Rapport sur les concours de l’année 1847

Le 22 juillet 1847

Abel-François VILLEMAIN

RAPPORT DE M. VILLEMAIN,

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1847,

22 juillet 1847

 

 

MESSIEURS,

La pensée toute française qui, pour susciter d’éloquents travaux sur notre histoire, a réservé au talent une sorte de majorat annuellement électif, reçoit de nouveau la destination que lui avait indiquée, dès le premier jour, le suffrage public. L’auteur des Considérations sur l’histoire de France, le grand peintre aveugle qui vient de tracer d’une main si ferme le frontispice du monument élevé aux anciennes communes de France, et qui, dans cette vaste étude des origines et des progrès du tiers état, nous fait assister au développement même de la nation, M. Thierry conserve le prix fondé par le baron Gobert. Nulle concurrence ne s’est présentée nulle comparaison n’a été possible. Le second prix, attribué au narrateur instructif et piquant du règne de Louis XIII et du siècle de Richelieu, est également maintenu. En annonçant la première de ces décisions, l’Académie ne craint pas de paraître décourager l’émulation par l’immobilité de la récompense. Il est un degré de talent heureux et de travail inspiré qu’on ne surpasse pas souvent. Reconnaissons-le d’ailleurs notre concours est nécessairement mutilé. De grands et récents travaux n’y sont pas admis. Tout arc de triomphe élevé à notre histoire, toute peinture brillante, tout panorama poétique de nos troubles civils, toute image fidèle ou transformée de leurs terribles héros n’a pas été comprise dans notre examen. Tout récit politique et animé des créations et des batailles de l’empire, toute description sagement sévère de l’ancien blocus de l’Europe par la France n’est pas tombée de plein droit sous nos couronnes. Les auteurs étaient au rang des juges.

Ainsi, il est une grande part de l’esprit historique de notre temps, une somme immense d’imagination et de sagacité appliquée à nos annales, et dont nous n’avons pas eu cependant à connaître. Dans notre cercle même le plus assidu et le plus éloigné des distractions de la vie publique, le vétéran de la narration contemporaine vient d’en retracer les plus grands souvenirs avec une vivacité jeune encore, qu’il ne nous est pas permis de désigner par nos éloges. En nous bornant donc aujourd’hui à renouveler la proclamation d’ouvrages historiques déjà couronnés plusieurs fois, nous constatons la permanence d’un suffrage mérité ; mais nous ne donnons pas la statistique de nos dernières richesses, dans un ordre de littérature si conforme au génie des institutions et du siècle.

Une autre fondation, vous le savez, Messieurs, moins fixe dans son objet, permet à l’Académie d’accueillir, sous le titre d’ouvrages utiles aux mœurs, un choix de productions fort diverses. L’Académie en a distingué plusieurs, inégales de mérite, différentes de caractère, mais rapprochées par quelque point de la pensée de M. de Montyon. Au premier rang s’est placé un savant travail apprécié déjà par le suffrage d’un illustre magistrat, un travail d’histoire et de jurisprudence sur le Duel considéré dans son origine, question grave que l’antiquité n’avait pas connue ; apanage de la première barbarie des temps modernes, conservé ou même aggravé dans le premier éclat de leur civilisation, et tout à la fois le préjugé le plus contraire au christianisme, et le seul peut-être qui ne se soit produit que chez les peuples chrétiens. Prendre ce préjugé à sa source et dans sa puissance, lorsque, sous le nom de combat judiciaire, il était une institution ; puis, quand le combat judiciaire a été restreint, réduit à de rares autorisations, et enfin supprimé, montrer le duel qui, repoussé par la loi, se réfugie dans les mœurs, et lutte contre la justice et le pouvoir, le suivre dans cet état d’exception interdite, sous les impulsions diverses que lui donnent le sentiment plus raffiné de l’honneur, le contre-coup de la Ligue et de la Fronde, l’instabilité du système de répression, et quelquefois l’excès même de sa rigueur ; expliquer enfin l’influence qu’ont exercée sur cette question la philosophie, la révolution, la liberté, c’était là, sans doute, une curieuse étude et un tableau vraiment moral. L’auteur en a parcouru toutes les parties et toutes les époques avec un art qui n’oublie rien d’utile, intéresse en abrégeant, et mêle à propos les vues générales aux faits caractéristiques. Puis, à cette étude d’histoire savante et nette, dans laquelle se trouvent mises en action les principales données du problème, succède le travail du jurisconsulte moraliste, plaçant la question dans notre temps, ne la séparant pas du reste de la vie publique, et comparant la nouvelle solution qu’elle a reçue de la jurisprudence avec la législation que lui appliquent d’autres pays également libres, ou qui croient être également éclairés. La conclusion manque sans doute. Le publiciste n’est pas législateur. Il a fait son œuvre, lorsque, secondant ou avertissant l’opinion, il a donné des armes à la raison publique, ôté des prétextes à l’erreur, et rendu la réforme légale ou plus facile, ou moins nécessaire, deux moyens différents d’atteindre au même but. Tel est le mérite scientifique et social du livre de M. Cauchy, et le motif de la préférence que lui décerne l’Académie, en y attachant un prix de 3,000 francs.

Un autre ouvrage dont le sujet, la forme, les détails sont dans un incontestable rapport avec la destination originaire du prix, obtient de l’Académie une égale récompense. Ce sont les entretiens de village, publiés par portions à diverses époques, récemment augmentés de nouveaux dialogues dans une édition corrigée que reconnaît et que signe l’auteur. Là, presque tous les conseils du bon sens applicables à la famille et à la commune, tout ce qui peut aider par l’opinion l’influence des lois se trouve réuni enseignement primaire sous diverses formes, combinaisons auxiliaires pour y préparer, l’étendre, et prolonger son action en l’appropriant aux divers emplois de la vie, concours donné à la religion, association empressée à toutes ses œuvres, esprit de travail encouragé comme principe de tout bien, et prémuni contre les mécontentements injustes et les mécomptes accidentels, esprit d’ordre lié à l’esprit de travail et devenant la dignité comme la prudence du pauvre, hygiène populaire substituée à une dangereuse ignorance, notions de justice et d’administration rendues faciles et instruisant l’intérêt privé à servir le bien public, sentiments d’émulation locale excités à propos, sentiments d’ambition et d’honneur réduits ou plutôt élevés à ce qu’il y a de mieux pour l’homme, le besoin de l’estime autour de soi celle qui ne peut ni tromper ni faillir, voilà en partie le programme de cet ouvrage, incomplet sans doute, mais qui ne renferme que des choses utiles, des vues saines exprimées avec une vivacité concise et forte. Un sujet d’éloges que nous n’omettrons pas, ce sont les corrections qu’a faites l’auteur, et la pensée, l’aveu hautement moral qui les a dictées. Il y a là une leçon muette qui n’est pas la moins utile de celles que renferme l’ouvrage. Longtemps jeté dans la vie politique, mêlé aux passions plutôt qu’aux combats de la tribune, et les reportant avec éclat dans la presse par l’âpre habileté du style polémique, l’auteur avait, dans la première publication de quelques-uns de ces entretiens, associé parfois la controverse de parti aux conseils de l’expérience et de la charité. Il avait été amer, même en voulant être bienfaisant; il aurait pu, contre son gré, exciter la passion là où il ne voulait porter que l’instruction et le calme d’esprit, sans lequel l’instruction ne profite pas. Un sage retour a partout effacé cette première empreinte ; et rien dans les nouveaux entretiens ne s’écarte de l’esprit bienséant et modéré, dont l’exemple inspire ce qu’il recommande. On pouvait faire plus encore, et proclamer ce que la France doit au pouvoir sous lequel les esprits sont appelés à tant de progrès salutaires ; mais ces progrès du moins ne sont pas méconnus, et de sages conseils sont donnés pour en étendre le bienfait et par conséquent la reconnaissance. Que M. de Cormenin soit accueilli dans cette voie nouvelle d’écrivain populaire sans passion cherchant l’amélioration matérielle pour aider au bien moral, et le bien moral pour faciliter la soumission aux lois et l’ordre ! c’est un noble emploi du savoir et du loisir.

L’Académie a compris dans sa libre répartition d’autres ouvrages fort divers, une histoire de France écrite pour la jeunesse, un poëme que nous appellerions domestique et familier, où sont retracés quelques détails de mœurs d’une province de France. Le premier de ces ouvrages semble d’abord un abrégé comme beaucoup d’autres, un choix sommaire dans nos immenses annales. Mais c’est un choix fait par un maître qui a des vues philosophiques dans l’esprit et du patriotisme dans le cœur. Il n’a pas cherché seulement la brièveté, mais l’intérêt moral, laissant à l’écart ce qui serait stérile pour l’âme, insistant sur l’exemple généreux et sur l’idée féconde toujours sincère, mais grave et réservé dans le langage partial, mais seulement pour la patrie et pour cette tradition de nobles sentiments qui reparaît toujours en elle, ne méconnaissant aucune gloire, ne sacrifiant aucun grand souvenir, mais montrant et faisant aimer la naturelle et invincible progression qui à travers tant d’épreuves, a conduit la nation française à l’union du pouvoir et de la liberté sous la plus forte garantie, celle d’un droit réciproque et solidaire. Le livre de M. Ozaneaux est une bonne intention bien réalisée. L’Académie lui décerne une médaille de 2,000 francs.

Le poëme des Bretons, qu’elle a réservé pour une distinction du même ordre, n’est pas également travaillé ou également inspiré dans toutes ses parties. La négligence s’y montre parfois à côté du talent ; et ce n’est pas seulement la sévérité d’une école littéraire, mais l’impartialité de tout esprit juste, qui demanderait à l’auteur, jusque dans le plus libre mélange des tons, une correction plus constante et une simplicité plus soutenue. Mais il s’agit de poésie, c’est-à-dire d’une des plus grandes difficultés de ce monde ; et si le nouvel essai de M. Briseux était aussi parfait dans l’ensemble qu’il a souvent de pathétique et de naturel, s’il avait toujours l’élégante originalité de son poëme de Marie, il eut fallu le préférer à tout. En lui décernant seulement une médaille, l’Académie veut surtout honorer ce qu’il y a de poétique et de pur dans cet ouvrage inégal par système peut-être. Elle veut honorer aussi ce qu’il y a de rare et de noble dans l’auteur, poëte par le cœur comme par le talent, vivant de peu dans la solitude, se soumettant à traduire en prose le Dante, pour gagner quelques loisirs de liberté rêveuse et d’inspiration pour son compte, dans une chaumière où il est retiré, et d’où la célébrité le ramènera quelque jour.

D’autres poésies ont encore fixé le suffrage de l’Académie ; et il ne faut pas s’en étonner, quand même le philosophe fondateur du prix n’en eût pas ainsi prévu et dirigé l’emploi. Qu’y a-t-il de plus moral que de beaux vers ? Et s’ils s’échappent d’une vie simple et d’un cœur maternel, s’ils ont pour premier éclat la candeur même de l’âme, si les événements qui les inspirent sont des exemples de piété domestique, si leurs joies, si leurs douleurs sont saintes comme la vertu et touchantes comme la souffrance imméritée, n’est-il pas juste de les déclarer utiles aux mœurs, sauf le tort de s’être servi d’une expression trop faible ?

Tel nous a paru le recueil intitulé Poésie du Foyer, par Mme Guinard, dont quelques vers, aussi purs de sentiment que d’harmonie, avaient déjà rendu le nom célèbre. L’auteur d’Auguste et de Noémi est une de ces imaginations heureuses qu’a touchées la flamme poétique tombée, il y a plus de vingt ans, de la bouche inspirée du chantre des Méditations. Elle n’imite pas ; elle sent comme celui qu’elle admire. Nous ne prouverons pas nos éloges. Il faut lire et espérer, ou pleurer avec le poëte. L’Académie se plaît à couronner cette poésie naturelle, cette âme qui a du talent ; elle y voit un exemple pour le goût comme pour la morale.

Un roman, Madeleine, par M. Jules Sandeau, obtient de l’Académie une autre médaille ; un roman judicieux et pur, qui peut donner d’utiles conseils à la vie ordinaire, à la vie du jeune artiste, de l’orpheline pauvre et laborieuse, un roman de bon exemple qui relève et rachète par le travail, met la faiblesse sous la garde même de sa passion et de son dévouement, et d’un danger de séduction fait sortir la réforme morale, et de la réforme le talent et le bonheur. Je n’ajouterai pas que celui qui a conçu ce simple et touchant drame l’a écrit avec grâce, avec feu, que son expression, comme sa fable, est vive et retenue, qu’elle donne aux plus vulgaires détails cette dignité qui vient du cœur. Peut-il en être autrement ? et la pensée dominante d’une œuvre n’en fait-elle pas le style, comme la préoccupation d’une âme se peint sur la physionomie a

Des contes moraux pour l’adolescence, sous le titre de Sagesse et bon cœur, ont paru à l’Académie rentrer dans le système d’éducation que le fondateur de nos prix voulait encourager. Un récit attachant y conduit par l’affection au devoir, et fait aimer le bien plus qu’il ne l’enseigne en théorie. L’auteur, Mme Achille Comte, déjà connue par des ouvrages instructifs avec élégance, sait mêler la fiction aux solides études, et plaît doublement à la raison. L’Académie décerne à son ouvrage une médaille comme à celui de Mme Guinard. Puis, revenant avec faveur à la poésie, dont il faut accueillir tous les efforts quand la pensée est pure, et par cela même inspiratrice, elle encourage d’une récompense à part les études poétiques de Mme de la Verpillière, essais où se trahit l’inexpérience de l’art, mais où les sacrifices qu’a sentis et partagés l’auteur n’ont pas été perdus pour son talent.

A ces prix nombreux, l’Académie avait joint, sur les fonds réservés dont elle dispose, un prix spécial de traduction. Elle ne le décerne pas à un seul travail, comme elle eût fait volontiers, si quelque beau monument de philosophie ancienne ou étrangère, quelque ouvrage important, né hors de notre pays, avait suscité un habile interprète qui, le reproduisant avec talent, et l’éclairant de vues préliminaires, nous apporterait un livre nouveau dont il aurait sa part. Cette condition ne s’étant pas offerte, l’Académie divise la récompense qu’elle avait proposée. Elle fait ce partage entre des essais de même nom, mais fort différents, et presque disparates, la traduction élégante et facile d’un ouvrage de saint Augustin, la version littérale de chants populaires inédits, la lutte en prose et en vers contre deux rudes jouteurs de la grande décadence romaine, de cette décadence hâtée contre nature par la tyrannie, et où le génie, tourmenté dans sa force, était comme l’empire souffrant mais immense.

En décernant une première médaille à la traduction de la Cité de Dieu, l’Académie a considéré non pas seulement le mérite, mais l’utilité du travail qui remet sous nos yeux une œuvre de l’art chrétien moins accessible que les chefs-d’œuvre classiques, et non moins nécessaire pour la connaissance de l’antiquité. Dans cette tâche, le traducteur n’est pas constamment attiré par l’éclat des détails. L’ouvrage d’Augustin est une grande conception plutôt qu’un grand monument. Le siècle et l’art manquaient. L’ordonnance du sujet ne saisit pas d’abord l’esprit. Les vues originales sont mêlées de redites. Le style n’atteint pas à l’ancienne éloquence et il est moins sévère que dans les premiers écrits d’Augustin encore marqués de l’empreinte des grands modèles profanes, dont il étudiait avec ardeur la doctrine et le génie, tout en rejetant leur culte. Maintenant il est plus éloigné de ces sources antiques de l’humaine raison il est plus théologien et moins orateur. Il prodigue l’érudition et les pieux souvenirs plutôt qu’il n’enchaîne les faits dans un ordre lumineux. Mais quel trésor moral dans cette abondance de savoir et d’imagination au service d’un noble cœur ! Et quand on a passé sur l’étonnement et parfois la fatigue que donne l’irrégularité du goût romain au quatrième siècle et en Afrique, quel intérêt dans le commerce de ce génie touchant et naturel au milieu de sa subtilité même ! Quel attrait dans la lecture du plus savant ouvrage de ce religieux penseur, qui mêle son âme à tout ce qu’il sait, et met dans tous ses écrits quelque chose du charme de ses Confessions ! Le traducteur, M. Moreau, a saisi ce caractère, et le fait sentir par son langage.

Des chants populaires, empruntés à l’ancien idiome local de quelques cantons de France, n’ont rien de cet intérêt de science et de génie. Mais on concevra qu’à notre époque de civilisation si active, lorsque le mouvement même doit amener l’uniformité, un soin curieux recherche ce qui peut rester encore d’antiquités indigènes, non-seulement sur le sol de notre patrie, mais dans le souvenir de quelques-uns de ses habitants. La Bretagne distincte par son site et longtemps séparée par ses mœurs, la Bretagne résistant jadis à la monarchie absolue par ses vieilles libertés, puis à la liberté par ses vieilles coutumes, conservant dans quelques-unes de ses campagnes une langue à part, et dans cette langue des chants transmis de siècle en siècle, la Bretagne aujourd’hui si française sous le drapeau national, le niveau bienfaisant de l’industrie et la sage protection du pouvoir, méritait qu’on rassemblât quelques traits de son antique physionomie. C’est le travail déjà réimprimé qu’un homme de lettres, M. Hersart de la Villemarqué, s’est proposé. On y trouve, pour quelques-uns de nos départements, dans un dialecte qui a grand besoin d’être traduit, des fragments de ce Romancero demi-barbare, premières annales de toute nation. Tout dans ce recueil ne paraît pas également authentique. Précisément parce que le vieil idiome s’est conservé, il serait facile à l’art moderne d’en contrefaire la rudesse. Quelques pièces aussi sont d’une date trop rapprochée de notre siècle pour offrir une originalité véritable. Mais la plupart, évidemment très-anciennes, sans être toujours poétiques, ont un caractère de vérité locale, et parfois de talent natif qui peut intéresser le goût. Le traducteur antiquaire et écrivain a fait une étude que l’Académie récompense comme le précédent ouvrage.

Ce n’est pas que nous voulions flatter cette admiration tant soit peu paradoxale qui négligerait les chefs-d’œuvre des grandes époques pour les accidents de la barbarie. Nous croyons, au contraire, qu’on ne peut trop rappeler les esprits à la contemplation, à l’analyse des monuments célèbres, soit ceux dont la perfection élégante et simple égale la grandeur, soit ceux où le génie moins pur pèche dans son élévation et sa force par le raffinement et l’effort. Ce sont deux écoles ou plutôt deux dates diverses de l’histoire de l’art ; mais c’est toujours l’art dans sa splendeur et sa puissance. Les œuvres de la seconde époque n’en sont pas moins placées au premier rang, lorsqu’une vraie passion les anime, et que l’écrivain a senti et souffert ce que représente l’énergie laborieuse de sa parole. Mais alors, pour le traduire, il faut quelque chose du feu qui l’inspira. Essayer cette tâche, même après bien des devanciers, recommencer ce combat où on ne vaincra jamais, est une noble épreuve. A force d’admiration, retrouver, après des siècles, dans une autre société, dans un autre monde, quelque chose de l’ardeur qui devant la réalité passionnait l’auteur original, c’est un salutaire exercice pour l’âme c’est, dans l’ordre du talent, une méditation semblable à ce combat spirituel, à cet effort d’obéissance, d’attention et de ferveur par lequel, dans certains noviciats, les esprits se préparaient au dévouement et à l’empire sur eux-mêmes et sur les autres. Enfermé avec Juvénal et Tacite, en face de cette indignation brûlante et tumultueuse, ou de cette tristesse pleine de pensées profondes et de bienséante colère, l’écrivain qui, dans leurs paroles, aura senti leur âme, qui, par moments, aura pris leur accent, sortira de cet entretien plus digne des lettres et de la vérité. Il fait œuvre d’artiste en les traduisant. Atteindre à la poésie de Juvénal, l’égaler en vers français serait un grand titre de talent, et presque d’originalité. Même à travers les échecs inévitables d’une pareille entreprise, les torts d’exécution ou de système, de négligence ou d’exagération, avoir souvent réussi, avoir quelquefois touché aussi haut que son modèle, c’est un droit éclatant pour M. Jules Lacroix, pour le poète inégal, mais le poëte qui a traduit Juvénal.

Que dirons-nous de Tacite, plus difficile encore à suivre de près, plus grand dans un ordre de composition plus élevé, le juge majestueux et le peintre sublime de ces temps dont Juvénal n’était que l’éloquent accusateur public; Tacite qui, par le malheur de son siècle et non par le choix de son génie, a retracé la vertu bien plus rarement que le crime et la honte, mais d’un burin non moins ineffaçable qui grave la récompense, comme il imprime le châtiment ? Lutter contre un tel maître, reprendre l’œuvre qu’abandonna Rousseau qu’ont essayée tant d’autres était-ce chose utile et favorable à nos yeux ? L’Académie l’a pensé. Le nouveau traducteur, M. Louandre, n’efface pas dans l’ensemble la diction souvent nerveuse, le récit rapide, et surtout l’intelligence politique qui recommandait, il y a quarante ans, la traduction célèbre alors de Dureau de la Malle. Il n’a pas, ou du moins il ne montre pas l’érudition saine et précise, la profonde exactitude d’un autre et plus récent interprète de Tacite. Mais il a senti fortement le caractère de génie qu’il voulait rendre et étudié notre langue en vue de ce qu’il a senti. Sa fidélité l’inspire, et il donne l’exemple d’admirer, par son effort pour traduire. Nous avons cru juste de signaler un tel travail avec éloge. L’Académie, non pour rétribuer, mais pour honorer l’application aux études sévères, décerne une médaille de mille francs à cet ouvrage, comme à la traduction de Juvénal.

L’Académie devait, dans cette séance, proclamer deux prix de poésie l’un sur un sujet que la tribune discutera longtemps encore, l’autre sur une de ces inventions scientifiques dont l’avenir seul connaîtra toute la puissance. Pour le sujet le plus récemment proposé, l’Algérie ou la civilisation conquérante, l’Académie ajourne le prix et proroge le concours. La première épreuve a paru faible. Une seule pièce avec des inégalités et des longueurs, un plan trop étendu, ou plutôt deux plans qu’il est possible de mieux lier ensemble, offrait de l’invention, du talent, et la matière d’un succès légitime, en effaçant les fautes, et en rapprochant les bons vers, qui sont déjà nombreux. Faire attendre l’auteur, c’est lui préparer la chance d’un meilleur ouvrage et de concurrents plus redoutables : l’Académie l’a voulu.

Un semblable retard vient de profiter, en partie, au concours proposé sur la découverte de la Vapeur. L’Académie peut couronner aujourd’hui une épître dont la familiarité piquante est devenue très-poétique, et où la correction sévère et la concision qui naît du travail ne coûtent rien au naturel. Beaucoup d’esprit et d’art, autant de justesse et de vivacité dans la pensée que dans la description, nulle déclamation et de la verve seulement, voilà les principaux mérites de l’ouvrage inscrit sous le n° 40, et portant pour épigraphe le vers,

Il faut fléchir au temps sans obstination.

L’auteur est M. Amédée Pommier.

Le retard n’a pas également réussi à tous les candidats. Il est des talents élevés et libres que la lenteur de la révision semble gêner et refroidir. Dans le n° 29, portant pour épigraphe un passage latin de l’Évangile : Quœrite regnum Dei et justitiam ejus, et haec omnia adjicientur vobis, le poëte, auquel l’Académie accorde l’accessit et une médaille d’or, a changé plutôt que corrigé les défauts qui se mêlaient d’abord à l’éclat lyrique de son ouvrage ; mais de nobles pensées, de beaux vers et une aspiration vers l’avenir pleine de morale et de poésie réclamaient la distinction que l’Académie lui décerne, et qui n’a pas fait sortir de l’anonyme un nom destiné, nous le croyons, à la gloire.

Deux autres mentions sont accordées au n° 30 et au n° 11, ayant pour épigraphes, l’un, ces paroles bibliques : A Domino factum est istud, et est mirabile in oculis nostris ; l’autre, ces deux mots de Bossuet : Marche, marche !

L’auteur du n° 30 est M. Lesguillon, dont le poëme offre des traits d’imagination et de force, mais moins de vérité que d’éclat dans le souvenir de Napoléon visité à Sainte-Hélène par cette découverte de la vapeur, qu’il se reproche de n’avoir pas devinée et envahie au profit de sa puissance.

Un style pur et des vers élégants auraient porté plus haut le n° 11, si l’auteur, habitué à de plus grands succès, et sévère à lui-même, n’avait pas, dans les ajournements de ce concours, trop corrigé son ouvrage.

Mais je m’arrête : cette analyse doit faire place à la lecture publique; et c’est elle qui, par votre approbation, donnera les meilleurs motifs du jugement de l’Académie.