Discours de réception de Georges Cuvier

Le 27 août 1818

Georges CUVIER

M. Georges Cuvier ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. de Roquelaure, y est venu prendre séance le jeudi 27 août 1818, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

L’honneur que vous me faites me livre de nouveau à des émotions que depuis longtemps votre indulgence m’avait appris à vaincre, et le jour où vous mettez le comble à vos bontés pour moi sera peut-être celui où j’aurai paru devant vous avec le moins d’assurance. En vain je reconnais cette enceinte où j’ai parlé tant de fois au nom d’une savante compagnie ; en vain je me vois entouré des membres de ce corps illustre dont les suffrages m’ont désigné aux vôtres ; le souvenir même des encouragements que vous daignâtes quelquefois m’accorder, dans ces occasions solennelles, où je vous rendais compte des découvertes de mes confrères, ne calme point mon inquiétude : une voix secrète me dit trop que c’était l’intérêt attaché aux travaux de ces hommes célèbres qui faisait rejaillir sur leur interprète ces marques de votre faveur.

Mais ne serais-je point assez heureux, Messieurs, pour que ce même intérêt me suivît dans votre sein ; et puisqu’il a été mon introducteur, ne m’est-il pas permis d’espérer qu’il deviendra mon appui ?

J’embrasse avidement la seule idée qui puisse me rendre quelque confiance. Je vois, par votre histoire, que depuis votre origine, vous aviez toujours admis dans vos rangs quelques-uns des hommes qui se livrent à l’étude des sciences. Ils étaient les organes de l’union que vous entreteniez avec elles ; ils les représentaient en quelque sorte, près de ce tribunal suprême du langage et du goût ; et vous aurez jugé que s’il y avait une époque où il convint de renouer ces rapports honorables, c’était celle où les sciences étendent chaque jour leur empire ; celle où leur idiome presque tout entier semble passer dans ce langage usuel, dont il vous appartient de recueillir les richesses et de constater les lois.

Si tels ont été, Messieurs, les motifs de votre choix, je n’hésiterai point à le dire : j’accepte, avec une joie vive, les devoirs qu’il m’impose. Passionné à la fois pour les sciences et pour les lettres, convaincu que leur alliance a toujours été l’une des sources de leur gloire, dans les rêves que mon amour pour elles inspirait à ma jeunesse, je ne m’étais jamais flatté d’un bonheur qui égalât celui d’être appelé un jour à resserrer leurs nœuds.

Ne craignez pas toutefois que je porte ce désir au delà des limites posées par la raison. Je le sais, Messieurs, il serait également dangereux, et pour les lettres et pour les sciences, de confondre leurs objets, et d’appliquer aux unes les méthodes qui ne conviennent qu’aux autres. Confier le soin de dévoiler la nature à une imagination sans règles, ce serait faire rétrograder les sciences vers leur berceau ; souffrir que des doctrines abstraites soumettent à leur joug les arts de l’imagination, ce serait porter dans le champ de la littérature l’aridité et la mort. Je l’avouerai même, quand l’éloquence et la poésie font de la nature matérielle l’unique sujet de leurs efforts, elles me semblent renoncer à leur plus noble destination. C’est le roi de la nature, c’est l’homme que ces arts enchanteurs doivent surtout étudier et peindre. Leur but est de l’émouvoir, de frapper son imagination, pour armer sa raison de la force du sentiment, et d’élever ainsi son âme, pour le rendre digne du rang sublime qui lui a été assigné dans l’ordre de la création.

Mais ce qui demeure vrai, ce qu’il serait aussi facile qu’intéressant de développer, c’est que les sciences et les lettres ont pris leur origine dans une source commune ; que pendant longtemps elles ont dû leurs progrès à des causes semblables ; que les diverses formes qu’elles ont successivement revêtues ont été les effets de leur influence mutuelle, et qu’à toutes les époques elles se sont prêté des secours dont il est impossible de méconnaître l’importance.

Il serait digne de littérateurs philosophes, de critiques ingénieux, tels qu’il en est parmi vous, de suivre dans leurs détails cette action réciproque, cet enchaînement continuel des sciences et des lettres ; de l’art d’interroger la nature, et de celui de convaincre et de charmer les hommes. Pour moi, Messieurs, je ne puis qu’en esquisser une faible partie, et vous me pardonnerez sans doute de choisir celle qui m’éloigne moins de mes études ordinaires.

Je voudrais donc montrer les premières impressions des beautés de la nature, donnant à la poésie ses images les plus riantes ; une étude plus suivie des lois qui la régissent, faisant naître la philosophie, qui fournit à l’éloquence ses plus puissantes armes ; enfin, la contemplation de sa grandeur et de sa magnificence élevant également l’orateur et le poëte aux pensées les plus nobles, aux mouvements les plus sublimes. Je voudrais surtout faire remarquer, dans la prédominance successive de ces trois ordres de rapports, le caractère distinctif de trois grandes périodes, de trois âges principaux, que je crois apercevoir dans le développement de la littérature de chaque peuple.

Le premier de ces âges pourrait se nommer celui de l’inspiration. Il remonte jusqu’à cette époque où l’homme, livré encore à la seule nature, dépend d’elle pour sa subsistance, pour sa sûreté, pour les plaisirs et les peines de sa vie. Tous les êtres alors l’intéressent, tous les phénomènes le captivent. Il reçoit des impressions qui l’agitent, qui le pénètrent ; chaque sensation fait naître en lui une émotion ; chaque émotion se réfléchit dans une image ; une chaîne harmonieuse lie ses sentiments et ses souvenirs ; et si quelque génie plus heureusement né a le bonheur de la saisir, il obtient sur ses semblables un pouvoir inattendu. Il parle la langue des dieux ; les nations charmées le proclament leur instituteur, leur législateur et leur pontife : transmis de bouche en bouche, ses chants deviennent pour des siècles toute la morale, toute la politique, toute la science des peuples.

Cependant je me hasarde en employant déjà ce nom respectable de science. Il n’est point de science encore, ou plutôt elle ne consiste que dans la peinture des êtres naturels ; mais dans les ouvrages des premiers poëtes cette peinture éclate de toutes parts avec tant de vérité et de fraîcheur, qu’à peine la science la plus sévère l’égalerait-elle aujourd’hui. La même facilité à s’émouvoir, la même surabondance de vie, qui replaçaient ces hommes extraordinaires dans des situations touchantes, qui leur faisaient retrouver le langage de la passion, ces tours hardis, ces traits puissants qui vont au cœur, animaient, échauffaient aussi pour eux cette nature si belle si grande, dont ils étaient environnés. Homère en trace des tableaux brillants et fidèles tout aussi aisément, il les trace par la même puissance qu’il crée ou qu’il remue ces grands colosses d’Ajax ou de Diomède, ou qu’il nous fait pleurer avec Hector embrassant peut-être pour la dernière fois le jeune Astyanax. C’est par cette puissance encore qu’il évoque, quand il lui plaît, tous les êtres de la nature ; qu’il les amène, qu’il les place devant nous, et que, si un instant la parole ne suffit plus à sa pensée il se présente aussitôt à lui quelque image plus expressive que toutes les paroles. Homère est naturaliste par la même raison qu’il est grand poëte ; il est attentif, exact, parce qu’il est sensible ; il décrit nettement, parce qu’il est vivement frappé ; tout se concentre en lui dans une faculté unique ; il n’est pour lui qu’une muse.

Dans tous les temps, c’est au même procédé qu’est attaché ce pouvoir presque magique. Si le poëte ne se livre tout entier à cette impression de la nature extérieure, ses tableaux, semblables à des contre-épreuves affaiblies, n’offriront que des traits indécis et des nuances confuses ; mais, s’il lui emprunte immédiatement ses détails, s’il peint ce qu’il a vu, s’il le peint tel qu’il l’a vu, il le reproduit réellement pour nous. Enchanteur tout-puissant, il se joue de notre imagination ; il nous transporte à son gré dans l’espace ; il sort, s’il le veut, des bornes du monde. Le Dante, en accumulant ce que la nature a de terrible, en entassant les volcans, les rochers et les glaces, nous plongera dans les enfers ; et Milton, en éclairant d’une lumière pure ce que cette même nature a de brillant et de doux, créera un paradis.

Heureuses les nations dont les sentiments se réveillent encore à ces vives peintures ! La vérité et l’illusion se prêtent la main pour les conduire. Aimables enfants que bercent les Muses, et qui, au milieu des prestiges de la féerie, apprennent cependant de la bouche sacrée du poëte à respecter la justice, à pleurer sur le malheur, à révérer le courage.

Délicieuses impressions, vous n’êtes plus faites pour des peuples vieillis. Quelquefois seulement le poëte, sur les pas du chantre d’Atala ou de Virginie, ira dans des climats lointains chercher une nouvelle nature ; et, comme Homère à ses vieillards troyens, il nous rendra un moment de jeunesse en nous montrant Hélène. Jeunesse bien passagère toutefois : ce n’est pas sous ces palmiers que nous avons trouvé le repos, ce ne sont pas ces bananes qui ont rafraîchi notre enfance. Les liens n’ont pas existé ; le charme ne peut produire son effet tout entier.

Ainsi, après les jeux et la féerie, il vient pour les lettres, comme pour les hommes, un âge plus sérieux. Le bonheur de sentir ne nous suffit plus ; une faculté nouvelle s’éveille dans l’esprit ; nous éprouvons le besoin de connaître. L’imagination et les études positives partagent entre elles leur domaine ; et les sciences, commençant à mériter leur nom, prennent un essor indépendant.

Ici, Messieurs, je devrais vous les montrer, après quelques tentatives pour apprécier les phénomènes, pour en découvrir les rapports et les causes, nécessairement ramenées à se demander compte de leur propre mécanisme et des bases sur lesquelles repose leur certitude. Mais je ne veux point fatiguer votre attention par ces arides détails ; qu’il me suffise de vous faire remarquer, dans ce retour sur elles-mêmes, l’origine de toutes ces études intérieures qui vont devenir pour les lettres une source de richesses toutes nouvelles. L’homme ne pouvait s’occuper longtemps des ressorts de son intelligence sans être conduit à sonder les replis de son cœur : mais, dans ce labyrinthe tortueux, chaque jour de nouveaux mystères vont se découvrir à lui ; chaque jour il aura de nouveaux efforts à faire pour les exprimer ; travail sans cesse renaissant pour l’écrivain de génie : les termes, sous sa plume, devront se nuancer, se lier entre eux comme les idées ; la langue, auparavant simple et tranchée comme la nature, deviendra délicate comme le sentiment, profonde comme la pensée ; sans se multiplier eux-mêmes, il faudra que les mots parviennent à rendre les rapports les plus multipliés par des acceptions diverses, par d’ingénieux détours ; ce qu’il y a de plus abstrait, de plus immatériel dans notre entendement, finira par trouver des images dans cette nomenclature pittoresque qui n’avait été conçue que pour la nature matérielle ; et, de même que le monde visible n’était, selon le système de quelques anciens philosophes, que la représentation de l’intelligence divine, le langage sera devenu une représentation vive et animée de toutes les profondeurs de notre monde moral.

Ainsi a du commencer le second âge des lettres, celui que je voudrais appeler l’âge de la réflexion. Les premiers efforts d’une science plus approfondie lui ont donné la naissance. Les hommes avaient besoin de s’essayer sur les rapports simples des grandeurs et des forces, pour désirer de connaître les ressources du raisonnement et ses erreurs. C’était par cette route qu’ils devaient arriver à l’étude des passions, à toute la science d’eux-mêmes. Il était nécessaire que la philosophie naturelle frayât le chemin à la philosophie morale, et Socrate devait avoir Anaxagoras pour maître.

Mais vainement les sages auraient-ils médité, vainement le langage se serait-il enrichi ; s’il avait dû conserver les entraves du rhythme, si les idées fussent restées enchaînées dans la mesure du vers ou voilées du nuage de l’allégorie poétique, aucun raisonnement suivi, aucun détail positif n’aurait pu être fixé pour les générations à venir. Les sciences et la philosophie avaient un égal besoin d’une forme adaptée à des recherches paisibles. Elles trouvèrent la prose, et la donnèrent aux lettres.

L’histoire de toutes les littératures nous l’apprend : l’art d’écrire en prose est de beaucoup postérieur à l’art des vers ; mais toujours il est contemporain des hautes spéculations scientifiques ; il y tient même tellement, que presque partout il a dû ses progrès les plus sensibles aux hommes qui avaient fait dans les sciences les travaux les plus profonds. La prose se montre pour la première fois simple et naïve dans Hérodote, plusieurs siècles après Homère, mais presque aussitôt que les sciences eurent été apportées par Thalès d’Égypte en Ionie. Platon enseigne aux Grecs à l’écrire toujours noble, toujours harmonieuse, et le nom de Platon rappelle ce que les sciences et la philosophie ont de plus élevé.

Et que l’on ne croie pas que ce nouveau langage fût une dégradation de celui des dieux ; c’était le plus beau présent que les dieux pussent faire aux hommes, s’ils les destinaient à se rapprocher d’eux par le développement de leur intelligence. Sans la prose, on peut le dire, nous n’aurions point d’histoire, point de philosophie. Comme ces peuples des bords du Gange, que la même cause fait tourner dans le cercle d’une éternelle enfance, nous chercherions peut-être encore toutes nos doctrines dans les archives d’une mythologie sauvage ; nos lois, les règles de nos arts, tout serait demeuré invariable pour nous, parce que tout aurait été sacré.

Une fois, au contraire, que l’art d’écrire a été débarrassé de la gêne du mètre, aucune matière ne lui est demeurée rebelle. Sans rien perdre de sa chaleur, sans manquer ni aux passions ni à l’imagination, il embrassera, s’il le faut, les vues les plus fugitives ; il éclairera les questions les plus obscures. N’ayons plus d’inquiétude pour la durée des conceptions du génie. L’instrument est découvert qui les rendra toutes, qui les gravera toutes pour jamais.

C’est maintenant que la poésie va profiter à son tour de l’influence fécondante du nouvel âge. Guidée par la philosophie, elle étend son domaine et multiplie ses moissons. Partout où l’esprit de recherche pénètre, l’imagination se hâte de marcher à sa suite. Chaque ordre d’idées nouvelles fait éclore un nouveau genre de poëme. L’ode, l’hymne sacré, s’élèvent à ce que les sages ont conçu de plus grand sur la cause suprême ; la satire, ou si l’on veut, le poëme moral, prend l’homme pour objet d’étude, et le révèle à ses propres yeux ; le poëme dramatique va chercher au fond du cœur les ressorts qui portent la vie sur la scène ; et l’ancienne, la grande poésie elle-même, l’épopée, quand elle reparaît dans ce second âge, s’y montre éclairée par cette raison supérieure qui doit régner désormais sur la littérature. Moins créatrice peut-être, elle emprunte à l’âge précédent ses héros et ses dieux ; mais c’est elle seulement qui leur donne des caractères développés, qui les place dans des fictions morales ; c’est elle seulement qui les fait agir et parler comme il convient à leur céleste origine. Ces âmes qui dans l’Odyssée s’empressent comme des oiseaux de rapine pour dévorer un sang noir, n’inspirent qu’un effroi stérile. Dans l’Énéide, le cœur s’épure, il s’ennoblit à l’aspect des grands hommes jouissant, dans un lieu de délices, d’entretiens élevés et du souvenir de leurs vertus. Homère a pu faire ses héros superbes, avides, animés par la vengeance ou par la fureur des combats, impitoyables, à moins que quelque penchant naturel n’amollisse leur cœur. Leurs passions sont du même siècle que celles de ses dieux. Mais tous ces mouvements contraires qui déchirent le cœur de la reine de Carthage, peut-être ne pouvaient-ils être conçus, à coup sûr ils ne pouvaient être exprimés avec des nuances si variées et si vraies que par un poëte élevé dans l’étude des sciences et de la philosophie. En effet, le chantre de Didon fut aussi le chantre des Géorgiques.

Jusqu’ici, Messieurs, j’ai pris mes exemples dans la littérature ancienne, où l’ordre des progrès est plus manifeste, parce qu’il résulte tout entier du développement naturel des peuples, et qu’aucun emprunt, aucune impulsion étrangère, n’en troublent la succession. Chez les modernes la gradation n’a pas toujours été la même. Notre littérature est née de celle des anciens ; ses différentes branches ont commencé à fleurir selon qu’en ont ordonné le bonheur ou le goût de nos premiers écrivains. Néanmoins on y reconnaît des effets sensibles des mêmes lois, une influence toute semblable de l’esprit des sciences.

Déjà Marot, dans son vieux langage, avait montré ce que notre poésie peut prendre de grâce et de naïveté ; déjà les vers de Corneille, bien que trop souvent incorrects, avaient égalé par la force et le sublime des pensées ce que les anciens ont de plus grand, que l’on cherchait pour ainsi dire encore la vraie prose française. Au milieu de tentatives diverses, un homme la découvrit : ce fut l’auteur des Provinciales ; mais l’auteur des Provinciales, dans son enfance, avait aussi découvert la géométrie, et depuis il l’avait enrichie, ainsi que la physique, des vérités les plus importantes. Aussi me semble-t-il qu’à ce caractère si particulier de la prose française, à cette netteté, à ces tours si logiques, qui ont fait dire que dans tout ce qui n’est pas clair, dans tout ce qui n’est pas bien raisonné, il y a quelque chose qui n’est pas français, on reconnaîtrait, quand on ne le saurait pas d’ailleurs, quel fut le genre d’esprit de l’écrivain qui contribua le plus à la fixer. Ce langage si juste, si suivi, en même temps que si élégant et si fin, respire tellement l’esprit géométrique, que les qualités d’un grand géomètre ne s’expriment pas en d’autres termes ; et qui les entendrait attribuer au savant illustre qui m’a précédé parmi vous, ne saurait pas lequel de ses deux talents on voudrait désigner.

Mais il ne se fait pas dans le langage d’un peuple un changement si marqué, sans que tous les arts qui emploient le langage n’en subissent plus ou moins la loi. La poésie se soumettra tôt ou tard à une partie de ces règles sévères ; elle consentira à devenir moins libre pour acquérir plus de justesse et plus de clarté, pour acquérir même plus de force ; car, en poésie comme en prose, il n’est point de force véritable sans clarté et sans justesse. Je ne craindrai donc pas de dire et, si mon assertion excitait quelque surprise, j’en appellerais à vos tranquilles réflexions, je ne craindrais pas de dire que ce caractère nouveau de correction et d’élégance, qui se montre subitement dans les vers de nos deux poëtes classiques, dix ans après les Provinciales, est un effet direct de leur admiration pour Pascal et de leurs liaisons avec ses amis. Boileau lui-même a rendu témoignage de cette admiration, lorsque, longtemps pressé de déclarer quel était le livre français le mieux écrit, il s’écria : les Provinciales ! Et s’il m’est permis, Messieurs, de porter la confiance jusqu’au bout, j’oserai vous en faire l’aveu : lorsque je lis ces vers si doux, si purs, si harmonieux, où Racine exprime avec une abondance et une profondeur si admirables ce que les sentiments des hommes ont de plus caché, je me trouve doublement obligé de me ressouvenir que c’était à Port-Royal que Racine avait passé sa jeunesse : dans ce beau langage, dans cette profonde connaissance du cœur humain, je reconnais malgré moi l’influence secrète et de l’auteur des Provinciales et de l’auteur des Pensées.

Ce Pascal, qui avait pour les vers un mépris si bizarre, n’aurait donc pas été entièrement étranger à ce que l’art des vers a produit peut-être de plus beau ! Mais telle est l’action mutuelle des esprits ; elle s’exerce à leur insu, quelquefois contre leur volonté ; l’idée qui naît dans l’un est l’étincelle qui s’agitera peut-être longtemps avant de rencontrer dans un autre l’aliment d’une flamme brillante.

Cependant le troisième âge approche ; ce n’est pas encore celui de la vieillesse, mais déjà ce n’est plus celui de la force tout entière. Les douces fictions n’ont plus de prise sur les imaginations désabusées ; les grandes passions tour à tour ont animé la scène ; l’inépuisable ridicule lui-même commence à s’épuiser ; il devient difficile de trouver des places à côté des grands maîtres. C’est alors que des esprits impatients ont besoin de routes nouvelles ; ils veulent un but qui puisse être atteint, et ils ramènent les lettres à la nature extérieure, non pas comme autrefois pour y recueillir des images, mais pour en peindre à grands traits l’étonnant ensemble : ressource heureuse qui ouvre encore un champ fertile et vaste aux arts de l’imagination.

Laissons-les y pénétrer ; mais qu’ils demeurent fidèles à leur vocation ; que dans leur nouvel essor ils ne perdent pas l’homme de vue. À l’époque précédente, ils le secondaient dans l’étude de lui-même ; maintenant ils lui ouvrent l’univers, ils le transportent dans l’immensité. C’est là que, l’élevant à ces hautes pensées dont l’entraînement est irrésistible, ils peuvent lui apprendre à connaître son origine, sa nature et ses destinées immortelles.

Ne recherchons point quelles furent les tentatives des anciens écrivains, lorsque leur littérature fut arrivée ce troisième âge, à celui que j’appellerais presque l’âge de la description. Que pouvaient le talent d’Oppien, le génie mélancolique de Pline, pour peindre une nature dont à peine les sciences avaient soulevé le voile ?

C’était au siècle des sciences perfectionnées qu’il était réservé de célébrer dignement ses miracles.

Buffon et Delille ouvriront donc ce troisième âge pour nous. Voltaire déjà les avait précédés,

Quand il chanta les cieux que Newton s’est soumis.

Mais ils vont dépasser de bien loin tous leurs émules. L’un, pétillant de verve et d’esprit, donnera à la poésie française un coloris inconnu. L’éclat des fleurs, des pierres précieuses, brillera dans ses vers ; leur mouvement imitera celui des créatures les plus légères. L’autre, noble et grave, imprimera à sa prose la pompe, la majesté, qui président à la marche de l’univers. Heureux le premier, si d’un point de vue élevé il avait embrassé la nature dans ce qu’elle a de plus grand ; heureux le second, s’il avait daigné s’abaisser à en saisir plus froidement le minutieux détail ; et cependant admirables tous les deux par des ouvrages qui n’avaient eu de modèles ni dans l’antiquité, ni parmi les peuples de nos jours.

Ces ouvrages, Messieurs, naquirent en quelque sorte dans votre sein ; ils sont au nombre des plus beaux produits de l’alliance dont je cherche à ébaucher l’histoire ; mais ils ne seront pas les seuls. Combien, en effet ne reste-t-il pas de sujets dignes de ces effets communs des lettres et des sciences ! Quel admirable spectacle, et qu’il est plein de leçons ! Et ces mondes infinis remplissant l’espace de leurs harmonies, et ces formes innombrables toutes enchanteresses, sous lesquelles la vie se diversifie ; et cette multitude effrayante de ressorts qui dans la moindre de ces vies exercent chacun leur action, et une action constamment nécessaire ! Chaque secours que notre vue acquiert pour se porter au loin centuple l’étendue ; chaque secours qu’elle obtient pour distinguer de près centuple la diversité ; ni le grand ni le petit n’ont de bornes ; et, que dis je ? il n’y en a pas même dans la succession. Chaque recherche dans les profondeurs de la terre centuple les révolutions qu’elle a subies. La vie y couvre des ruines ; ces ruines reposent sur d’autres ; les formes si variées et si riches de cet univers ont été précédées par une infinité d’autres formes qui avaient toutes aussi leurs variétés et leurs richesses.

Ne me suis-je point trompé ? Parmi tant de grandeurs l’homme ne paraîtra pas bien petit ? Entraînées par toutes ces magnificences, les lettres ne vont-elles pas l’oublier ? Non ; elles ne le peuvent. De toutes ces merveilles, l’homme est la plus grande. La science lui a soumis cet univers. Ces êtres que le voyageur cherche encore, la classe, la famille qui doivent les recevoir, sont déjà prêtes. Ces mondes que le télescope n’a point encore montrés, la science a déjà écrit les lois de leurs mouvements ; rien ne les y soustraira. C’est à cette hauteur que la science a élevé l’homme ; c’est là que l’éloquence, la poésie doivent le suivre, qu’elles doivent s’emparer de lui avec toute la puissance que leur donnent ces contemplations sublimes.

Ainsi, fussent-elles arrivées au comble de leur perfection, les sciences et les lettres se réuniraient encore pour faire de l’homme l’objet de leurs plus hautes méditations ; elles étaient nées ensemble ; souvent elles ont marché ensemble ; il leur reste une longue carrière à parcourir ensemble ; au terme de cette carrière, elles ne se sépareront pas.

C’est dire assez, Messieurs, que vous ne les séparerez pas dans la distribution de ces couronnes que, par une prorogative unique, vous avez le droit de décerner à tous les genres de talent. Vous n’exclurez point de cette élite des esprits cultivés les hommes qui cultivent les facultés les plus élevées de leur esprit ; ils continueront à trouver place parmi ces philosophes, ces hommes d’État, ces ministres des autels, ces hommes du monde même, dont la noble réunion a toujours fait une partie essentielle de l’Académie française.

Rappeler les titres divers qui donnent le droit de siéger parmi vous, c’est rappeler aussi, Messieurs, le souvenir du vénérable académicien auquel je succède. M. de Roquelaure en possédait à lui seul un grand nombre et tous dans un haut degré. Magistrat intègre et éclairé dans le conseil, prélat religieux et tolérant dans l’Église, en plus d’une occasion orateur touchant et noble dans la chaire, il se montra, toujours dans le monde aimable et bienveillant, et dans l’Académie instruit et plein de goût ; et, ce que l’on préférera peut-être à tous ces avantages, il fut un sage heureux. Formé de bonne heure aux lettres par l’étude des anciens, il apprit aussi d’eux cette philosophie douce qui élève l’homme au-dessus des événements. Jusqu’à ses derniers jours il avait retenu et il redisait souvent les plus beaux vers d’Horace ; mais savait surtout pratiquer ce qu’Horace enseigna. Comme le juste de ce poëte, on pourrait dire de lui qu’il a presque vu la ruine du monde, sans en être ébranlé.

Son exemple, mieux qu’aucun autre, prouve combien les lettres sont, pour ceux qui les aiment, une consolation sûre. Après avoir goûté de toutes les grandeurs, c’est parmi vous qu’il a cherché les derniers plaisirs d’une longue vie. Vous l’avez tous vu, Messieurs, à quatre-vingt-dix-sept ans, arriver le premier à vos séances y recueillir avec avidité les traits de vos ouvrages que son oreille affaiblie pouvait encore saisir, et trouver une douce jouissance à en comparer les beautés avec ces nombreux passages que, dans ses jeunes ans, il avait gravés dans sa mémoire.

Qu’un tel confrère devait vous être précieux ! il semblait qu’il fût pour vous une tradition vivante ; il représentait en quelque sorte vos annales tout entières. Dans sa jeunesse, il avait vécu avec les contemporains de l’auteur de Cinna ; dans son âge mûr, il avait siégé à côté de l’auteur de Mérope ; dans sa vieillesse, il avait donné sa voix à de jeunes écrivains qui soutiendront encore longtemps l’honneur de notre littérature.

Attaché, comme il l’était, à son pays et à vous, ne devons-nous pas croire qu’en portant ses regards sur cet espace de temps si mémorable dans l’histoire de la France et des lettres, il s’occupait quelquefois de l’influence que vos prédécesseurs ont exercée sur l’esprit et sur le sort de la nation ? Qu’elle dut lui paraître puissante ! et s’il en jugeait avec cette équité qui lui fut naturelle, qu’elle dut lui paraître heureuse !

Instituée moins encore pour polir le langage que pour adoucir des mœurs qu’un demi-siècle de discorde avait rendues cruelles, l’Académie française a montré l’art d’embellir les leçons de la sagesse. Formés par elle, des écrivains aimables les ont fait pénétrer dans tous les rangs ; une lumière douce a dissipé les fantômes que, depuis des siècles, l’ignorance évoquait pour troubler le monde ; les princes et les peuples ont compris leurs vrais devoirs et leurs vrais intérêts, et, en devenant ainsi la règle du commandement, la raison générale a préparé l’obéissance et garanti le repos. Ce ne fut pas sans motifs que, de nos jours, la discorde revenue sous d’autres couleurs pour ensanglanter encore la France, mit tant d’empressement à détruire votre compagnie ; mais sa précaution fut vaine : vous laissiez des remplaçants immortels. Pour que son règne pût être durable, il aurait fallu qu’elle détruisît encore le Télémaque, le Discours sur l’Histoire universelle, le Siècle de Louis XIV et l’Esprit des lois.

Si quelque homme impartial pouvait conserver des doutes sur cet heureux effet des lumières répandues par les lettres, je n’en voudrais pour preuve que l’étonnante différence qu’après des malheurs trop semblables présentent l’époque de votre institution et celle où vous venez d’être rendus à votre ancienne splendeur.

À la première, votre grand fondateur, rejoint les projets d’un grand roi, paraît comme isolé au milieu de ses contemporains. Il semblerait qu’aucun d’eux n’est digne de l’entendre. Il lutte contre eux tous, tour à tour obligé d’user de contrainte : envers son maître, pour le rendre puissant ; envers sa nation, pour l’affranchir de ses oppresseurs, et, dans ses efforts infatigables pour rétablir l’empire des lois, ne se croyant que trop souvent réduit à la nécessité de se mettre au-dessus d’elles.

De nos jours, un monarque éclairé de toutes les lumières de son siècle veut fonder sa grandeur sur la liberté publique. Ramenées par la clémence, la justice et la raison reviennent triomphantes. Un grand peuple, qui ne chercha qu’elles dans toutes ses erreurs, les reconnaît et les salue d’acclamations universelles. Le temple auguste des lois s’apprête à les recevoir ; sous le nom toujours cher de Richelieu, la noblesse et la loyauté en cimentent les bases ; l’amour et la confiance des Français en décorent les portiques ; ils y placent les images révérées de Louis et de Henri ; de Henri, qui l’entrevit dans un lointain avenir ; de Louis, qui, plus heureux, le verra s’élever sans obstacle et présenter aux siècles sa masse impérissable.