Messieurs. Avant de vous entretenir des nobles traits qui les ont mérités, je vous parlerai d’une femme bienfaisante, d’une femme qui, par le singulier caractère de sa charité, a déterminé l’Académie à lui accorder une première médaille de la valeur de 2,000 fr.

Cette femme est Marie-Jeanne Dubois, veuve Vignon. En 1821, elle résidait à Bordeaux, vivant chétivement de sa profession de cardeuse de matelas. Elle avait pour amie madame Dutois, veuve d’un ancien officier, décédé aux Invalides. L’état d’infirmité où était tombée cette dernière ne lui permettant plus de subvenir par elle-même à ses besoins, et la veuve Vignon se trouvant, de son côté, privée d’une partie de ses pratiques, il fallut songer à se créer une nouvelle existence. La pensée de Paris, où elle est née, où elle a laissé des protecteurs, vient aussitôt s’offrir à la bonne cardeuse de matelas. Elle sait qu’elle y trouvera de l’ouvrage. Il faut donc, elle et son amie, se déterminer à faire le voyage mais comment l’entreprendre ? Il est si long, si pénible, si dispendieux ! Elles n’ont ni crédit, ni ressource. La veuve Vignon peut du moins marcher, mais madame Dutois est hors d’état de se mouvoir. Qui n’eût pas reculé devant tant d’obstacles ? Pour ces deux femmes, et surtout pour la dernière, c’était l’immensité à traverser.

La veuve Vignon ne se décourage pas. Son humble mobilier est vendu du prix qu’elle en reçoit, elle achète une petite charrette, dans laquelle elle place son amie impotente ; elle s’y attelle intrépidement, et la conduit ainsi de village en village, de ville en ville, à travers une route hérissée d’embarras et de difficultés, au milieu des fatigues et des privations, sans se plaindre, sans se laisser abattre, sans regretter un instant d’avoir pris une résolution si hardie. À mesure quelle avance, les obstacles se multiplient autour d’elle le ciel se couvre de nuages, la tempête éclate, les chemins deviennent impraticables. Voila cependant les deux amies parvenues jusqu’à Angoulême, dont elles traversent les rues, dans une situation digne de pitié. La pauvre veuve, haletante, couverte de sueur, enfoncée avec sa charrette dans une boue gluante et épaisse, prête à chaque instant à se trouver mal, et ne devant un reste de forces qu’à l’angélique obstination de sa vertu, excitait l’intérêt de tous, sans obtenir l’assistance d’un seul. Ce spectacle si nouveau, si touchant, frappe les yeux d’une dame qui passait. Madame la comtesse de Jumilhac, émue jusqu’au fond du cœur à l’aspect de ces deux femmes, s’arrête, interroge, apprend la vérité, court vers les infortunées qui vont cesser de l’être, répand dans leurs mains l’or qu’elle a recueilli pour elles, leur procure de la main du préfet, bien officiellement informé, une feuille de route avec l’étape et l’indemnité ; et, à l’aide d’une si puissante intervention, la veuve Vignon peut arriver au but où l’appelait un dévouement qui ne calculait rien, et qui faisait bien, comme on voit, car la Providence était là.

Rendues à Paris, la bonne veuve et son amie infirme se logent dans un comble : l’ouvrage vient ; la cardeuse de laine suffit par son travail à deux existences. Tous les jours elle s’applaudit de sa courageuse résolution, couronnée par le succès ; tous les jours elle reçoit les nouvelles bénédictions de sa compagne qui, bien que plus âgée qu’elle, se plut à la nommer sa mère adoptive.

Une autre femme a plus fortement encore intéressé l’Académie, Messieurs, par les longs et étonnants services qu’elle rend incessamment à humanité.

Mademoiselle Julie Bagot est née en 1786 à Saint-Brieuc, département des Côtes-du-Nord. Livrée à elle-même après la mort de ses parents, elle se retire à quinze ans chez une de ses sœurs. Là, méditant sur les malheurs qui frappent les orphelines de la classe pauvre, classe dont elle est si voisine, puisqu’elle ne possède que 700 francs de rente, mademoiselle Bagot forme le projet de venir à leur secours en fondant un établissement, dont la création, d’abord bien modeste, lui coûte toute sa petite fortune. Dans cet asile, que sa tendre sollicitude imagine d’ouvrir à l’enfance malheureuse et isolée, on apprend aux élèves à lire à écrire, à tricoter, à coudre, à filer la laine, sans négliger pour elles la première des sciences, celle de leurs devoirs, ni la plus consolante des pratiques, celle de la religion, de cette religion qui leur rend et leurs devoirs moins pénibles et leur bienfaitrice plus chère. Grâce au zèle intelligent et à la vertu éclairée de mademoiselle Bagot, son établissement, composé dans l’origine de quatre orphelines seulement, compte aujourd’hui dans son sein quarante jeunes filles appartenant aux familles les plus indigentes. Quand leur éducation est finie, leur institutrice ne s’en tient pas là, elle leur procure encore des conditions avantageuses chez des personnes de bien. Déjà plus de cent orphelines lui doivent leur existence, et mieux que leur existence ; car toutes se font remarquer par une conduite honorable et pure, qui suffit à l’éloge de la maison dont elles sont sorties et de la femme qui les a formées.

On ne peut se figurer par combien de privations et de sacrifices, par combien d’expédients puisés dans le génie de la charité, mademoiselle Bagot est venue à bout d’élever son institution à cet étonnant degré de prospérité. Un jour la détresse de sa maison fut si grande que le pain manqua totalement. Que fit mademoiselle Bagot ? Elle coupa les cheveux de toutes ses élèves, vendit ces modestes parures, et la faible rétribution qu’elle en tire subvint pour quelques jours aux besoins de la famille qu’elle s’est donnée.

Non-seulement cette femme respectable a su pratiquer utilement la vertu elle sait encore la créer autour d’elle. Tout ce qui l’approche ressent l’influence de sa bienfaisance raisonnée, et devient son émule en bonnes œuvres. Les dames de la ville de Saint-Brieuc, pour la seconder, ont imaginé de vendre tous les ans, dans une espèce de bazar, une multitude d’objets travaillés par leurs mains ; et le produit, versé dans celles de mademoiselle Bagot, vient lui faciliter les moyens d’agrandir sa carrière de philanthropie, et de multiplier le nombre des enfants qu’elle dérobe aux menaces de la misère comme aux séductions du vice. Depuis plus de quinze années mademoiselle Bagot est occupée à ce bel œuvre de charité, pour lequel l’Académie lui destine un prix de 3,000 francs.

Même prix est réservé à Pierre-Thomas-Laurent Paillette, limonadier, capitaine dans la compagnie des sapeurs-pompiers à la Villette, arrondissement de Saint-Denis, département de la Seine.

Revenu dans ses foyers après vingt-trois ans de service, cet homme rare semble avoir été placé comme une puissance conservatrice dans le voisinage du bassin de la Villette, théâtre des nombreux actes de son intrépide dévouement. Nageur habile, dès qu’il est instruit des dangers d’un de ses semblables, il se hâte de voler à son secours. Tantôt ce sont des enfants imprudents, tantôt des femmes au désespoir, des hommes malheureux et sans ressource qu’il retire de l’eau où les allait engloutir, soit le hasard, soit leur volonté. Ces traits, qui lui sont familiers, remontent jusqu’à son cutanée. J’en citerai quelques-uns. À Choisy-le-Roi, il sauva trois personnes, parmi lesquelles il s’en trouvait une qui, loin de rendre grâce à son libérateur, l’accabla d’injures en sortant des eaux de la Seine, dont Paillette venait de la retirer. À la Villette, un charretier, jeté dans le bassin par des hommes qui l’avaient volé, fut ramené sain et sauf sur le bord par le brave Paillette averti de son danger. Une jeune femme, à la suite d’une violente querelle avec son mari, se précipite au fond de l’eau : Paillette l’y suit, la saisit au moment où elle va disparaître, la rend à la vie, à la raison, à son époux. Deux couvreurs pris de vin s’égarent dans leur route et tombent, la nuit, sur la glace, qui se rompt, s’ouvre et les engloutit ils périssaient sans le secours de Paillette. Un infortuné, poussé par les conseils de la misère, allait chercher au fond des flots la fin d’une vie de dénûment : il doit l’existence à Paillette, qui l’héberge ensuite, lui donne à manger, et lui laisse deux francs, somme méprisable pour le riche, capital précieux pour le pauvre. C’est ainsi que, dans l’espace de quelques années, Paillette a sauvé plus de soixante personnes au péril de sa vie.

Le jour, la nuit, l’été, l’hiver, il est prêt : ses actes de dévouement n’auront de terme que la fin de son existence. Il s’est fait, pour ainsi dire, l’esclave de sa vertu il appartient à quiconque est en danger. On vient le réveiller sans cesse pour les asphyxiés ou pour les blessés, dont sa maison est devenue l’hospice. Pensez-vous qu’il se borne à prodiguer sa vie ou ses soins ? Ce serait ne pas connaître Paillette tout entier. Non content d’exposer ses jours pour préserver ceux de ses semblables, il recueille sous son toit les malheureux qu’il a dérobés au trépas, les veille, les garde, les nourrit, leur distribue les parcelles de sa mince fortune, rappelle a de bons sentiments ceux que l’excès de la détresse ou les erreurs des passions avaient entraînés au suicide, et ne les renvoie qu’après s’être bien assuré qu’il ne doit craindre pour eux aucune récidive. Il fait plus que les garantir du danger présent, il protège encore leur avenir contre eux-mêmes : c’est à la fois un sauveur et un apôtre. Sa prudence égale son héroïsme ; son désintéressement est aussi grand que son intrépidité. Répétons-le, Messieurs ; ce genre de répétition ne fatiguera pas : Paillette a sauvé la vie à plus de soixante personnes.

Voici maintenant un homme appartenant à un monde différent, quoique sa patrie soit toujours la France ; un homme dont la couleur n’est point la nôtre, mais dont l’âme se montre enrichie de mille dons que nous serions tous également fiers de posséder. Vous allez connaître la vie du nègre Eustache, Messieurs : en écoutant mon récit, vous croirez faire un cours de vertu.

Né en 1793, à Saint-Domingue, sur l’habitation de M. Belin de Villeneuve, propriétaire dans la partie nord de l’île, Eustache se recommanda de bonne heure à l’attention et aux bienfaits de son maître par des qualités peu communes parmi les noirs. Attaché aux travaux de la sucrerie, dont il s’occupait avec autant de zèle que d’intelligence, il fuyait la société de ses jeunes camarades pour chercher dans la conversation des blancs les instructions qui devaient éclairer son esprit, les vertus qui pouvaient élever son âme. Aussi était-ii parvenu à se faire aimer de ses chefs et considérer de ses compagnons, à tel point qu’au moment où éclatèrent les premiers désastres de la colonie, Eustache dut à l’influence qu’il avait acquise, et le salut de son maître, et celui d’un grand nombre de propriétaires, menacés dépérir dans le massacre général.

Quand les nègres, déterminés à la perte des blancs, jurèrent de les égorger tous, ils appelèrent Eustache parmi eux. En lui révélant leur conspiration, ils croient parler à un complice ; ils ne sont entendus que par un honnête homme. L’idée du meurtre ne s’associe point dans l’âme d’Eustache avec celle de la liberté. Placé entre ses compagnons demandant à la torche et au poignard leur émancipation sanglante, et ses maîtres prêts à périr assassinés sous les décombres de leurs maisons embrasées, il ne balance point. Ni les animosités des noirs contre les blancs, ni la communauté d’intérêts, ni les liens d’affection ne le retiennent : il va où le porte son sublime instinct ; il va où il voit non des vengeances à exercer, mais des devoirs à remplir ; non des triomphateurs à suivre, mais des malheureux à sauver. Dès ce moment il abjure la race de ceux qui proscrivent, il se fait de la famille des proscrits

Si le temps permettait d’entrer dans le long détail des ruses ingénieuses employées par son actif dévouement pour dérober à la mort tant de victimes, on le montrerait sans cesse occupé à prévenir les habitants des complots formés contre eux, se glissant dans les conciliabules des révoltés pour épier et déconcerter leurs mesures, donnant aux propriétaires le temps et les moyens de se réunir, de se fortifier, et enfin d’échapper à l’horrible destinée qui les attendait on le ferait voir couvrant surtout son bon maître d’une protection de chaque moment, en échange de celle qu’il lui avait due pendant plus de vingt années ; l’aidant, à travers des périls inouïs, à se ménager une retraite sur un navire américain qui venait de mouiller à Limbe ; faisant transporter dans le bâtiment plusieurs milliers de sucre pour sauver M. Belin non-seulement du trépas, mais encore du dénûment, et s’embarquant avec lui, sans autre prétention que celle de le servir modestement, comme par le passé, après avoir en l’inconcevable bonheur de mettre hors de danger les jours de quatre cents colons.

Mais quel désespoir, Messieurs ! Le navire américain est attaqué et pris par des corsaires anglais. M. Belin et ses amis ne se sont-ils dérobés à la mort que pour tomber dans l’esclavage ? Non. Eustache va les délivrer de ce second péril. Lui, qui a fait échouer au moins en partie une conspiration, il devient conspirateur ; ce qui prouve que tous les conjurés ne sont pas blâmables. Tandis que les vainqueurs sans défiance se livrent aux joies d’un repas durant lequel il les amuse par ses jeux, l’habile et audacieux Eustache profite de leur sécurité pour tomber sur eux, pour les enchaîner à l’aide des autres captifs, avertis secrètement de son projet et le bâtiment délivré arrive, au milieu des cris de joie de ceux-ci, des soupirs de honte de ceux-là, jusque dans la rade de Baltimore. Ainsi, deux fois Eustache a sauvé ses maîtres !

Cet homme, né parmi les esclaves et digne de figurer au premier rang des citoyens libres, ne se borne pas à signaler sa vertu dans les jours de danger. Sa vertu, toujours active, trouve le moyen de s’exercer encore dans les temps de calme. Il n’est point de formes qu’elle ne prenne pour satisfaire l’infatigable besoin d’héroïsme qui dévore le noble enfant de l’Amérique française. Ceux qu’il a sauvés, il va les nourrir. Son temps ses soins, le produit de son labeur, tout est employé à soutenir l’existence des colons ruinés qui entourent. L’image de leur détresse disparaît par degrés à ses yeux qu’elle affligeait. Partout où il passe, il porte des secours, des bienfaits, des consolations. Il faut qu’il dérobe des victimes aux tombeaux ou des indigents aux hospices. D’autres ne vivent que pour rêver le mal ; lui n’existe que pour méditer le bien.

Lorsque l’ordre parut se rétablir dans la colonie, M. Belin et son esclave, ou plutôt son bienfaiteur, se hâtèrent d’y retourner avec les autres exilés ; mais à peine débarqués, ils apprennent une affreuse nouvelle. Vingt mille révoltés, sous le commandement du nègre Jean François, ont placé leur camp sur les hauteurs voisines de la ville. Cette ville était le Fort-Dauphin, alors occupé par les Espagnols. Les blancs demandent en vain des armes à ces derniers, qui les laissent égorger par les noirs, sortis en tumulte de leurs retranchements. Cinq cents colons périssent dans les rues, dans les maisons, dans l’église même, en présence des Espagnols impassibles. Au bruit de cet épouvantable massacre, M. Belin cherche à fuir. Poursuivi par une troupe de nègres jusque sur les bords de la mer où il va être précipité, il aperçoit un corps de garde espagnol, se fait reconnaître du commandant, et lui crie : Sauvez-moi ! Des soldats accourent, l’arrachent des mains des barbares, le jettent dans leur poste ; et là, couvert de leur uniforme, il voit la fureur des assassins s’arrêter devant l’habit qu’il a revêtu : il respire, il échappe de nouveau à la mort, et à quelle mort !

Que devenait cependant son fidèle ami ? Séparé de lui par la foule, après l’avoir inutilement cherché, Eustache recommande son maître à la Providence, et s’efforce de garantir au moins du pillage les débris d’une fortune toujours recomposée et toujours compromise. Habile dans ses projets, c’est à la femme même de Jean-François qu’il s’adresse pour conserver les effets de M. Belin. Il se rend sous la tente où elle reposait couchée et malade, lui annonce la mort de son maître, dont il se dit le légataire, et la conjure de l’aider à soustraire à l’avidité des vainqueurs quelques malles renfermant des objets précieux, mais dont il se garde bien de faire l’énumération. Muni de son consentement, il cache sons le lit de cette femme ces dernières richesses ; court sur le théâtre du carnage ; cherche, heureusement en vain, parmi les cadavres, qu’il relève les uns après les autres, celui de son maître vole aux informations ; apprend enfin que ce maître auquel il tient tant, pour lequel il a déjà tant fait, est parvenu à s’échapper ; revient essayer d’enlever son dépôt pour le lui rendre, réussit à force d’adresse et de précautions ; et s’embarque une seconde fois sur un bâtiment qui se rend au même Saint-Nicolas, ou s’est réfugié M. Belin. Là, Eustache, précédé par le bruit de sa belle conduite, se voit accueilli comme le héros des colonies : on le porte en triomphe, on l’offre en spectacle ; on appelle autour de lui les hommages de la population noire ; et la vertu a son jour comme le crime avait eu les siens.

Désormais plus de dangers. Aux traits d’un sublime héroïsme vont succéder les marques de la plus ingénieuse affection. Retiré an Port-au-Prince, à la suite de M. Belin, que sa grande réputation avait fait nommer président du conseil privé, Eustache entendait souvent son maître, parvenu au déclin de l’âge, gémir sur l’affaiblissement progressif de sa vue. Si Eustache savait lire, il tromperait les longues insomnies du vieillard en lui faisant la lecture des journaux. Quel chagrin pour lui, et pour son ami qui se reproche de ne lui avoir pas procuré dans son enfance un si utile genre d’instruction ! Ce chagrin ne durera pas. Eustache acquiert le don qu’il regrettait. Il s’adresse en secret à un maître de lecture, et grâce aux leçons de ce maître, grâce surtout à une volonté puissante, Eustache, sans nuire à son service, car c’était à quatre heures du matin qu’il allait prendre ses leçons, Eustache arrive un jour vers le pauvre demi-aveugle, un livre à la main, et lui prouve par le plus touchant des exemples que, si rien ne semble facile à l’ignorance, rien n’est impossible au dévouement.

Je le vois, Messieurs, vos sensations ont changé de nature. Vous n’admirez plus, vous êtes attendris. Vous dites avec moi : Comment les plus hautes inspirations de l’âme ont-elles pu s’allier aux plus délicates inventions du cœur ? Comment l’héroïsme a-t-il su devenir la grâce ? Pour charmer la douloureuse cécité d’un père, une Antigone n’aurait pas fait moins, mais sans doute elle n’eut pas fait mieux.

L’affranchissement d’Eustache suivit de près ; cet affranchissement qui, moins encore que ses vertus, l’a naturalisé Français : bientôt Eustache perdit celui auquel il avait consacré sa vie. Je ne parlerai point de sa douleur. Vous la devinez, vous qui êtes entrés dans le secret de sa belle âme. Des legs considérables lui furent remis au nom de M. Belin, entre autres la somme de 12,000 francs. Mais tous les trésors qui passaient par des mains si généreuses n’y pouvaient rester. Eustache les regardait comme un dépôt que la Providence lui confiait pour le soulagement des pauvres et des infortunés. Ses nouvelles richesses furent bientôt épuisées, car il y avait tant d’infortunés et tant de pauvres dans les colonies ! Et par malheur on n’y voyait qu’un Eustache. Ce nom, Messieurs, combien il s’est anobli depuis que la vertu l’a porté ! Voyez, voyez ce nègre digne de tant de respects, voyez-le défiant tous les jours les nœuds de cette bourse qu’il tient de la reconnaissance de son maître. Chemises, linge, habits, meubles, tout ce que la misère demande à sa générosité, sa générosité le prodigue à la misère. Voici des soldats dont la paye est arriérée : Eustache acquitte la dette du gouvernement. Voilà des familles sans pain : elles en ont, Eustache est venu les visiter. Enfin Eustache a tout donné, il ne lui reste que le souvenir de ses bonnes actions : c’est assez, il ne se plaindra pas, il remerciera le ciel, il est content, il n’a plus rien, mais les autres ont quelque chose.

Depuis ce temps, Messieurs, c’est-à-dire depuis trente-neuf ans, rentré dans l’humble carrière de la domesticité, il passe sa vie à faire ce qu’il a toujours fait, des heureux. Il n’est pas un jour perdu dans cette existence vouée au bien. À chaque instant on découvre quelque nouvelle preuve de cette générosité incorrigible dont l’exercice lui est si doux. Tantôt ce sont de pauvres enfants qu’il met à ses frais en nourrice, d’autres dont il paye apprentissage. Tantôt il achète des outils ou des instruments aratoires aux ouvriers qui n’ont pas même le moyen de se livrer aux travaux de leur profession. Ici d’anciens parents de son maître obtiennent de lui des sommes assez fortes, qu’ils ne lui rendront pas et dont il ne songera jamais à presser le remboursement. Là, ceux qu’il sert ne lui payent point ses gages, et il les sert encore parce qu’ils sont tombés dans infortune et que l’infortune a des droits sur lui. Mais comment donc peut-il suffire à ses prodigalités ? Par ses talents. Bon cuisinier, habile officier de bouche, on emploie dans les maisons riches, et il se retranche pour donner. Voila tout son secret.

Tel est Eustache, Messieurs. Tel est cet homme qui honore le nom d’homme. Du sein des deux mondes s’élèvent des milliers de voix pour attester l’inépuisable et sublime bienfaisance d’un simple domestique, qui pouvait cesser de l’être s’il n’avait préféré le bonheur de ses semblables au sien même. Et quand la louange vient le chercher, il la repousse avec sa simplicité habituelle, par ces mots qu’il a dits à l’un de nous : « Ce n’est pas pour les hommes, mon cher Monsieur, que je fais cela, c’est pour le Maître qui est la haut. »

Et à qui le premier prix de la vertu serait-il décerné, Messieurs, si Eustache ne t’obtenait pas ? Aussi sommes-nous heureux d’avoir pu, sans sortir de nos règlements, couronner une conduite noblement soutenue pendant tant d’années, et que tant de respectables témoignages, tant de preuves irrécusables sont venus recommander à l’estime du public, aux suffrages de l’Académie, aux dons du vénérable Montyon.

Montyon ! louange et honneur à toi, à toi qui, par une fondation toute philanthropique, sus remplir une lacune déplorable dans les fastes de l’humanité ! Avant toi, que de vertus ignorées laissaient involontairement calomnier leur siècle, qu’elles eussent réhabilité si leur siècle avait pu ou su se parer d’elles ! Que de beaux et nobles exemples perdus pour le monde ! Mais surtout, quelle touchante illustration ravie a cette portion de l’espèce humaine qu’on croit abrutie parce qu’elle est pauvre, à qui l’on ne suppose que des vices parce que les lumières lui manquent ! M. de Montyon a voulu, Messieurs, et justice est enfin rendue : enfin on connaît ; on juge, on apprécie cette classe trop longtemps méprisée. On sait que de son sein sortent, sans discontinuer, des prodiges de fidélité, de dévouement, d’abnégation de soi-même. Tous les ans il arrive un jour où sont proclamées ces vertus que nos yeux investigateurs sont allés chercher et découvrir au fond des chaumières, à travers les ténèbres dont elles s’environnaient. Et quand nous voyons ces humbles vertus venir, la tête baissée et la rougeur de la confusion sur le front, recevoir les couronnes qui leur sont offertes au nom du saint ami de l’humanité, ne se remue-t-il pas au dedans de nous quelque chose qui nous porte à nous incliner ? N’éprouvons-nous pas jusqu’au fond du cœur un de ces contentements purs qui nous persuadent que nous sommes transportés dans une atmosphère céleste, loin, bien loin des passions humaines et des convulsions politiques ? N’est-il pas vrai, Messieurs, qu’en nous alors tout se renouvelle ? notre âme s’élève, nos sentiments acquièrent je ne sais quelle douceur sacrée : nous cédons délicieusement à la secrète volonté de devenir meilleurs : nos bras semblent disposés à s’ouvrir plus vite pour nos frères ; nos pas s’élancent d’eux-mêmes vers les routes du bien. On dirait qu’en communiquant une heure, une seule heure avec le génie de la bienfaisance, apparu dans cette enceinte, nous avons tous ressenti la plus louable des ambitions, celle de conquérir à notre tour la palme innocente de la vertu !