Rapport sur les concours de l’année 1839

Le 9 août 1839

Abel-François VILLEMAIN

RAPPORT DE M. VILLEMAIN,

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

SUR LES PRIX POUR L’OUVRAGE LE PLUS UTILE AUX MŒURS,

ET SUR LE PRIX DE POÉSIE

 

 

MESSIEURS,

L’Académie française, dans les prix nombreux dont elle est dépositaire, ne voit pas seulement une récompense pour le talent mais une influence qui peut en diriger l’usage au profit des études sérieuses et des utiles travaux. Tel sera, nous l’espérons, le bienfait de la fondation laissée depuis plusieurs années par le baron Gobert, et réservée par l’Académie jusqu’en 1840, comme une sorte de prix décennal pour l’histoire de France. Tel doit être aussi, dans d’autres proportions, le caractère de ces prix annuels fondés par un sage, aux yeux duquel le progrès moral était la première destination des lettres, et l’instruction du peuple la plus noble dette de l’État.

L’Académie accueillera les ouvrages qui touchent à ce but par les voies les plus diverses, une histoire des systèmes philosophiques et un traité d’éducation pratique, un livre de fine observation, de spiritualisme élevé, et un manuel populaire.

En effet, si, dans les sciences mathématiques, certaines vérités spéculatives, qui ne semblaient d’abord qu’une pure curiosité de l’esprit, se transforment tôt ou tard en applications puissantes, et deviennent utiles de toutes les utilités inconnues que renfermait leur principe, on peut dire aussi qu’il n’est pas en philosophie une vérité fondamentale, quelque abstraite qu’elle soit, qui ne descende insensiblement dans l’usage, et dont le contre-coup n’agisse sur le sort des hommes. Discuter les anciens systèmes de philosophie, dans ce qu’ils ont de pur et de fécond pour les mœurs, dans ce qu’ils ont de faux, et par conséquent de dangereux ; chercher le fondement de la certitude morale, c’est-à-dire, la loi de l’être intelligent ; montrer que le doute absolu est une impuissance universelle, et que la force de l’âme est dans sa conviction c’est là, pour les jeunes esprits, un noble travail, et, pour tous, une instruction salutaire.

À ce titre, deux volumes d’études philosophiques, par M. Mallet, ont fixé l’attention de l’Académie. En y blâmant quelques jugements trop exclusifs, trop sévères, tels qu’ils échappent à la jeunesse, on estimera l’esprit généreux qui se mêle dans cet ouvrage à la précision des analyses et aux recherches savantes sur la philosophie grecque. M. Mallet appartient à l’enseignement public les principes de son livre attestent qu’il connaît tous les devoirs de sa mission son talent, qu’il les remplit avec succès et avec autorité.

Un autre membre du corps enseignant a offert aux suffrages de l’Académie un travail étendu sur le sujet depuis longtemps esquissé dans un livre bien court qui semblait avoir tout dit : l’Éducation des filles, par Fénélon. Sous le titre de Conseils aux mères, M. Théry a repris, a développé, a traduit pour notre siècle quelques-unes des vérités admirablement touchées par l’archevêque de Cambrai. Cette expérience de la famille, cette sagacité du père, à laquelle Fénélon suppléait à force d’âme et de génie, inspire souvent M. Théry, et peut rendre ses conseils utiles, même après ceux d’un si grand maître. Il suffira de le lire avec choix ; et lui-même jugera, sans doute, qu’il ne peut trop soigneusement revoir les détails d’un livre tel que le sien, où la plus saine instruction doit avoir pour seul ornement la clarté, la justesse et la simplicité. Mais l’Académie a voulu, dès à présent, honorer cet ouvrage, parce que les principes en sont purs, et que, s’il peut gagner pour le goût, il est irréprochable pour la raison et la morale.

Toutefois, Messieurs, en appréciant le but et le talent de MM. Mallet et Théry, ce n’est pas à l’art habile des deux écrivains que l’Académie a réservé la première place dans ce concours. Deux médailles leur sont décernées. Mais pour le prix un livre moins savant a été préféré, un livre de noble instinct et de réflexions solitaires, plutôt que de recherches et d’études, l’ouvrage d’une mère écrivant sur la vie des femmes, dont elle a modestement suivi tous les degrés, et dont elle a vu de près la plus brillante exception, et la gloire la plus rare, sinon la plus heureuse, dans le génie de madame de Staël, sa compatriote, sa parente et son amie.

Necker, Staël ! ces noms que les discordes politiques, et même les dissentiments littéraires ont livrés si souvent aux contradictions de l’envie, ces noms qui rappellent talent, esprit, liberté, restent naturalisés en France ; et l’Académie croit répondre à la pensée du prix fondé pour le Français auteur de l’ouvrage le plus utile aux mœurs, en envoyant, cette année, sa couronne à madame Necker de Saussure, à Genève.

L’ouvrage de madame Necker est, en effet, une des plus saines lectures qu’on puisse faire. L’esprit de ce livre est à la fois sévère et délicat. On sent, au fond des paroles, une foi sérieuse, la gravité du caractère et celle des habitudes. Mais l’austérité n’est que dans les principes ; la persuasion est dans le langage. Nulle part, la vie entière de la femme n’a été plus finement expliquée, et décrite avec une sagacité plus attentive et plus tendre ; nulle part elle n’a été ramenée à une vocation plus haute, sans paradoxes, sans projets ambitieux de transformation sociale, mais par la profonde intelligence de ce qui est conforme à la nature et à la société.

Pourquoi un si bon ouvrage est-il inégal ? Pourquoi ces pages où l’on rencontre des touches si vives et dignes de la Bruyère, ne sont-elles pas exemptes d’incorrection et de langueur ? Le livre eût fait plus de bien encore il serait lu davantage, et avec plus d’attrait ; il répandrait plus facilement ces trésors de sages pensées et de généreuses émotions qu’il renferme, et qui ne peuvent s’en échapper vers une âme, sans la rendre meilleure ou plus ferme dans le bien.

Quelques parties du livre de madame Necker auront cette puissance immédiate et salutaire ; ce sont celles où l’auteur qui est toujours de son siècle, sans être du monde, cherche à définir l’éducation, les soins, la tâche qui conviennent le mieux aux femmes de notre époque. Tout ce qu’elle dit à cet égard d’ingénieux, de vrai, de touchant, la jette elle-même dans une sorte d’enthousiasme gracieux et pur, qui lui montre les femmes de notre siècle ranimant, si elles le veulent, par active charité, la flamme de l’amour céleste, et retrouvant par elle dans nos jours peu chevaleresques, plus d’empire et de bonheur qu’elles n’en eurent jamais, dans ce moyen âge renommé pour l’éclat et les hommages, dont il les avait entourées.

De ce perfectionnement social promis à notre temps, de ces devoirs sérieux et domestiques, qui doivent remplacer dans tous les rangs l’exquise politesse de mœurs réservée jadis à un seul, l’attention se porte naturellement sur le sort des classes pauvres de la nation. Leur assurer plus de bien-être et de lumières, et faire en sorte que, dans cette société égale et libre où beaucoup peuvent s’élever, sauf à tomber vite, nul ne soit condamné sans recours à l’ignorance et à la misère, tel est le problème de nos jours, telle est l’œuvre de politique et d’humanité qui doit se poursuivre sous toutes les formes. Inspirer, par la religion et les mœurs, le goût du travail, faire servir l’instruction au bon sens, et le bon sens au bonheur de soi-même et des autres, voilà ce qui peut naître de ce vaste enseignement populaire si rapidement propagé sur toute la France, et qui ne l’est pas encore assez.

Mais il faut des livres pour tant de lecteurs nouveaux qui se préparent chaque jour, des livres faits pour eux appropriés à leur usage, et qui rendent chacun plus habile dans son état, au lieu de l’en dégoûter. La composition de tels ouvrages n’a paru au-dessous d’aucun grand talent, depuis Franklin jusqu’au docteur Chalmers, et à l’orateur anglais lord Brougham. Dans notre pays même, et près de nous, parmi tant de beaux vers échappés à la voix sublime et tendre d’un poëte célèbre, d’un orateur aussi, je n’en réciterais pas de plus admirés et de plus durables que la prière des petits enfants, improvisée par M. de Lamartine pour une école de village.

On ne peut trop souhaiter que les esprits les plus élevés, qui sont presque toujours les esprits les plus justes, ne dédaignent pas cette gloire d’écrire pour l’instruction du peuple. Les vérités de la morale, les principes utiles à la société, et jusqu’à ces notions politiques, souvent perverties et ensanglantées par des passions aveugles, peuvent être amenées, pour tout le monde, à une évidence simple et persuasive. On ne saurait trop encourager de semblables essais.

L’Académie a distingué sous ce rapport un petit écrit intitulé Jean le Rond à ses amis les ouvriers, écrit plein d’excellents conseils, et qui a eu le grand mérite de ne pas ennuyer ceux auxquels il s’adresse, et d’être lu par eux. Elle décerne à ce travail utile une médaille de 1,500 francs ; mais elle rappelle qu’il n’y aurait pas de récompense au-dessus de la valeur d’un livre instructif en peu de mots, sévère pour la morale, attachant par la forme, d’un livre judicieux et vrai, qui deviendrait populaire, et qui serait la plus haute instruction des enfants, et le délassement des travailleurs.

En attendant un semblable livre, l’Académie avait proposé des prix particuliers pour les meilleures traductions d’ouvrages de morale. Elle n’excluait de ce concours ni l’antiquité, ni la science ; car elle y cherchait un retour vers la haute et sévère littérature.

À ce titre, deux travaux ont mérité son attention ; l’un est la reproduction d’un livre antique et mal connu, les Entretiens d’Epictète, recueillis par le philosophe Arrien, son disciple. Ce livre, qu’on peut lire comme une sorte d’introduction profane à l’Évangile, est le monument immortel des efforts que faisait l’esprit humain pour se revendiquer lui-même, et remonter des corruptions de l’empire à la justice et à la vérité. On ne saurait y jeter les yeux, sans en aimer mieux son temps et son pays, et sans remercier la Providence du progrès des sociétés modernes. Le livre d’Epictète montre l’élévation solitaire d’une âme dans l’abaissement universel ; mais ses vœux les plus hardis sont aujourd’hui des vérités vulgaires.

Ce grand et heureux changement est dû à la religion aux lettres, aux sciences, à cette triple puissance qui a civilisé l’Europe, et qui transformera l’univers. Aussi, Messieurs, dans nos jours d’études sévères et positives, de graves esprits, en cultivant avec profondeur les sciences mathématiques et naturelles, n’en remontent pas moins au sentiment religieux, comme à une partie essentielle du développement humain. De constants efforts sont dirigés vers ce but, dans les États de l’Allemagne, en Angleterre et dans l’Amérique du Nord, c’est-à-dire, dans les pays où la pensée est le plus spéculative, et dans ceux où elle est le plus libre.

Il y a quelques années, la Société royale de Londres, ce grand foyer des sciences mathématiques et naturelles, reçut par testament un legs de 200,000 francs pour un ou plusieurs auteurs qui démontreraient la puissance, la sagesse et la bonté de Dieu par les œuvres de la création. Le président de la Société royale désigna lui-même, parmi les physiciens, les naturalistes, les géologues de l’Angleterre, huit hommes célèbres qui acceptèrent cette mission d’élever les derniers résultats de la science à la hauteur d’une démonstration nouvelle de la Providence. Ce noble appel donna naissance à un livre du docteur Buckland, le panégyriste, le continuateur, et presque le rival de notre illustre Cuvier.

Il y avait des milliers d’années que la philosophie prouvait, par le spectacle du monde extérieur, l’existence d’une cause intelligente et suprême. Mais ces preuves avaient vieilli devant la science moderne ; et parfois aussi des difficultés nouvelles étaient sorties de cette science même. Par une contradiction singulière, à mesure que la création dévoilée s’agrandissait à nos yeux, la foi au Créateur s’était ébranlée dans quelques âmes. Chaque progrès dans l’histoire immémoriale du globe, chaque pas nouveau dans les profondeurs du monde fossile, avait suscité quelque doute. La tâche du docteur Buckland a été de tirer la preuve d’où était venu le doute, de porter la démonstration religieuse aussi loin qu’était allée l’observation, d’atteindre hardiment les dernières limites de la science, de les dépasser encore, et de retrouver, dans cette succession d’ébauches ensevelies qui semblaient le jeu fortuit de la matière, la main et le calcul[1] de Dieu, aussi visiblement empreints que sur le disque du soleil et dans le spectacle éclatant de l’univers.

Minéralogiste, physicien, géomètre, anatomiste, et, de plus, comme quelques savants français que je vois ici, homme éloquent, le docteur Buckland a suffi à la grandeur de son sujet. Une vive curiosité, un salutaire enthousiasme ont accueilli son ouvrage en Angleterre. Un jeune savant, M. le professeur Doyère, vient de le traduire, en consultant, pour quelques parties de ce travail, deux membres célèbres de l’Institut ; et cette reproduction d’un monument élevé par la science à la morale et à la vérité devait fixer nos suffrages.

L’Académie décerne à M. Thurot, traducteur d’Épictète, une médaille de 3,000 francs. En décernant un prix égal au traducteur du traité de la Géologie et la minéralogie dans leurs rapports avec la théologie naturelle, elle l’invite à entreprendre encore des travaux semblables.

L’Académie, en effet, propose, de nouveau, par un emploi autorisé de la dotation littéraire de M. de Montyon, un ou plusieurs prix pour les meilleures traductions d’ouvrages de philosophie morale qui seraient publiés d’ici au 1er janvier 1841. Elle n’indique aucun choix ; mais elle estime que plus d’un beau monument de l’antiquité et plus d’une production célèbre des littératures contemporaines s’offriront à la pensée des hommes studieux que tenterait cette gloire utile et modeste. Elle y voit l’avantage d’attirer le talent, au moins à son début, vers les grands modèles des âges classiques et vers les productions les plus durables de l’âge actuel.

Par ce même attachement aux traditions littéraires qu’on lui reproche, et dont elle s’honore, l’Académie propose, pour sujet de son ancien prix d’éloquence à décerner en 1840, l’éloge, ou, si l’on veut, la notice historique de madame de Sévigné, c’est-à-dire, l’analyse et la peinture de ce que l’esprit naturel, l’imagination et le goût ont inspiré de plus original et de plus délicat dans le siècle de la politesse et des lettres. Là reparaîtront tous ces souvenirs dont l’esprit de nos temps modernes s’écarte quelquefois avec raison, mais qu’il ne peut ni négliger, ni méconnaître.

Ces souvenirs, Messieurs, nous aimons à les réunir aux illustrations plus récentes de la patrie et au génie nouveau de ses institutions. C’est dans cette pensée que l’Académie avait proposé pour sujet aux candidats du prix de poésie le Musée de Versailles.

Ce concours, dont il me reste à vous parler, a produit beaucoup de pièces de vers, descriptives et lyriques. L’Académie en a surtout distingué quatre, où le talent se montre à degrés inégaux, mais marqués. Ce n’est pas, Messieurs, qu’ailleurs même il ne se rencontre des vers heureux, des traits expressifs, et quelque chose des nobles sentiments que fait naître la pensée royale et vraiment patriotique du nouveau Versailles. Mais l’art et la force manquent souvent ; et il en est de beaucoup de ces pièces de poésie comme de quelques tableaux du musée qu’elles célèbrent elles ajoutent au nombre, sans ajouter à l’éclat du concours.

Toutefois, Messieurs, en songeant à la difficulté d’un sujet si vaste, et rebattu par l’admiration publique, on peut avoir de justes éloges à décerner, avant même d’arriver à la pièce préférée par l’Académie. L’ouvrage n° 3 qui, sous cette épigraphe,

« Athène existe encore, et Rome n’est pas morte, »

a seulement disputé l’honneur d’une mention, respire le plus noble enthousiasme pour nos grands génies littéraires, que l’auteur nomme de préférence parmi les autres héros du musée national. On peut y soupçonner la main d’une femme, à quelques traits purs et délicats sur Jeanne d’Arc, dont la statue rappelle au poëte un autre souvenir, ou plutôt un deuil tout récent, celui de la princesse, pleurée sans flatterie, qui, près du trône, fut mieux que la protectrice des arts, qui les cultiva d’instinct et par étude, et qui, jeune fille avec un cœur de reine, consacra son ciseau à reproduire, sous des traits d’une douceur héroïque, le plus saint modèle de la pureté virginale et du dévouement à la patrie.

La même allusion touchante se retrouve dans plusieurs pièces du concours, comme si elle appartenait à une pensée commune du pays, autant qu’à l’inspiration du poëte.

Une ode sous le n° 11 a mérité, pour d’autres beautés de détail, une mention particulière. L’auteur, M. Masselin, qui a pris pour épigraphe deux vers de Virgile, paraît avoir étudié dans les grands maîtres la correction et l’élégance.

La pièce qui a le plus approché du prix, enfin, et qui a fait hésiter les juges, est évidemment l’ouvrage d’un homme de talent, que des études sévères ont conduit ou ramené à la pureté classique, sans que son imagination en ait eu moins d’éclat et de liberté. La fiction de ses vers, qui me rend peut-être partial pour lui n’est autre que le récit supposé d’un des élèves de nos collèges, accueillis et conduits dans les galeries de Versailles par le roi, qui leur a donné ses fils pour camarades et pour rivaux d’études. Le poëte, un peu trop habile pour un écolier, décrit avec talent et les siècles qui ne sont plus, et le siècle qui commence ; et il ne manque ni de grâce ni de force, soit qu’il rêve les fêtes enchantées et la cour pompeuse de l’antique Versailles, soit qu’il montre les héros parvenus dans nos guerres de la révolution :

Ces soldats inspirés dont la race est en France.

L’Académie, en appréciant cet ouvrage qui honore le talent de M. Ernest Fouinet, a réservé le prix pour une composition lyrique dont le mouvement heureux et le tour poétique ont entraîné ses suffrages. L’auteur, Mme Louise Colet-Revoil, a pris pour devise un des vers de son poëme :

« Versailles, c’est le Panthéon. »

Et elle n’est pas restée trop au-dessous de l’enthousiasme qui lui fait jeter ce cri d’apothéose.

Je n’ai pas à louer ce que le public va juger. L’auteur ne lira pas elle-même son ouvrage, comme le fit avec tant de succès, il y a deux ans, le lauréat de l’Arc de Triomphe. La règle de l’Académie est inflexible et elle ne permet, dans cette enceinte, que la séduction du talent et l’ascendant gracieux des beaux vers.

 

[1] En tibi norma poli, et divae libramina molis,

Computus atque Dei.

Halley carmen.