Discours sur les prix de vertu 1834

Le 9 août 1834

Abel-François VILLEMAIN

Discours de M. Villemain

Directeur de l’Académie française

Lu en séance le 9 août 1834

 

 

Messieurs,

Lorsque l’écrivain le plus populaire du dernier siècle, l’auteur de la Henriade et de Zadig, instituait, dans un roman allégorique, des prix de vertu à Babylone, il se plaisait à inventer en même temps, pour titres à cette palme, quelque trait soudain de générosité inouïe, quelque action rare et merveilleuse, quelque coup de théâtre d’héroïsme ou de bonté. Ainsi le veut l’imagination. Mais la réalité est différente, sans que la nature humaine en paraisse moins digne d’encouragements et moins noble. L’expérience de ces concours, fondés par un sage, en serait au besoin la preuve. Presque toujours l’élévation morale qu’ils ont offerte résidait moins dans un élan passager de l’âme, dans un effort sublime et momentané, que dans le dévouement uniforme d’une vie entière. Ce résultat même est une leçon. Qui dit vertu, dit constance long effort sur soi-même et en faveur des autres.

Par la aussi les récompenses, sans être moins méritées, sont plus accessibles. Elles ne supposent ni des circonstances extraordinaires, ni un héroïsme au-dessus de la portée naturelle des âmes honnêtes. Elles peuvent être décernées à la vie la plus simple, la plus obscure, la plus dénuée de grandes occasions. Car il n’est pas de destinée si humble où l’on ne puisse se créer des devoirs qui, par la persévérance, deviennent d’admirables vertus. C’est ainsi que des personnes de la classe la plus pauvre, ou du sexe le plus faible, ont été sans cesse proclamées dans cette enceinte pour des actions qui méritaient l’estime publique.

L’Académie, en remplissant avec scrupule le vœu de M. de Montyon en faisant ressortir ces vertus ignorées, en les multipliant par l’émulation, préludait, en quelque sorte, à la pensée de la loi mémorable qui veut aujourd’hui, sur tous les points du royaume, préparer par l’instruction le bien-être et le progrès moral du peuple.

Le caractère général que nous venons de rappeler se retrouve dans les faits honorables qui ont obtenu, cette année, les suffrages de l’Académie. Ce sont des actes d’une vertu simple, mais incontestable et longtemps éprouvée.

Un homme sans éducation, sans appui, soldat dans sa jeunesse, petit marchand d’estampes durant trente années, pauvre, mais donnant toujours, a su par son industrieuse générosité devenir le protecteur d’un grand nombre de familles. Il recueillit de jeunes apprentis, nourrissait d’anciens camarades, faisait des avances à quelques-uns, en cautionnait d’autres. Sa probité, sa bonne renommée, la confiance qu’il inspire étaient un fonds inépuisable sur lequel il prêtait aux malheureux. Pierre Croulebois a joint à ce zèle secourable pour tous une persévérance singulière dans quelques-uns de ses bienfaits.

Lorsqu’il servait, en décembre 1797, il s’était, quoique blessé, jeté dans le Rhin pour sauver du fleuve et des glaces un de ses camarades. Cet homme lui appartient dès lors, comme l’objet de ses bienfaits, comme une existence qu’il devait garantir, après l’avoir conservée. À dix, à quinze, à trente ans de distance, il le suit, il le retrouve, tantôt pour lui donner un asile et un apprentissage, au retour de l’armée, tantôt pour le marier et l’établir dans une profession utile, enfin pour rebâtir sa maison incendiée. C’est la vertu de l’amitié, dira-t-on, vertu tacite et qui se récompense elle-même. Non; telle est la disposition d’âme de Pierre Croulebois, que ce besoin d’aider et de secourir, il l’applique à des inconnus, à des étrangers, à des suspects.

Déja vieux, Pierre Croulebois était retiré, en 1832, a Gouville en Normandie, dans son lieu natal. On y arrête trois hommes venus de Jersey, signâlés comme fraudeurs, et, ce qui était plus grave dans l’inquiétude populaire, suspects de choléra. Les malheureux malades seulement de fatigue et de faim, languissaient sur la plage, détenus dans une charrette. Pierre Croulebois seul les approche, les nourrit, les habille, et, en les sauvant, rassure le pays. Pour les mieux soigner, il fallait obtenir leur liberté provisoire. On lui demande caution ; il la fournit, en engageant le petit domaine qui lui restait.

Ces faits divers, Messieurs, sont attestés par les témoignages les plus authentiques ou les plus naïfs. C’est la déclaration de toute une contrée, fière de l’homme de bien qu’elle a produit.

L’Académie décerne à Pierre Croulebois un prix de la valeur de 3000 francs.

Le genre de vertu que ces concours annuels ramènent le plus souvent, c’est une charité patiente et douce, exercée par les femmes, c’est un long dévouement à quelque institution bienfaisante, souvent fondée par leurs efforts. On ne peut trop l’honorer. Il est encore dans l’intérêt de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre que les prix de vertu soient attachés à de tels actes, et qu’on les mérite en la secourant. À ce titre, l’Académie a cru devoir partager un second prix entre de respectables bienfaitrices de l’enfance Mlles Marie et Thérèse Lioud et Mlles Garnier.

Mlles Lioud, nées dans la ville d’Annonay, d’une ancienne et noble famille, ayant réuni leurs modiques revenus, fondèrent, en 1817, une maison d’éducation gratuite pour les jeunes filles pauvres, qu’elles y admettent dès l’âge de quatre ou cinq ans. La première dotation annuelle n’était que de 3200 francs. Mais, par le sage règlement de la maison, le travail des élèves plus âgées vint bientôt aider à l’entretien des plus jeunes. Le nombre des pensionnaires gratuites s’accrut rapidement, et près de cent jeunes filles pauvres ont déjà reçu, par le zèle de Mlles Lioud, l’instruction et le goût du travail et de la vertu. Cependant, les généreuses bienfaitrices ont vieilli dans cette œuvre laborieuse, qui a consumé la vie d’une jeune parente animée du même cœur, et venue près d’elles pour les aider. Un hommage public doit faire connaître leur pieux dévouement qu’il est impuissant à récompenser.

Mlles Garnier, nées au Croisy, dans le département de la Loire-Inférieure, n’ont pas formé d’établissement aussi considérable. Les premières ressources leur manquaient. Mais tout ce que la bienfaisance du pauvre même peut faire pour le soulagement des pauvres, elles l’ont fait jusqu’à la vieillesse. L’action de leur charité n’a diminué qu’avec leurs forces, seul bien dont elles disposaient. Après avoir rapidement dissipé en bonnes œuvres un faible héritage, elles ouvrirent une petite école pour vivre ; mais elles y recevaient gratuitement tous les enfants pauvres ; et, sur le produit de leur travail, elles nourrissaient deux orphelins. Cela ne suffit pas à leur zèle. Pendant neuf ans, on les vit soigner une femme étrangère, tourmentée d’un mal incurable. Les témoignages les moins douteux attestent que cette vertu si pure s’ignore elle-même, et que ces deux femmes seront bien étonnées d’apprendre qu’il y ait, sur la terre, une récompense pour ce qu’elles ont fait.

Un prix de 5000 francs est partagé entre Mlles Lioud et Mlles Garnier.

La demoiselle Cotereau, après avoir longtemps servi comme domestique, s’éleva au-dessus de cette condition, et s’instruisit, pour être plus capable de faire le bien. Elle parvint à tenir avec succès une école demi-gratuite. Les heures qu’elle ne donne pas à ses élèves sont consacrées aux malades; et, dans sa pauvreté, elle fait ainsi l’aumône de ses soins et de ses efforts.

Après de telles vertus, apanage plus particulier des femmes, ce que les annales des prix Montyon offrent le plus souvent, ce sont ces traits de courage et d’humanité réunis, ces actes d’une énergie secourable, que l’habitude du péril rend familier à certaines professions. À ce titre, l’Académie a du remarquer les deux frères Jean et Joseph Leclerc, nés dans le village de Portieu, sur le bord de la Moselle. Le passage, souvent dangereux, et les débordements du fleuve, sont pour eux depuis quarante ans, une occasion de dévouement intrépide. L’un deux commença bien jeune cet emploi de la vie ; à l’âge de onze ans, il eut le bonheur de retirer un homme des flots. Plus tard, les deux frères, luttant à la rame et à la nage, enlèvent une famille entière que l’inondation avait séparée de tout secours, et dont la maison s’engloutit à leurs yeux. Chaque année ce furent nouveaux efforts, où leur amitié aidait à leur succès, et rendait plus touchant leur courage. Mariés et devenus pères de famille, leur zèle ne se ralentit pas. Ils sont, dans leur village, entourés d’hommes qui leur doivent la vie; et plusieurs fois des marchands étrangers, des soldats isolés, furent sauvés par eux. L’Etat ne pouvait laisser sans récompense ces actes généreux. En 1831, les deux frères obtinrent une médaille d’honneur. L’Académie partage aujourd’hui entre eux la grande médaille d’or du prix Montyon.

L’Académie décerne une médaille semblable à Jacques Delpierre, marin du port de Boulogne. Dans sa jeunesse, il fit souvent la course avec succès; et quand nos côtes étaient bloquées, il enlevait des bricks aux Anglais. En 1811 entre autres, il avait pris à l’abordage un brick de quatorze canons, vivement défendu. La capture était belle et méritait encouragement. On lui offrit le choix entre la croix d’honneur et le retour immédiat de son père, prisonnier chez les Anglais. Il était mal connaître le cœur du brave corsaire. Jacques Delpierre opta pour son père ; et le ministre oublia de lui donner aussi la croix d’honneur.

Ce père, qu’il entourait des soins les plus tendres, il le quittait toujours pour courir aux naufrages. Les registres de la marine attestent ses nombreux dévouements. Tantôt, il contribue à sauver l’équipage d’un vaisseau brisé ; tantôt, il amène seul deux pécheurs, qui, submergés, avaient périr. Un jour, son canot ayant chaviré loin du port, il donne l’aviron qui lui restait à un de ses hommes renversés avec lui, et il n’est sauvé lui-même que par miracle, a-t-on dit dans Boulogne. Il est cité pour s’être vingt fois jeté à la mer au premier cri de secours, et en avoir retiré un soldat, des passagers, plusieurs enfants. Un soir, par un violent orage, le cri sauve, sauve, le fait s’élancer tout habillé de la jetée de l’Est. Cette fois, son zèle fut bien récompensé : l’enfant qu’il sauve était son fils.

Onze autres médailles de 500 francs sont décernées à des actes d’humanité affectueuse et de charité. Parmi ces actes, il en est un surtout qui touche, et qui peut instruire. Un vieillard infirme du canton de Saint-André, département de l’Eure, ayant, pour vivre, vendu à terme sa petite maison, se trouvait, après le délai fatal, sans pain et sans abri, avec sa femme. Un pauvre du pays, Charles Tristan, qui vivait de la charité publique, mais qui possédait une petite demeure, les a reçus chez lui, les loge, les nourrit, et mendie pour tous deux.

L’habile préfet de l’Eure, M. Passy, en s’occupant, avec le zèle le plus actif et le plus humain, d’éteindre autour de lui la mendicité, trouva cette belle action cachée sons une misère que la loi réprouve, et qu’elle punit, sans rien faire pour la prévenir. Il n’a point hésité à demander, pour Charles Tristan, la récompense que l’Académie lui décerne.

À la fin de ce récit, une réflexion naturelle se présente, Messieurs. Plus de vingt personnes nées pauvres, ou devenues pauvres par leurs vertus mêmes, ont part, cette année, aux bienfaits de M. de Montyon. Plusieurs d’elles ont une famille, des amis, des malheureux quelles soulagent, de charitables entreprises qu’elles soutiennent avec persévérance : voila bien du monde intéressé dans ces prix, dans ces médailles, que nous proclamons ! Ne doit-on pas être satisfait, en songeant que ces récompenses ainsi décernées, ces secours qui sont des insignes d’honneur, vont porter la consolation et la joie dans tant d’âmes honnêtes, et les payer un peu du bien qu’elles ont fait, en les aidant à le continuer ? Et, si l’on pense encore que cette joie, exemplaire et pure, se renouvellera, pour d’autres, chaque année, que le bienfait est à jamais assuré, peut-ou assez bénir la mémoire du vertueux Montyon, et ne trouvera-t-on pas, dans ces concours, son éloquent et perpétuel éloge ? Cette devise d’immortalité, dont se paraît Académie naissante, et que contestent parfois les caprices du goût et les jugements impérieux de la mode, s’applique heureusement du moins à ces sentiments innés dans le cœur humain, qui ne peuvent être ni contredits ni changés, la pitié pour le malheur, et le respect pour la vertu.

L’Académie cependant ne s’applaudit pas moins d’être aussi dépositaire d’importantes donations, au profit des lettres. M. de Montyon, parvenu à l’extrême vieillesse, après une vie pleine de bonnes œuvres et de sages méditations, avait dû s’occuper dans son testament de nos plaies sociales; et de la vertu qui les soulage. Un jeune et riche Français, mort récemment d’une maladie de langueur dans un village d’Egypte, à l’âge des belles espérances, de l’ambition et des projets de gloire, s’est consolé en laissant, par ses généralités dernières, une noble exhortation aux grandes études, aux laborieuses entreprises que sa vie défaillante lui refusait à lui-même. Prenons aujourd’hui, par la reconnaissance, possession publique de deux magnifiques dotations qu’il a fondées, pour les recherches savantes, et pour les compositions d’histoire, en les confiant au zèle éclairé de deux classes de l’Institut ! Grâces soient rendues à M. le baron Gobert, et de son intention généreuse, et de la forme prévoyante qu’il y a donnée, et des dispositions nouvelles, mais sages, par lesquelles il a voulu, dans nos jours peu littéraires, établir en quelque sorte un majorat électif en faveur des grands travaux et du talent.