Allocution prononcée lors de la visite du président de la République fédérale d'Allemagne, M. Joachim Gauck

Le 26 janvier 2017

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

 

ALLOCUTION

DE

Mme Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

Secrétaire perpétuel

 

 

 

Monsieur le Président,

L’Académie française, fondée il y a trois-cent quatre-vingt-deux ans par le cardinal de Richelieu qui veille sur nos travaux, tel que le représenta Philippe de Champaigne, dont vous voyez ici le tableau, suit toujours les règles que lui fixa son fondateur.

Depuis 1635, l’Académie compte toujours quarante membres, comme l’avait voulu le Cardinal, nombre symbolique. Ce n’est pas à vous, Monsieur le Président, que je devrais expliquer ce symbole, qui probablement a assuré notre longévité en dépit des vicissitudes de l’histoire et maintenu notre cohésion. Si nous n’avons ni correspondants, ni membres étrangers, c’est que Richelieu nous voulut tous égaux, disposant du même statut, des mêmes droits au sein de la Compagnie. Il voulut aussi, qu’évitant toute mondanité, nous nous réunissions à huis-clos, afin qu’aucune personne étrangère à nos travaux ne vint nous en distraire. Cette règle du huis-clos est probablement à l’ origine du mystère qui nous entoure, mystère dont Paul Valéry a parlé et peut-être pour partie de notre réputation. Cette règle n’a jamais été violée mais il arrive que de manière très exceptionnelle nous ouvrions nos portes devant une personne étrangère. Il en fut ainsi dix-sept fois jusqu’ à présent, vous êtes la dix-huitième à nous faire cet honneur. Ces visiteurs d’exception qui ont obligatoirement rang de souverains ou de chefs d’État, viennent partager avec nous un moment notre passion de la langue française dont nous sommes les gardiens.

Si je ne puis faire l’historique de toutes ces visites remarquables, je vais en rappeler quelques-unes qui vous montreront, Monsieur le Président, que l’Académie est aussi ouverte à tous les pays, à toutes les cultures.

Première visiteuse, car c’était une femme, une des deux seules femmes qui aient jusqu’ à présent franchi nos portes, la reine Christine de Suède. Amie de Descartes, passionnée de philosophie et de Lettres, curieuse de notre Compagnie, elle souhaitait en fonder une semblable dans son pays en s’inspirant de l’Académie française. Ce sera fait un siècle et demi plus tard. La reine vint siéger en 1658. On la reçut, la harangua, comme je le fais pour vous aujourd’hui, Monsieur le Président, puis on définit en son honneur un mot du Dictionnaire. C’était le mot jeu et on proposa en exemple jeu de princes ne plaisent qu’à ceux qui les font. L’exemple était bien venu car la reine venait de faire assassiner son amant, Monaldeschi, à Fontainebleau. La Compagnie était honorée de la recevoir mais n’était pas complaisante. La Reine Christine fit preuve d’humour et d’intelligence et sourit, dit le procès-verbal, à ce trait quelque peu cruel. 

Une longue période sépare cette visite de la suivante qui ne fut pas moins inattendue. En 1717 Pierre le Grand, tsar de Russie, décida de nous visiter et débarqua à l’improviste alors que l’Académie venait de lever sa séance. On rattrapa quelques académiciens, le tsar s’entretient avec eux, posa de nombreuses questions, admira les portraits qui ornaient la salle de séances. La fondation de l’Académie des Sciences de Russie par Pierre le Grand en 1724 témoigne que cette visite impressionna le grand monarque. Plus encore, elle fut à l’origine des échanges intellectuels entre la France et la Russie qui ont si profondément marqué nos deux cultures. Nous allons prochainement célébrer avec l’Académie des Sciences, que ses règles n’empêchèrent pas d’élire Pierre le Grand, ce tricentenaire qui ouvrit la voie d’une intense relation franco-russe.

Un demi-siècle plus tard, les visites royales se précipitèrent, Christian VII de Danemark « le père des dynasties européennes », le Roi Gustave III de Suède, si remarquable francophone, l’Empereur Joseph II d’ Autriche, le Prince Henri de Prusse en 1789 vinrent partager nos travaux. Dès ce moment le protocole de ces visites prit forme et c’est celui-là même qui entoure votre auguste présence aujourd’hui. Notre visiteur, toujours escorté dans notre salle de séances par une suite très réduite – traditionnellement quatre personnes – vient prendre part à nos débats ; et à la fin de la séance on lui remettait jadis le jeton d’argent dont on saluait nos travaux pour marquer solennellement qu’il y avait participé. Aujourd’hui ce jeton est remplacé par une médaille commémorative.

Nos visiteurs furent d’ abord reçus au Louvre où le Roi Soleil avait installé l’Académie après une période d’errances. Au xixe siècle, ils vinrent siéger en ce palais rêvé par Mazarin et construit selon ses volontés par Le Vau. L’Académie, supprimée en 1793 par la Convention, restaurée en 1816 par le Roi Louis XVIII, attendit quelque peu pour reprendre cette tradition. Puis elle accueillit de nouveaux des visiteurs illustres, l’Empereur Pedro II du Brésil en 1872, si pressé de nous rencontrer qu’il arriva huit jours avant celui qui avait été fixé. La Compagnie, charmée par cette impatience lui fit un accueil très chaleureux et débattit avec lui des termes détourner et dette. Puis en 1896 le Tsar Nicolas II, dernier souverain de l’Empire russe, dont la fastueuse visite d’État marquait l’apogée de l’alliance franco-russe, s’assit à son tour à la place que vous occupez aujourd’hui, Monsieur le Président. Le tableau qui relate cet évènement, si vous avez l’occasion de le voir tout à l’heure, vous montrera que le cérémonial de notre Compagnie est resté inchangé.

Le xxe siècle, bouleversé par deux guerres mondiales, aura vu les visites de chefs d’État venus parfois de loin, du Liban, du Canada ou d’Argentine. Notre dernier visiteur en ce siècle commençant aura été le Grand-Duc Jean de Luxembourg venu siéger parmi nous il y a douze ans. Depuis lors, nous sommes restés entre nous, mais il nous plait aujourd’hui, Monsieur le Président, de briser cette réserve et de vous accueillir.  

Votre visite aujourd’hui, Monsieur le Président, revêt pour nous une signification particulière. Vous présidez aux destinées d’un pays dont l’histoire est inséparable de la nôtre, par moments, surtout au siècle passé, de manière tragique, mais plus durablement par un lien spirituel et intellectuel de longue durée, lien sans équivalent entre deux pays. Le président Giscard d’Estaing, membre de notre Compagnie après en avoir été le protecteur, dira tout à l’heure la signification de cette histoire franco-allemande. Je voudrais seulement souligner combien la réconciliation de nos deux pays à l’ issue d’ un conflit abominable, réconciliation qui est à l’origine du rêve européen enfin réalisé, aura démontré la force des échanges intellectuels, de la compréhension entre les peuples pour dépasser les intérêts brutaux et les aspirations de puissance des États. C’est la leçon historique de la relation franco-allemande.

Cette année, Monsieur le Président, la France est l’invitée d’honneur de la Foire du Livre de Francfort. Quel symbole de ce qui nous unit ! Le monde de Gutenberg, le trésor de réflexion et de connaissances accumulé depuis des siècles dans les manuscrits, les imprimés, aujourd’hui la transmission numérique pour relier deux peuples, deux États.

Votre visite s’inscrit dans ce moment intellectuel de la relation franco-allemande qui nous est si importante. L’Académie, chargée par son fondateur de porter la langue française, de l’aider à toujours s’adapter aux changements du monde, n’est pas l’avocat de notre langue seule. Nous croyons à l’échange par la parole, à la vertu des mots, des mots de toutes les langues, donc du plurilinguisme. Et dans un monde qui s’uniformise et tend à simplifier les échanges en usant, non de la langue anglaise, mais d’un anglais appauvri, simplifié, dévoyé, l’Académie défend tout particulièrement la place de l’allemand dans l’enseignement, dans la vie culturelle, dans les échanges. Nous plaidons sans cesse pour que notre pays et l’Europe parlent non seulement le français, non seulement cet anglais misérable mais tout autant l’allemand.

Monsieur le Président, si l’Académie s’honore et se réjouit si fort de votre présence aujourd’hui, c’est parce que vous incarnez ce monde allemand inséparable de nous, de notre histoire, de notre culture. C’est aussi parce que, dans la fonction qui est la vôtre, vous avez acquis une autorité morale exceptionnelle. Nous savons que vos compatriotes souhaitaient vous garder à la tête de l’État en raison de l’immense respect que vous leur inspirez, et que vous en avez décidé autrement. C’est aussi le Pasteur que nous saluons aujourd’hui. Notre Compagnie, fondée par un cardinal de l’Église romaine, a parfois compté dans ses rangs un nombre exagéré d’ecclésiastiques. Au xviie siècle ils furent vingt-quatre sur quarante ! Mais en raison de sa vocation –comprendre et perfectionner la langue afin de disposer des mots de tous les domaines de la vie de l’esprit – la Compagnie accueille des représentants de toutes les disciplines et notamment des théologiens. Longtemps ce furent des catholiques ; il y a peu encore un grand représentant du protestantisme siégeait ici, le Pasteur Boegner. Je ne doute pas que le Cardinal de Richelieu, en dépit de ce qui l’opposa à la Réforme, n’eût été particulièrement honoré et heureux comme nous le sommes tous aujourd’hui de votre présence parmi nous.

Que vous soyez venu partager un moment la mission qui nous a été confiée il y a près de quatre siècles, nous est un grand honneur et une joie. Permettez-moi, Monsieur le Président, de vous adresser la phrase d’accueil que nous réservons à nos nouveaux élus lors de leur réception :

« Soyez, Monsieur, le bienvenu parmi nous et veuillez participer à nos travaux. ».