Hommage prononcé en séance lors du décès de M. Michel Déon

Le 5 janvier 2017

Xavier DARCOS

HOMMAGE

À

M. Michel DÉON[1]

PRONONCÉ PAR

M. Xavier DARCOS
Directeur en exercice

dans la séance du 5 janvier 2017

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Michel Déon, avec sa discrétion habituelle, nous a quittés le 28 décembre. Il s’est évanoui, sans crier gare, dans les brumes de Galway, à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans, quarante ans après son entrée à l’Académie, où il succéda à Jean Rostand et fut reçu par Félicien Marceau.

Il aimait notre compagnie, dont il était le vice-doyen d’âge et d’élection. Il y fut assidu et actif, jusque dans ces derniers mois, malgré sa vie d’itinérant et d’exilé volontaire. Cette fidélité fugueuse était une des facettes de son tempérament complexe : il avait beau rester constamment découvreur et globe-trotteur, il n’était pas pour autant homme à se renier ou à oublier. Il conjuguait liberté et attachement, conservant (je le cite) « un certain anarchisme de droite et un pessimisme qui vise à la lucidité ». Il avait une méfiance instinctive face aux raisonneurs vindicatifs ou aux théoriciens abstraits, et il semblait doté d’une capacité innée à repérer, pour les fuir, les ridicules et les fâcheux. Mais sa lucidité ne le rendait pas sectaire, misanthrope ou agressif. Il conservait indulgence, drôlerie, humour. Il avait ce sens du relatif propre aux grands voyageurs, qui en ont vu d’autres. Son ironie cachait beaucoup de tendresse, surtout pour les écrivains, quels qu’ils fussent, car sa curiosité pour les livres fut le moteur de sa vie.

Presque centenaire mais toujours vert, Michel Déon résistait au temps par une faculté de vivre intense et discrète. La mort semblait l’avoir oublié. Avec lui s’estompe une certaine France, qu’on donnait en modèle aux écoliers de jadis, celle de l’honnête homme. Il parcourut bien des sentiers, au fil d’une longue vie mobile, depuis sa naissance à Paris en 1919. Très tôt, il eut l’âme vagabonde, ne rêva que lectures et navigations. Avec son père, conseiller à la cour du prince Louis II de Monaco, il connut l’enfance heureuse d’un fils unique, jusqu’à ses tragiques treize ans, où le père adulé disparut. « Nos plus ineffaçables chagrins sont d’enfance. Le reste de l’existence se passe à les défier ou à redresser des ruines », avouera-t-il. Revenu à Paris, lycéen à Janson-de-Sailly, il s’enthousiasme pour l’Action française. Au-delà de ses outrances de langage et de ses errements politiques, ce mouvement correspondait à l’entrain anarchique d’un adolescent, nostalgique des grandeurs et des ardeurs passées. Démobilisé en novembre 1942, il rejoint Lyon, pour y être secrétaire de rédaction à L’Action française, auprès de Charles Maurras. Il est probable que le vieux maître devint pour lui une sorte de père de substitution – et Kléber Haedens le frère qui lui manquait. À la Libération, Michel Déon, suivant sa bonne étoile buissonnière, s’échappe encore, fuyant les excommunications marxistes, existentialistes ou structuralistes.

Face à l’injonction hargneuse des apôtres de l’art engagé, hors duquel l’écrivain devenait suspect, voire forcément fasciste, une poignée de jeunes frondeurs, tels Roger Nimier, Jacques Laurent ou Antoine Blondin accueillent Michel Déon dans un compagnonnage bourru. Ils partagent un anticonformisme impertinent, un goût du romanesque sentimental, une culture sans frontières, un appétit rabelaisien et une religion de l’amitié. On les nommera « les Hussards », étiquette batailleuse qu’ils récusèrent mais qui ne leur allait pas si mal. Tout simplement, Michel Déon, comme ses amis, recherchait une certaine élégance émancipée, prétendait vivre, écrire et penser à sa manière, comme il l’entendait, en suivant les intermittences de son cœur.

Au retour d’un voyage d’un an à travers les États-Unis et le Canada, Michel Déon renoue avec le journalisme, tient une rubrique théâtrale dans divers magazines, devient conseiller littéraire aux éditions Plon, sympathise avec Coco Chanel, Marcel Aymé, André Fraigneau, Jean Cocteau ou Salvador Dali. Il commence surtout à publier quelques romans peuplés de héros qui trébuchent, à la fois frivoles et sagaces, tels que Je ne veux jamais l’oublier (1960), Les Trompeuses Espérances (1956) ou Tout l’amour du monde (1960). Ces livres grappillent quelques prix. Mais Déon étouffe vite dans ce Paris mondain et noctambule. Et l’affaire algérienne lui semble un indigne reniement qui l’exaspère. Comme Flaubert, il se sent submergé par la bêtise ambiante. Il aspire à l’espace et au grand air. Quittant les beaux quartiers, il choisit donc l’exil, insulaire de préférence, car, écrit-il, les îles, sont des « défis insensés lancés à la mer », où une « humanité en réduction s’y révèle sans masques ».

La Grèce et l’Irlande deviendront, selon sa formule, ses « arches de Noé », ses refuges : « elles sont pauvres, on y vit donc sans besoins, elles sont riches en beautés, on y vit donc dans l’illusion ». Plus flâneur qu’aventurier, il s’approprie patiemment ses lieux d’adoption. Ses édens fugaces deviennent des espaces de méditation, selon un style de vie qui rythme à l’unisson de son style littéraire. Ce « nomade sédentaire », comme le surnomma Paul Morand, procède par immersion et acquiert une forme de sagesse désinvolte et détachée. Passant du Portugal, puis de la Grèce à l’Irlande, quittant les chemises de lin pour les vestes en tweed, il fit mine de bouder à distance, de ne plus rien attendre, mais le public sut vite le rejoindre. Ses errances et ses séjours ont nourri une puissante inspiration qui va séduire et rayonner loin. Sa gloire littéraire s’impose réellement à la cinquantaine avec Les Poneys sauvages (prix Interallié 1970), Un taxi mauve (Grand Prix du roman de l’Académie française 1973), ou Le Jeune Homme vert (1975). Elle ne cessera plus.

Marié à Chantal, père de deux enfants, Alice et Alexandre, Michel Déon s’est posé dans son presbytère proche du Connemara. Il y a été gagné par l’esprit irlandais, par « ses songes féeriques, son extraordinaire faculté de s’évader de l’épuisante réalité, pour vivre de fantasmes ». Et puis, en France même, le vent a tourné : le handicap idéologique de l’après-guerre est désormais un atout esthétique recherché. Le président Mitterrand lui écrit : « Vous n’aimez pas ma politique. J’aime vos livres. » Mais Michel Déon n’est dupe de rien : ni l’âge ni les honneurs ne domestiqueront son indiscipline organisée. Il ne se disperse pas. Il se raconte et se relit : Mes arches de Noé (1978) et Bagages pour Vancouver (1985), sans jamais délaisser le monde romanesque : Un déjeuner de soleil (1981), Je vous écris d’Italie… (1984), La Montée du soir (1987). Curieusement ses aveux autobiographiques et son imaginaire de conteur se recoupent. L’auteur et ses personnages se confondent : chacun semble tenté par des aventures en terrain mouvant, happés par un besoin de liberté, trop purs et obstinés pour qu’une existence lisse et préétablie leur suffise. Ces dissidents sans projets avancent, vacillent, s’étonnent, se blessent et se relèvent, avec l’espérance (ou l’illusion) que leurs choix finiront par assujettir le destin.

Au crépuscule d’une existence rompue aux agitations humaines, quasi lassé d’un temps qui, à force de désagrégation et de brutalité ignare, n’était plus vraiment le sien, Michel Déon se désolait : « Nous allons vers un monde où il y aura de moins en moins de poneys sauvages. » Il recevait les hommages les plus divers, comme ce colloque universitaire à la Sorbonne consacré en 2004 à son œuvre. L’autodidacte en goguette y goûtait une revanche, sans amertume ni vanité. Le désenchantement s’atténuait. La nostalgie s’estompait. L’œil restait vif et le bon mot prêt à jaillir. Il vieillissait sans porter les stigmates de l’âge, gardait son allure et son allant, son ironie et son espièglerie. Il continuait à dialoguer mentalement avec les créateurs les plus éclectiques, Stendhal ou Manet, Joseph Conrad ou Poussin, tout en guettant les jeunes pousses, les novateurs les plus affranchis. Ce cosmopolitisme artistique révélait un être mêlé et tolérant, curieux et hospitalier, à qui rien de ce qui est humain ne semblait étranger.

Il nous manque aujourd’hui, mais il aurait détesté tout pathos et toute emphase. Considérons simplement que, comme à son habitude, Michel Déon s’est éclipsé vers quelque île bienheureuse. Acceptons qu’il ait relâché son étreinte, mot qu’il aimait parce qu’il fut choisi en son honneur lors de sa première séance à l’Académie française. Il nous avait prévenus, dans les premières lignes de son beau texte testamentaire La Montée du soir : « Vient un moment de la vie […] où nous nous apercevons que les amitiés, les amours, les sentiments et jusqu’aux lieux et aux mots que nous croyons perdre par une maladresse déprimante, en réalité nous quittent d’eux-mêmes, animés d’une sournoise volonté de fuite… »

En sa mémoire, partageons avec lui une minute de son définitif silence.

 

[1] Décédé le 28 décembre 2016 à Galway en Irlande.