Discours sur la Vertu 2017

Le 30 novembre 2017

Jean-Christophe RUFIN

Discours sur la Vertu

PRONONCÉ PAR

M. Jean-Christophe RUFIN
Directeur de la séance

le 30 novembre 2017

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C’est un petit village d’Italie. Il est construit sur une hauteur et la rude silhouette d’une tour médiévale le domine de ses murs aveugles. Sur une esplanade, une église baroque à fronton blanc sonne les heures et veille. De la rambarde de pierre qui borde le mail, on peut apercevoir à l’horizon la ligne bleutée du lac de Garde.
Les cyprès, dans ce pays, ne sont pas préposés comme chez nous à la garde des morts ; ils sont plantés çà et là dans l’étoffe verte de la campagne, comme de joyeuses petites plumes sur un chapeau de feutre.
On est en juin. La chaleur est intense. On sent qu’il se prépare quelque chose de terrible. Un orage, c’est certain mais d’abord bien plus : une bataille.

Car en cette année 1859, la tragédie de l’indépendance italienne aborde son dernier acte. La scène s’ouvre sur l’ultime confrontation. D’un côté, l’Autriche-Hongrie, à qui le congrès de Vienne a livré la Lombardie, Venise et qui sert de protecteur à toutes les petites monarchies italiennes rétablies sur les décombres des républiques sœurs, créées par Napoléon Ier. De l’autre, une coalition un peu hétéroclite formée autour de Victor-Emmanuel, roi de Piémont-Sardaigne. Elle compte l’extravagant aventurier qu’est Garibaldi et un autre Napoléon, le troisième, allié sincère mais non dénué d’arrière-pensées puisqu’il compte bien être payé de ses efforts en recevant la Savoie et Nice.
L’Autriche recule. Elle a perdu plusieurs combats importants dont celui de Magenta. Ses troupes se sont mises à l’abri de l’autre côté d’une rivière nommée le Mincio. Mais rien de décisif ne s’est encore produit. Le choc reste à venir. Il se prépare. Des forces formidables s’assemblent. Napoléon III arrive en train. Ce qui se déploie est déjà moderne. Pourtant, au moment suprême, il faudra bien en venir aux vieilles méthodes et se battre, au canon et au fusil d’abord, au sabre ensuite, à la baïonnette enfin quand ce n’est pas au poignard…

Dans la nuit du 24 juin, l’armée autrichienne reçoit de Vienne l’ordre de franchir le Mincio et d’avancer à la rencontre de l’ennemi. Les colonnes marchent dans l’obscurité. Les coureurs ne voient rien. Des unités françaises et autrichiennes se rencontrent par hasard. Des échauffourées éclatent mais ce n’est pas encore la bataille. Le théâtre sur lequel évoluent les armées est large de vingt kilomètres. Il faut que l’assaut se concentre, que l’affrontement s’organise.
Trois points, peu à peu, se révèlent stratégiques. Au nord, San Martino, au sud, la plaine de Medole, mais c’est au centre que tout se jouera, dans notre petit village. Sa tour médiévale sera l’enjeu décisif. Qui en prendra le contrôle aura vaincu. La bourgade inconnue s’apprête, pour son malheur, à donner son nom à l’Histoire. Elle s’appelle Solférino.
La bataille s’engage. Elle est d’une violence inouïe. Le combat dure quinze heures. Quinze heures dans la poussière, les explosions, les cris d’agonie. Quinze heures pendant lesquelles se déchaîne par tous les moyens l’instinct de tuer.
Pendant cette interminable journée, il n’y a qu’une vertu qui vaille : c’est la vertu guerrière. La vertu militaire, issue de la virtus romaine, qui tire son étymologie de vir, l’« homme ». C’est un terme masculin. La vertu des hommes au combat. Zarathoustra le résume magistralement : « Il faut que la guerre soit sans merci et exempte de pitié. Les seules vertus sont la bravoure et la cruauté, l’audace, la ruse, l’intelligence, en un mot, la force. »

De ce point de vue, rien n’a changé depuis Rome, depuis la Grèce, depuis les Pharaons, la Préhistoire même. Des hommes armés attendent en tremblant. Devant eux, ils le savent, le crime a libre carrière. On peut les tuer et ils peuvent tuer. Leur conscience est pleine de terreur. Mais la vertu guerrière consiste à transcender cette terreur pour en faire quelque chose de plus grand. La souffrance s’efface derrière un but plus vaste qu’on appelle la victoire. L’individu doit oublier sa survie propre pour en tirer autre chose : la gloire, la reconnaissance de la Patrie, un moment d’Histoire. La vertu guerrière consiste à introduire dans la violence, et même le sordide du combat, un idéal supérieur : celui de la bravoure, de l’obéissance et de l’héroïsme.
Solférino ne manquera pas de scènes épiques qui exalteront cette esthétique de la guerre.
Quelques exemples :
Le colonel de Maleville sous le feu terrible de l’ennemi à la ferme Casa Nova, saisit le drapeau du régiment et s’élance en s’écriant « Qui aime son drapeau, me suive ! » Ses soldats, exténués de faim et de fatigue, privés de munitions, se précipitent à sa suite à la baïonnette. Une balle brise la jambe du colonel. Malgré de cruelles souffrances, il continue de commander en se faisant soutenir sur son cheval.
Au mamelon de la tour de Solférino, le lieutenant Monéglia, des chasseurs à pied de la garde, prend à lui seul six pièces d’artillerie, dont quatre canons attelés et commandés par un colonel autrichien qui lui remet son épée.
Le lieutenant de Guiseul qui porte le drapeau d’un régiment de la ligne, est enveloppé avec son bataillon par des forces dix fois supérieures : atteint d’un coup de feu, il roule à terre en pressant contre sa poitrine son précieux dépôt ; un sergent se saisit du drapeau pour le sauver des mains de l’ennemi, il a la tête emportée par un boulet ; un capitaine s’empare de la hampe, il est frappé lui aussi et teinte de son sang l’étendard qui se déchire ; tous ceux qui le portent, sous-officiers et soldats, tombent blessés tour à tour jusqu’à ce qu’un sergent-major le recueille, tout mutilé et le sauve…

Voilà ce que jusque là l’Histoire retenait des batailles. L’institution militaire organisait un culte à ces étendards en lambeaux, gravait dans le marbre le nom des morts et des héros, décrivait leurs gestes de bravoure sous la forme de citations glorieuses.

La guerre en somme s‘arrêtait lorsqu’était connu le verdict du combat : défaite ou victoire. Ensuite, on passait à autre chose : la paix ou de nouvelles batailles.
La vertu guerrière était un instant de gloire figé dans l’éternité de l’Histoire.

À Solférino, pourtant, tout va changer.
L’instrument de cette révolution est un seul homme. Il se trouve là par hasard ou presque.
Il n’est pas venu sur le pied de guerre mais dans une vieille diligence qu’il a louée à grands frais.
C’est un homme encore jeune, natif de Genève. Il a dans le regard un je ne sais quoi d’absent qui peut être la marque d’une grande bonté comme le signe de la folie. Il a déjà à son actif plusieurs actions philanthropiques et figure notamment parmi les fondateurs du mouvement de jeunesse qu’on appelle YMCA. Mais dans le moment, ce don Quichotte du bien poursuit d’autres moulins à vent : ceux qu’il veut construire en Algérie pour produire de la farine.
Son nom est inconnu. Il ne le restera pas. C’est Henri Dunant.
Il n’est venu à Solférino que dans un seul but : rencontrer Napoléon III qu’il n’a pas réussi à voir en temps normal. Il se dit que la guerre, qui désorganise tout, lui permettra d’accéder à l’empereur et d’obtenir de lui un soutien décisif pour son projet de moulins au Maghreb.
La bataille, Dunant va donc la rencontrer par hasard. D’ailleurs, elle est terminée quand il arrive sur les lieux et l’empereur est déjà parti. Ce que Dunant découvre alors, c’est ce que l’Histoire, d’ordinaire, ne montre pas. Ce n’est plus la vertu guerrière, c’est son lendemain.

Il aborde un village qui se nomme Castiglione delle Stiviere. Les rues y sont en pente et en leur milieu s’écoule une rigole qui évacue d’ordinaire les eaux usées. Quelle n’est pas la surprise du jeune Suisse quand il découvre que le flot, ce jour-là, est rouge. C’est que, dans les maisons qui bordent ces étroites ruelles, des blessés par centaines ont été recueillis ; c’est leur sang qui teinte le pavé.
Dunant monte jusqu’à la cathédrale. Les trois nefs qu’éclairent des vitraux chatoyants sont remplies d’hommes agonisants. Ils sont couchés sur des lits de paille. Les plus horribles blessures suppurent dans la charpie et attirent la vermine. Les femmes du village se sont improvisées secouristes et tentent sans moyens de soulager ces malheureux. Dunant lui-même se lance à corps perdu dans des actions généreuses et maladroites. Il n’est ni médecin ni infirmier et ses connaissances en matière médicale sont à son image : un peu singulières. C’est ainsi qu’il attribue au tabac une grande efficacité pour soulager les agonisants. Il distribue des cigares aux mourants et déjà, le corps médical, qui décidément ne comprend rien, tente de l’en dissuader.
Son action ne se borne pas à Castiglione. Il sillonne les alentours, constate l’ampleur du désastre. Partout, dans les villages et sur les routes, des dizaines de milliers de blessés graves attendent une mort sans gloire. Faute d’ambulances, on évacue les malheureux sur des chariots brûlés par le soleil. À la fin du combat, un orage terrible s’est abattu sur le champ de bataille. C’est de la boue que l’on tire les corps vivants ou morts. Puis tout à coup, juin revient, cruel de chaleur. Le soleil dessèche tout, les peaux, les plaies, les lèvres des suppliciés.

Dunant, pendant ces jours et ces nuits d’horreur, fera ce qu’il pourra, c’est-à-dire pas grand-chose.
Mais il regardera. Il se souviendra et il écrira. À son retour, il va se faire le greffier de ces heures tragiques. Avant lui, Thucydide avait écrit la guerre du Péloponnèse, Jules César la guerre des Gaules et Froissart la guerre de Cent Ans. Tous avaient mis en scène la vertu guerrière, le combat, l’intelligence et la grandeur de la chose militaire. Dunant sera, lui, et pour la première fois, le mémorialiste du jour d’après.
Son livre Un souvenir de Solférino est construit un peu à la manière du roman surréaliste de Raymond Roussel Impressions d’Afrique. D’abord, il parle des combats, il décrit les gestes héroïques et c’est à lui, tout à l’heure, que nous avons emprunté quelques exemples de ces actions glorieuses. Mais ensuite, Dunant passe de l’autre côté de la scène et nous montre ce que les héros ont enduré après.
La bataille est terminée, l’Histoire écrite, les chefs sont déjà loin. Alors Dunant s’écrie (je le cite) :
« Qu’était devenue cette ivresse profonde, intime, inexprimable, qui électrisait ce valeureux combattant, d’une manière si étrange et si mystérieuse, à l’ouverture de la campagne et lors de la journée de Solférino, dans les moments mêmes où il jouait sa vie, et où sa bravoure avait en quelque sorte soif du sang de ses semblables qu’il courait répandre d’un pied léger ? »
En effet, que reste-t-il de tout cela ? Des membres écrasés, des yeux crevés, des crânes défoncés, le cri des agonisants et des heures de souffrance à vivre, en attendant de mourir.
Face à un tel tableau, la vertu change de camp et même de sexe. Ce n’est plus l’audace bravache d’hommes bardés de cuir et de cuivres, c’est la patience ingrate et inouïe de femmes qui les assistent jusqu’au bout. Des scènes illustrent ce renversement. Tel haut gradé couvert de décorations vient visiter les blessés ; il ne tient pas dix minutes et ressort en vomissant. Tandis qu’une frêle héritière que sa noble extraction destinait selon Dunant à l’œuvre douce du foyer, tient sans défaillir la jambe qu’un chirurgien découpe à vif sur un malheureux qui a sa pleine connaissance.
Voilà une autre vertu et puisqu’il faut la nommer, Dunant l’appelle la vertu humanitaire.

Son livre rencontre un succès immense, Il est lu par tout ce que l’Europe compte de souverains éclairés et impressionne jusqu’au sultan de Turquie.
Un souvenir de Solférino n’est pas à proprement parler un manifeste. C’est plutôt un témoignage passionné et un peu désordonné, comme l’est son auteur lui-même. Cependant, on y distingue quelques intuitions fondamentales qui vont donner à cette vertu humanitaire le moyen de s’exprimer à l’avenir de façon plus efficace qu’à Solférino.
Première intuition et premier principe d’action : la notion de permanence. Certes, il n’y a pas de guerre chaque jour, pas non plus de catastrophe ni d’épidémie. Pourtant, si l’on veut être efficace quand elles surgissent, il faut s’y préparer, c’est-à-dire disposer de moyens permanents.
Dans son livre, Dunant montre à quel point les secours à Solférino ont été marqués par la confusion et le dénuement. Pas d’ambulance digne de ce nom, pas de médicaments, pas assez de charpie ni de brancards… Cette improvisation, généralement dramatique, n’est parfois pas sans charme. Elle donne lieu à des scènes stendhaliennes. Ainsi quand les blessés survivants arrivent à Milan, les grandes dames de la capitale lombarde leur ouvrent leurs palais. On n’a pas de peine à imaginer, sous des plafonds à la Tiepolo, de beaux amputés de vingt ans veillés par des duchesses éperdues de compassion…

Quoi qu’il en soit, premier principe : il faut s’organiser avant ; ce sera la tâche de la Société de secours que propose Dunant et à laquelle il donne un emblème nouveau : une croix rouge sur fond blanc.
Deuxième principe : la vertu humanitaire, à la différence de la vertu militaire, est neutre. Les victimes n’appartiennent plus à un camp, elles sont les membres indistincts de la communauté fraternelle des humains. Il faut une autorité neutre pour les prendre en charge. Ce sera le Comité international de la Croix-Rouge, créé à Genève.
Enfin, dernier principe : on peut dégager un espace pour la loi dans ce chaos qu’est la guerre. La « montée aux extrêmes » de la violence décrite par Clausewitz n’aboutit pas nécessairement à la suspension de tout rapport civilisé. Même dans la guerre, on peut fixer des limites à l’inhumanité. Dunant rédigera un premier texte destiné à fixer certaines règles acceptées par tous en temps de paix et que tous s’engageront à respecter pendant les guerres à venir. Ce sera la première convention de Genève, complétée peu à peu jusqu’au dispositif actuel qui comporte quatre conventions signées en 1948, et deux protocoles additionnels dont on célèbre cette année le cinquantième anniversaire.
Ainsi s’organise la vertu humanitaire, née dans la poussière et le sang à Solférino. On connaît le destin glorieux et tourmenté de la Croix-Rouge qui devra faire face à de nombreuses guerres, dont deux conflits mondiaux qui mettront ses principes à rude épreuve, et qui se verra rejointe par bien d’autres acteurs se recommandant des mêmes principes : O.N.G. et organisations internationales.

En somme, Dunant a atteint son but, peut-être même au-delà de ses espérances. Son destin personnel n’en a pas pour autant été favorisé. J’en dirai un mot pour conclure.
Promptement éjecté du Comité international de la Croix-Rouge, créé à Genève par des notables suisses qu’indisposaient son idéalisme folâtre et sa propension à faire de mauvaises affaires, Dunant connaîtra la solitude, presque la misère. Recueilli dans un hospice où il passera les vingt-quatre dernières années de sa vie, il sera tiré de l’oubli par un journaliste peu avant sa mort et il recevra, en 1901, le premier prix Nobel de la Paix.
Paradoxe : il devra partager son prix avec un pacifiste. Vu de loin, ces deux courants, pacifiste et humanitaire, peuvent sembler proches. Ils sont en vérité presque opposés. Les pacifistes veulent interdire la guerre, et tout ce qui la rend plus humaine, donc moins choquante, est condamnable à leurs yeux.
Dunant a une vision plus réaliste, certains diront plus résignée, de la nature humaine. Il ne croit pas que la guerre disparaîtra jamais. Sans doute pense-t-il d’ailleurs que dans certains cas, face à la barbarie, elle reste légitime. Il sait au fond que la vertu humanitaire ne fera pas disparaître la vertu guerrière et même qu’elles formeront à l’avenir un couple inséparable.

Quoi qu’il en soit, désormais, grâce à Henri Dunant, on ne peut plus s’écrier, comme Napoléon chevauchant parmi les morts sur le champ de bataille d’Austerlitz : « Une nuit de Paris refera tout cela. » Car on sait depuis Solférino que le lendemain des batailles est une autre bataille, qui convoque une autre vertu et autant de courage.