Réponse au discours de réception d’Alexandre Guiraud

Le 18 juillet 1826

Claude-Emmanuel de PASTORET

Réponse de M. Pastoret
au discours de M. Guiraud

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 18 juillet 1826

INSTITUT ROYAL DE FRANCE

 

Monsieur,

Nommé directeur de l’Académie française à une époque où elle n’avait encore aucun de ses membres à regretter, je dois être étonné, je n’ose dire, par respect pour elle, embarrassé, de me voir appelé par cette fonction à être son organe successif auprès de deux poëtes tragiques, moi dont les travaux eurent une direction si différente, quelque admiration que j’aie toujours vouée aux écrivains qui conquirent à la France une illustration qu’elle ne perdra jamais.

Ce Corneille, dont le génie a tout deviné, tout créé, qui, trouvant l’art dans le désordre et les ténèbres, l’éleva aussitôt à toute la hauteur qu’on pouvait espérer d’obtenir, et qui reste encore un de ses plus parfaits modèles, Corneille avait commencé sa gloire par l’opposition de deux sentiments dignes de se combattre ; il plaça Chimène entre son amant et son père. À l’exemple de ce grand homme, vous avez cherché, Monsieur, dans le combat des plus nobles sentiments un des intérêts les plus vifs que l’art dramatique puisse présenter. Des situations analogues ou semblables se montrent souvent au théâtre. Il est rare d’y trouver, ainsi que dans l’histoire, cet empire sur les affections les plus tendres, qui met au pied du trône de Dieu le sentiment le plus fort qu’ait jamais inspiré la nature. Si le courage est dans un triomphe qui suit une lutte, où y en eut-il jamais de plus mémorable ! Il faut que le but soit plus grand que le sacrifice. Tel est l’homme qui s’offre en dévouement à sa patrie, à sa religion : tous ceux dont il sauve le pays, dont il justifie la croyance, lui vouent une admirable reconnaissance ; et cette admiration, transmise d’âge en âge, enfante de nouveaux dévouements, de nouveaux prodiges.

On a demandé si les sujets qui appartiennent à la religion n’étaient pas d’une nature trop élevée pour être représentés sur nos théâtres. Ces doutes, heureusement, n’ont pas été partagés par les auteurs de Polyeucte, d’Esther, d’Athalie, de Zaïre, d’Alzire, et, plus près de nous, par les auteurs des Templiers, de Saül, de Louis IX, et par vous-même, Monsieur. Jamais l’admiration, la terreur, la pitié, ne furent plus réunies que dans le sujet des Machabées. Polyeucte ne dispose que de lui-même, il n’a à vaincre que lui ; mais Salomé ! Antiochus a fait un temple de Jupiter du temple de Jérusalem et de celui de Samarie. Beaucoup de Juifs ont préféré l’adoration sacrilége que le roi leur imposait aux tourments et à la mort. Ce n’est pas la mère seule que menacent d’affreux supplices, si elle se refuse à une profanation impie : elle a sept fils, tous périront avec elle. Offrir sa vie pour les sauver serait déjà un noble sacrifice, mais plus d’une mère rachèterait par ses propres jours les jours de ses enfants. Salomé a entendu les cris des autres victimes ; elle a sous ses yeux les instruments des tortures et du plus horrible trépas. Elle ne sera pas seulement témoin de leur mort ; elle ne la partagera pas seulement avec eux ; elle les y exhorte ; elle la leur commande : ils mourront séparément ; sept fois la mère aura à supporter ces effroyables combats, sept fois elle les supportera sans que sa persévérance en soit ébranlée. Qui peut donc triompher ainsi du sentiment le plus fort ? Les regards de Dieu animent Salomé, ils la soutiennent, ils agrandissent son courage ; inspirés par elle, ses enfants marcheront tous à la mort comme marchait chaque jour à l’autel le prêtre qui venait y offrir un sacrifice ordinaire. Et ces effets sublimes de la religion, ne pourrait-on les retrouver dans des temps plus rapprochés, dans des temps qui subsistent encore, au milieu d’une contrée célèbre où le courage religieux lutte constamment avec de grandes infortunes, où plus d’une mère chrétienne s’est vue réduite à préférer la mort de ses enfants à la honte du parjure et de l’infidélité ?

La tragédie des Machabées fut, Monsieur, le premier de vos succès, et vous ne le dûtes pas moins à ses beautés poétiques qu’au caractère même de l’action, à sa simplicité, au choix des événements qui multiplient les impressions fortes, en offrant des situations nouvelles qui ne suspendent un moment le danger et le crime que pour les rendre effroyables encore et plus sûrs.

Une tragédie d’un genre bien différent vous mérita, l’année suivante, des applaudissements nouveaux. L’ouvrage entier est le développement d’une grande et sage maxime, règle immuable des devoirs des peuples, conservatrice de leur repos et de leur bonheur : c’est que l’injustice qu’on éprouve, un outrage même, ne détruit pas les obligations que la fidélité impose aux sujets. Ici, l’injustice était violente, l’outrage avait été commis envers une fille vertueuse et chérie. Le comte Julien abandonne son roi, s’arme contre lui, appelle des étrangers à seconder sa vengeance, et leur immole sa patrie. L’Espagne commence à subir cette domination des Africains, qui longtemps pesa sur elle.

Le fils de Julien, Fernand, s’est associé à sa vengeance, au ressentiment de l’outrage fait à sa sœur. Il a embrassé l’islamisme comme son père, et marche au combat contre ces Espagnols au milieu desquels il était né. Les remords du double crime commis envers son pays et envers son Dieu atteignent le père sans atteindre le fils. Le père fait de vains efforts pour le ramener ; il le menace de sa malédiction, il la prononce, tout est bravé par Fernand. Julien le suit au combat pour se jeter entre lui et son roi. Il est blessé par Fernand, qui ne croit pas frapper son père ; il expire en pardonnant ; le fils tourne sur lui-même le glaive qu’il venait de porter sur le sein paternel. Homicide, parricide, apostat, il avait été incestueux. Quels crimes et quelle expiation ! Les rois de l’antiquité expient leurs fautes par des malheurs dans les fables dramatiques des Grecs. Mais ici, la religion vient prêter à la morale un appui nouveau : une conscience impossible à apaiser, qui poursuit le coupable le jour, l’éveille la nuit, le suit dans les camps, l’y tourmente vainqueur, l’épouvante vaincu.

Ainsi se fortifient l’une par l’autre les grandes leçons données par vos deux ouvrages. Les Machabées nous apprennent tout ce que peut produire de victoire sur les affections les plus fortes le sentiment de ses devoirs envers sa nation et envers son Dieu ; et le Comte Julien nous fait connaître les malheurs qui suivent nécessairement l’abandon criminel de ces obligations saintes. Ce n’est pas seulement un plaisir que la tragédie nous doit ; elle s’élève et s’agrandit en rappelant aux hommes tout le bonheur que leur promet, toutes les infortunes que leur prépare l’accomplissement ou la violation de leurs devoirs. En France, elle a presque toujours. rempli cette noble destination. Ce sont d’assez hautes leçons de vertus, que les remords de Phèdre, la chute de l’implacable Athalie, Cléopâtre réduite à se punir elle-même de ses crimes.

Ce but moral, premier devoir des poëtes dramatiques, est le caractère, Monsieur, de tous vos écrits, soit que vous ayez placé sur la scène le tableau des grandes infortunes, soit que dans des poésies d’un autre genre, éveillant des émotions qui, pour être secrètes, n’en sont pas moins puissantes, vous ayez raconté la douleur d’Agar ou les espérances de saint Jérôme, le dévouement des pieuses sœurs de la Croix ou la misère résignée des pauvres enfants de la Savoie : et l’on pourrait presque dire, en rendant hommage au sentiment qui vous dicta ces ouvrages, qu’une bonne action, sortie du cœur de l’homme, a inspiré de bons vers au poëte. L’écrivain même le plus habile et le plus exercé ne fait jamais bien partager aux autres que ce qu’il éprouve lui-même. Dieu n’a pas voulu que le génie, semblable à un flambeau allumé, pût être indistinctement employé à éclairer les actions généreuses ou les coupables projets. À côté de ce don puissant et rare, il a placé un don plus noble encore, le sentiment de ce qui est bon, de ce qui est juste, de ce qui est utile à tous, cette conscience dont le pouvoir vraiment céleste nous révèle si bien elle-même les obligations qu’elle nous impose. C’est à ce sentiment que le poëte doit ses plus belles inspirations, le guerrier son sacrifice le plus absolu, l’homme d’État son dévouement le plus généreux. Et, pour n’en prendre l’exemple que dans vos ouvrages, Monsieur, est-ce un motif ordinaire qui conduit près du lit du malade, dans l’asile même du vice ou au milieu des plus horribles infirmités, ces admirables sœurs qu’a vues Barcelone, et dont la France et la religion s’honorent ? Cette belle armée, dépositaire de trente années de gloire, qui alla montrer une autre fois que pour les fils de Louis XIV il n’y avait plus de Pyrénées, ces vieux soldats accoutumés à la victoire, ces jeunes guerriers pour qui la gloire est désormais un héritage, ne trouvaient-ils pas dans leur illustre chef quelque chose de plus que cette gloire même, de plus que le succès, ce qui fait la grandeur de l’homme et du prince ? Sous des cieux non moins propices, l’Épirote qui veille au sommet d’un rocher, le Klephte qui se glisse le long du, rivage, l’Hydriote qui fait courir sur les eaux sa barque silencieuse, sont-ils une sentinelle, un matelot, un soldat ordinaire ? des sentiments plus puissants que le courage, plus élevés que l’amour de la gloire, les conduisent et les enflamment : la religion et la patrie. Le guerrier, en nettoyant ses armes, le matelot en serrant sa voile, chante, d’une voix basse et solennelle, l’hymne qu’il apprit de ses aïeux ; cet hymne est une prière, et peut-être un chant de mort. Que la mort arrive, que la mer s’entr’ouvre pour engloutir le nautonier, que le plomb siffle dans l’ombre pour atteindre le soldat, le Grec tombe et meurt ; et quand il sort de la terre, il voit la croix dans le ciel ; c’est son étendard qu’il va rejoindre et Dieu qui le rappelle.

Vos chants consacrés au malheur me ramènent, Monsieur, à l’illustre académicien que vous remplacez. La France a perdu en lui un de ses plus grands citoyens, les lettres un appui digne d’elles et qui les chérissait avec le sentiment profond de l’influence qu’elles peuvent avoir sur la gloire des États et le bonheur des hommes. Il y a peu de mois qu’ici même, en retraçant avec une douce éloquence les mutuels secours que peuvent se prêter le désir de bien faire et l’art de bien dire, M. le duc de Montmorency traçait du plus illustre apôtre de la charité ce portrait qui faisait dire, avec tant de justesse et de vérité, au président de cette solennité littéraire, que le peintre ne réussit que lorsqu’il a des traits de ressemblance avec le modèle.

Il est difficile de louer un homme que tant de voix ont déjà si bien loué, et vous venez, Monsieur, de le rendre plus difficile encore. Heureusement, il peut suffire de rappeler quelques traits de sa vie. Déjà aussi les larmes du pauvre ont commencé et achevé cet éloge.

Issu d’une maison souvent alliée à nos rois, d’une maison qu’on voit, dès les premiers siècles de la monarchie, placée auprès du trône pour le défendre et le servir, M. de Montmorency ne se crut pas dispensé de mériter par lui-même une autre illustration, celle qu’on doit à ses vertus. Né dans l’obscurité, il eût obtenu, par sa bonté comme par ses exemples, une grande place dans la reconnaissance des hommes et la vénération de la postérité.
Vous avez rappelé, Monsieur, les travaux militaires comme les travaux politiques qui se partagèrent sa première jeunesse. À mesure que le trône, déjà ébranlé, recevait des attaques nouvelles, M. de Montmorency, trompé dans ses espérances de bonheur et de liberté, s’était éloigné d’un pays où commençait le règne du crime ; il n’y revint que plusieurs années après. C’est alors que, se dérobant au pouvoir, mais non pas à la charité, sans fonctions publiques, il se fit à lui-même les plus touchantes fonctions. Quand toutes les lois ont été violées, les pouvoirs antiques détruits, les temples profanés ; quand des tyrans aussi féroces qu’insensés ont, pendant vingt mois, couvert du sang innocent la terre où s’exerçait leur funeste puissance, et que de toute part encore règnent la proscription et l’injustice, l’homme de bien, échappé au triomphe du crime, doit naturellement chercher hors de la terre les consolations dont il a besoin, et des espérances qui le soulagent de la vie. C’est auprès du lit du malade, dans la demeure du malheur et du besoin, que M de Montmorency plaça les nouvelles obligations qu’il s’imposait ; on le voyait, dans la même journée, passer du berceau de l’enfant au grabat sur lequel un vieillard languissait étendu. Les verrous des prisons s’ouvraient devant lui ; il allait y deviner le remords et y consoler le repentir. Ces malheureux qui, cachés au sommet d’une obscure demeure, comparant leur situation ancienne au dénûment qu’ils éprouvent, craignent même les regards de la charité, il montait jusqu’à eux, et l’humiliation qu’ils auraient pu craindre, en étant aperçus, s’effaçait devant la bienveillance de l’homme secourable qui les remerciait comme s’il eût reçu lui-même le bienfait. Il accourait enfin partout où il y avait des consolations à offrir. Souvent même il n’attendait pas que le malheur fût arrivé, il l’empêchait de naître par des secours prévoyants.

Les écoles l’occupèrent comme les pauvres. Instruire l’enfance, c’est lui préparer des moyens de travail, qui doivent éloigner l’infortune ; c’est lui préparer également des moyens de conduite sous tous les rapports qui lient les hommes comme membres de la société politique, et préparer à l’État, par des doctrines sages et une morale religieuse, de bons pères, de bons maris, des citoyens vertueux. M. de Montmorency fut un de ceux qui contribuèrent le plus à répandre ce bienfait. Dans le même temps, des dispensaires s’établissaient pour que le malade pût rester dans son domicile, entouré de sa famille ; et des sociétés de prévoyance ou de secours mutuels assuraient aux hommes laborieux qui remplissent d’utiles professions, des garanties d’assistance et de soins dans leurs infirmités et dans leur vieillesse : M. de Montmorency concourut encore à tous ces établissements ; il les servit de son zèle, de ses conseils et de sa charité.

Ces travaux, le soin des pauvres et la culture des lettres, l’occupèrent exclusivement jusqu’à la restauration. Alors il fut attaché à cette princesse auguste dont chaque pensée est pour un bienfait, dont chaque action est une vertu.

Appelé à la chambre des pairs, en 1815, il s’y distingua par cette éloquence noble et touchante, dont l’influence s’accroissait encore par la confiance universelle qu’il inspirait. La modération de ses discours, ses égards constants pour ceux dont il croyait devoir combattre l’opinion, le sentiment profondément exprimé d’une conviction qui, si bien acquise et méditée, recevait une force nouvelle de la sagesse connue de l’orateur, de son amour pour la vérité et la justice, le faisaient entendre avec cet intérêt que sa modestie appelait la bienveillance des autres, mais qui naissait surtout de celle qu’il ressentait lui-même et qu’il n’avait pas besoin d’inspirer. Et, on peut le remarquer ici, dans ces temps d’agitations politiques, où l’on n’est pas toujours envers les autres d’une justice rigoureuse, M. de Montmorency le fut toujours ; il sembla porter jusque sur l’erreur la compassion que lui inspirait l’infortune. Il avait un bonheur que les hommes vertueux n’ont pas toujours. Son indulgence, sa modestie, la noblesse de son caractère et la bonté de son cœur, se peignaient sur son visage. Toujours serein, parce qu’il était toujours pur, il avait en même temps tout ce qui excite l’envie et tout ce qui la désarme.

Ministre des affaires étrangères à l’époque d’un congrès célèbre, il s’y fit chérir et respecter, et il reçut des princes qui y étaient réunis les plus honorables témoignages de l’estime que ses talents inspirèrent et du prix qu’on mettait à ses vertus.

Quand il cessa d’être ministre, il reprit avec une activité nouvelle ses charitables travaux. Il venait de discuter auprès de tout ce que l’Europe a de puissant les intérêts des peuples et des empires ; il rentra modestement dans l’asile du pauvre. Le conseil général des hospices avait le bonheur de le compter parmi ses membres ; il vint y reprendre une place qu’il avait tant honorée, et où il trouvait tant d’admirateurs de ses vertus. Son zèle n’avait pas besoin d’être ranimé, mais on eût cru qu’il venait de s’accroître encore. Avec quelle ardeur il seconda ces nobles efforts, ces soins ingénieux, ces pieuses institutions que faisait naître partout une active charité ! Jamais elle ne fut plus universelle ni plus éclairée qu’elle l’est aujourd’hui. Ce ne sont pas uniquement ces émotions passagères que donne à des cœurs sensibles l’aspect d’une douleur, d’une infortune ; c’est un sentiment de tous les jours, de toutes les classes de la société : égalité de soins et de bienfaits, véritable et glorieuse égalité. D’une extrémité de la France à l’autre, un malheur est connu, entendu, soulagé : les amis des pauvres sont tous de la même famille. Le vice même trouve dans l’espérance du repentir des voies ouvertes pour retourner à la vertu. Les femmes sont devenues la providence humaine des malheureux ; elles ont aussi leurs Fénelons et leurs Vincents de Paul : auprès du trône est leur guide et leur modèle.

Et je ne parle ici que des actions connues. Combien en est-il qui fuient les regards humains ! La charité aime à se dérober à la gloire. Ce n’est pas là qu’est sa récompense : le monde ignore ce qu’elle a fait ; Dieu l’a vu, et le mérite est plus grand encore, si les hommes l’ont ignoré.

Outre ces soins de tous les jours, un travail important était devenu l’objet des méditations et des recherches de M. de Montmorency. C’était un ouvrage ayant pour titre : Des Lois et des Institutions dans leurs rapports avec l’exercice de la bienfaisance, soit publique, soit privée. Personne n’était plus digne que lui de concevoir et d’exécuter cet ouvrage. Il ne lui a pas été permis de l’achever.

Nos suffrages venaient de l’appeler au milieu de nous, et il avait été heureux de les obtenir. C’est un engagement nouveau qu’il prenait envers les lettres, et tous les engagements qu’il prenait il savait les remplir. Bientôt après il reçut le plus honorable témoignage de confiance qu’un sujet puisse recevoir de son roi. La France apprit avec bonheur et bénit avec reconnaissance le choix du prince qui la gouverne ; elle-même eût désigné celui que la sagesse royale avait reconnu comme le plus digne de la haute fonction qui doit préparer dans l’avenir la destinée de trente millions d’hommes, et d’une longue postérité. Les qualités les plus nécessaires, il les possédait toutes ; un dévouement sans bornes à la monarchie, une piété douce et ferme, cette alliance de la religion et de la liberté, qu’il a lui-même si dignement proclamée dans le discours prononcé parmi nous ; une instruction solide et variée, et cet amour des lettres, si désirable à inspirer au prince qui doit occuper un jour le trône où furent assis Charles V, François Ier et Louis XIV ; de ces lettres qui perpétuent la gloire des rois en immortalisant leurs bienfaits, comme l’exprima si souvent l’auguste prédécesseur de Charles X, et que Charles X exprimait lui-même avec tant de bonté, en répondant au discours que l’Académie lui adressa dans les premiers jours de cette année.

Les princes, un naissant, ont des devoirs prévus et certains. Chargés de l’avenir des peuples, ils ont besoin de demander à l’histoire, dépositaire de la reconnaissance publique, quels sont ceux de leurs prédécesseurs qu’il faut imiter, quels sont ceux dont il faut craindre les exemples. Combien il sera facile à notre jeune Henri de trouver des modèles dans ses ancêtres, depuis Louis VI jusqu’à ce Louis XVIII dont nous fûmes tous les heureux sujets, qui donna de nouveaux fondements à la monarchie, et fit servir le pouvoir à consolider la liberté ! Pourquoi n’ajouterais-je pas que le prince destiné à avoir M. de Montmorency pour gouverneur, pourra se faire lire ou raconter sa vie ? là aussi, il trouvera de grandes leçons et de nobles exemples.

Trois mois ne s’étaient pas écoulés depuis que la confiance royale avait appelé M. de Montmorency à cette imposante fonction ; et il expire ! il expire ; et les circonstances de sa mort ne la rendront pas moins célèbre que sa vie. On sait quelle douleur a éclaté au moment où nous l’avons perdu, et combien elle a été universelle. Tous les ordres de citoyens ont environné son cercueil ; ils l’ont accompagné de leurs bénédictions et de leurs larmes jusqu’au dernier monument. Son nom vivra dans l’avenir comme celui des grands citoyens dont il fut d’abord l’imitateur, et auprès desquels il a mérité d’être, à son tour, placé comme modèle. Il semble que la mort investit d’une autorité plus forte encore les hommes vertueux ; elle a consacré leur vie, et leurs exemples deviennent de pieuses leçons pour la postérité.

La postérité aimera également à se souvenir de cet hommage profond d’estime et de douleur, rendu à M. de Montmorency du haut du trône même. Il y a deux personnes en moi, disait Charles X, le roi et l’homme, et je ne sais lequel des deux est le plus affligé. Et qui pouvait mieux apprécier cette grande perte publique qu’un tel roi, qu’une telle famille ! Tant de vertus, combien elles devaient être chères à un monarque qui en donne l’exemple et veut les transmettre à ses descendants ! Qui n’admire, chaque jour, son infatigable charité ! plus on la sollicite, plus on la trouve active et forte ; elle semble renaître de son abondance même. Quel prince mérita mieux que nous redisions de lui ce qu’on disait de saint Louis, qu’il étoit d’un cœur si piteux aux pauvres et si doux aux sujets ? Toujours étendant jusqu’à ceux qui souffrent, et sur eux surtout, ses consolations paternelles, Charles X leur conserva une prédilection héréditaire ; car les pauvres, sous les Bourbons, furent toujours comme les fils aînés de la famille des rois.