Réponse au discours de réception de M. Andreï Makine

Le 15 décembre 2016

Dominique FERNANDEZ

RÉPONSE

de

M. Dominique FERNANDEZ

au discours

de

M. Andreï MAKINE

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Monsieur,

Vous avez eu la chance de naître et de grandir au cœur de la Sibérie, près de Krasnoïarsk sur le fleuve Ienisseï – si large que son passage, à l’époque de Michel Strogoff, exigeait, écrit Jules Verne, « un laps de temps de trois heures » –, la chance de subir, dès votre plus jeune âge, les agressions du climat, la furie des tempêtes, les morsures du froid polaire, les rafales glacées qui brûlent les doigts et lacèrent le visage, « la mitraille des flocons ». La chance, dis-je, car vos premiers livres ont été nourris de cette expérience meurtrière qui aurait abattu un caractère faible, mais, de vous, au tempérament exceptionnellement fort, a fait d’emblée un écrivain. Le premier obstacle contre lequel vous vous êtes dressé a été la Nature. Heurt formidable de l’homme contre les éléments, qui me rappelle la hugolienne bataille, au fond de l’océan, du travailleur de la mer Gilliatt contre la pieuvre aux tentacules géants. J’espère que notre vieille coupole résistera au souffle ardent que votre œuvre y fait entrer : cette œuvre, je la compare à cette locomotive du Transsibérien dont vous décrivez, dans votre troisième roman, passé inaperçu comme les deux premiers, les énormes roues peintes en rouge, les bielles étincelantes, l’allure de monstre noir couvert de givre floconneux. « Et, sur son poitrail, une large étoile rouge. » Oui, Monsieur, avec vous nous accueillons et nous essaierons de contenir l’immensité de la taïga désolée, les champs de glace et de permafrost étendus à l’infini, la musique profonde des forêts sauvages, toute cette démesure, cette énergie cosmique, ce déchaînement tellurique qui contrastent si fort avec le train-train bonhomme de notre pays aux coteaux supposés modérés.

La Nature a été pour vous ce que la Famille est en Occident : cette puissance hostile contre laquelle celui qui est appelé à devenir créateur doit s’opposer pour devenir lui-même. Vous, Monsieur, n’avez pas eu à porter votre Anchise sur le dos ; comme Sartre, vous êtes passé d’une rive à l’autre, sans ce fardeau de la famille à traîner toute la vie. À peine étiez-vous né que vous étiez orphelin. Et, à ceux qui s’apitoieraient de vous voir si jeune privé de l’appui fourni à tant d’autres enfants, vous répondriez qu’en Russie, à cette époque, entre les vingt-six millions de morts de la guerre et les innombrables victimes de la répression stalinienne et post-stalinienne, il y avait au moins cinquante millions d’orphelins. Être orphelin était la condition commune.

Hostilité de la nature, mais aussi bénédiction de ces paysages sans limites qui attirent l’œil vers quelque chose qui dépasse l’homme et transfigure sa pauvre vie. Votre ville d’enfance, vous l’évoquez ainsi : « figée à la bordure des steppes dans un étonnement profond devant l’infini qui s’ouvrait à ses portes ». Dans tous vos romans, même dans la description des pires tragédies, la fenêtre est ouverte sur le ciel, sur les nuages, sur la pluie ou la neige qui tombe, sur la tendresse d’une aurore ou la mélancolie d’un crépuscule, dont les nuances comptaient plus, pour vous qui saviez les contempler, que les convulsions de l’histoire. Tous vos personnages, comme le narrateur de La Terre et le ciel de Jacques Dorme, pourraient dire qu’ils guettent « non les derniers soubresauts de l’actualité mais le trait roux du soleil qui [va], dans quelques jours, frôler l’horizon après une longue nuit polaire ».

Jamais, comme dans votre tout dernier livre, paru cet automne et l’un des plus chargés d’énergie poétique, L’Archipel d’une autre vie, vous n’avez évoqué avec autant de bonheur les splendeurs de la nature sibérienne. Ce roman raconte la battue qu’effectuent dans la taïga d’Extrême-Orient un groupe de cinq militaires à la poursuite d’une évadée. Occasion pour vous de célébrer « ce plateau végétal hors de toute mesure », « cette étendue unie jusqu’à l’horizon », transpercée seulement, çà et là, du scintillement des rivières qu’il faut passer à gué, creusées entre des escarpements sableux ou des falaises abruptes. Votre vocabulaire de plantes et d’animaux est d’une précision extrême, mais, loin de se réduire à une encyclopédie d’arbres et de poissons, votre livre réinvente peu à peu le mythe de la fuite salvatrice. Des cinq militaires, il ne reste, à la suite de divers épisodes, qu’un seul, celui qui raconte l’histoire. À travers le fouillis des troncs et la boue des vasières, il s’obstine dans cette traque hors du monde. Son rêve se résume à ceci : « Suivre, jour après jour, une femme qui ignore votre existence comme vous ignorez sa destination, ne vivre que pour cette marche infinie, ne rien demander d’autre. » Vos deux héros, cet homme et cette femme, qui finissent par se rejoindre et se conjoindre, « rebelles à la logique du monde » et « opposés à tout ce que convoitent les humains », réalisent ce fantasme d’une résurrection possible seulement dans la solitude et l’éloignement de leurs semblables. « Se couper de la société, s’enfermer au milieu des glaces, sur un îlot entouré d’un océan en furie ! Refuser l’excitant spectacle de la vie, son pathos, ses rivalités ! » : tel serait votre credo, qui n’a rien d’une posture exotique, comme dans d’autres livres de notre époque où la soif d’échapper à la fièvre consumériste aboutit à une philosophie de touriste. Vous, Monsieur, vous parlez en connaissance de cause, et l’on vous croit lorsque vous suggérez que la vraie richesse d’existence n’est pas dans l’éparpillement obscène des jouissances mais dans le retrait volontaire de la course fallacieuse au bonheur. Étonnant paradoxe : la Sibérie, identifiée longtemps à un lieu de désolation et de terreur, depuis que Dostoïevski l’avait appelée « la maison des morts », devient, avec vous, la métaphore de la libération...

Vous aviez vingt-cinq ans lorsque Brejnev, le dernier crocodile du Kremlin, le dernier potentat qui régnait sur la sixième partie du globe, est mort. Tout était rouge dans ce qui était encore l’U.R.S.S. : l’Octobre d’où l’Empire était né, la locomotive du Transsibérien, le foulard au cou de ces jeunes pionniers dont vous fûtes, le drapeau des grandes fêtes collectives, la foi dans l’avenir radieux, la propagande qui martelait vos cerveaux, les calicots sur les toits proclamant : « Vive le marxisme-léninisme, doctrine éternellement vivante, créatrice et révolutionnaire ! » Voilà l’autre monstre que vous avez dû affronter : la dictature. André Gide disait que l’art naît de la contrainte : le vôtre est né du choc avec l’interdit. Mais déjà, le bloc policier se fissurait de toutes parts, le dégel faisait fondre l’oppression, déjà vous brocardiez les slogans politiques, déjà vous mesuriez l’horreur de l’univers concentrationnaire et l’ampleur des dégâts irréversibles qu’il avait causés.

Votre premier roman, La Fille d’un héros de l’Union soviétique, paru à Paris, en 1990, trois ans après votre expatriation, est un constat terrible de l’échec du communisme. Quarante ans après la fin de la guerre, le soldat Ivan, décoré de l’Étoile d’or et promu « Héros de l’Union soviétique » n’est plus qu’une épave. Tout le monde a oublié ses exploits. Il se saoule à mort, faute de retrouver une place dans la nouvelle société. Parallèlement à sa déchéance, vous racontez l’ascension sociale de sa fille. Elle est employée comme interprète officielle des invités étrangers de marque, ce qui veut dire être forcée par le K.G.B. à se glisser dans leur lit pour leur soutirer des renseignements. Voilà tout ce qui reste des grands espoirs et des promesses flamboyantes : un ivrogne et une prostituée. La grande désillusion est peinte avec une ironie cinglante : pénurie dans les magasins, resquillage, corruption, avilissement général.

Mais, attention. Gardons-nous de vous confondre avec ce qu’une certaine presse occidentale écrivait à la même époque. Les journaux de droite exultaient : le marxisme, le stalinisme n’avaient été que de sanglantes supercheries. On vous l’avait bien dit, que le communisme n’était qu’une mascarade, et ses partisans que des bourreaux cyniques ou des dupes idiotes. Dans votre livre, tout autre est le ton. Vous démythifiez le régime, mais la rage et le désespoir au cœur. Aucun accent de triomphe, aucune bonne conscience bourgeoise, aucune satisfaction d’être passé du bon côté. Ce n’est pas parce que le collectivisme a fait faillite, que le capitalisme est la panacée. La Russie est votre patrie, demeure votre patrie, et l’on sait à quel point, pour un Russe, la terre, la terre russe, prime sur toutes les autres valeurs. Vous souffrez par la Russie, vous souffrez en elle. De même que Dostoïevski mettait en scène des assassins sans les clouer au pilori, vous restez solidaire de ceux que vous condamnez. On sent entre vos lignes une intense compassion pour ceux qui ont trahi l’idéal révolutionnaire. Je reconnais là l’exception russe. Pouchkine donnait ce conseil à un juge : « Examine qui a raison, qui a tort, et puis punis-les tous les deux. » Et Gogol : « La première sentence doit être rendue selon la justice des hommes. Justifiez-y l’innocent et condamnez le coupable. Quant à la seconde sentence, qu’elle soit rendue selon la justice de Dieu. Et cette fois condamnez et l’innocent et le coupable. »

Votre premier roman, excellent dans son double langage, n’a pas été lu. Vous avez d’ailleurs eu beaucoup de mal à le publier. On ne croyait pas que vous l’aviez écrit en français. Vous avez dû feindre de l’avoir écrit en russe, et il a paru comme étant traduit du russe par une inexistante Françoise Bour. Pourquoi ce scepticisme, puis ce silence ? Parce que votre livre mécontentait tout le monde, aussi bien les enthousiastes qui continuaient à encenser l’U.R.S.S., que les adversaires qui la dénigraient en bloc et systématiquement. Pas de manichéisme chez vous : les Blancs valent-ils mieux que les Rouges ? N’y avait-il pas dans l’austérité communiste quelque chose de supérieur à la vulgarité avec laquelle l’Occident étanche sa soif de consommation ? Où était, où est le vrai matérialisme : dans la doctrine marxiste ou dans la civilisation des week-ends, des vêtements de marque, des restaurants étoilés, des best-sellers à vomir et des vacances de ski ? Toute la suite de votre œuvre est un chant d’amour à la Russie humiliée – d’autant plus aimée qu’elle est plus humiliée.

C’est pourquoi, Monsieur, vous êtes irremplaçable à mes yeux. Quiconque connaît un peu la Russie sait à quel point ce pays est calomnié dans nos médias. La désinformation est systématique. On ne parle que mafia, corruption, nouveaux riches. Certes, ces plaies existent. En sommes-nous exempts nous-mêmes ? Et puis, quelle prétention, que de vouloir appliquer le modèle démocratique de notre société à un pays trente et une fois grand comme la France, où l’on change sept fois de fuseau horaire entre Moscou et Vladivostok, où le thermomètre passe en une seule nuit de plus quinze à moins quinze degrés, un pays qui a d’autres dimensions, d’autres problèmes, d’autres coutumes que les nôtres, un pays sans repères, qui ne confine qu’avec Dieu, disait Rilke. Il y a, pour nous attacher passionnément à la Russie, la générosité incroyable de ce peuple. Vous avez un ami logé dans deux pièces avec sa famille ? Il vous cèdera l’une des deux et se repliera dans l’autre avec femme et enfants. Votre manteau n’est pas assez chaud ? Il ne vous donnera pas la moitié de sa touloupe, comme le mesquin saint Martin, mais le manteau tout entier. Il y a l’endurance, le courage de ces millions d’hommes malmenés depuis la nuit des temps. Ils vivent dans des bourgades à mille lieues de la civilisation, là où la vie est, dites-vous, « faite d’attentes, de résignation, de chaleur humide au fond des chaussures ». Et pourtant, dans « ces espaces qui rendent absurde toute tentative d’agir », ils ont trouvé en eux, le moment venu, des capacités d’héroïsme inimaginables. Il y a ce mélange de fatalisme et d’enthousiasme, ces sauts brusques de l’angoisse à l’exaltation, qui font de « l’âme slave » – ce n’est pas un cliché – une fournaise où rien de petit ne peut se loger. Ce feu ardent, vous l’avez défini ainsi, dans Le Testament français : « un étrange alliage de cruauté, d’attendrissement, d’ivresse, d’anarchie, de joie de vivre invincible, de larmes, d’esclavage consenti, d’entêtement obtus, de finesse inattendue... », pour conclure : « Vivre quotidiennement au bord du gouffre, oui, c’est ça la Russie. »

Cette Russie s’exprime dans des films, simples, touchants, sentimentaux, forts, toujours vrais, tels La Ballade du soldat, Quand passent les cigognes, L’Enfance d’Ivan de Tarkovski ou l’inoubliable Retour d’Andreï Zviaguintsev, qui nous font paraître fades, factices, frivoles tant de nos comédies. Dans les romans de plus de mille pages et les symphonies d’une heure et demie qui ouvrent, comme les rues de votre enfance, sur l’infini des steppes. Je suis toujours surpris, en venant de France, de l’espace occupé par la culture dans la société russe. Les quatre-vingts théâtres de Moscou, toujours pleins. Les six salles d’opéra, toujours pleines. Et non par snobisme, les places restant bon marché : c’est l’héritage positif du régime communiste honni, qui menait une politique culturelle vraiment populaire.

Au ve siècle avant notre ère, Athènes essaya de s’emparer de Syracuse, en Sicile ; la flotte athénienne fut détruite, les Athéniens faits prisonniers et enfermés dans les latomies, ces carrières souterraines dont il était impossible de s’évader. Les Syracusains promirent la liberté à ceux qui sauraient leur chanter les chœurs des dernières tragédies d’Euripide. Seuls les Russes, dans le monde moderne, ont suivi l’exemple des Anciens. En 1939, Evguénia Guinzbourg faisait route vers la Sibérie, enfermée dans un train de déportées. Elle trouva moyen d’attendrir les gardiens et d’obtenir pour ses camarades un adoucissement du régime pénitentiaire en leur récitant par cœur des chants entiers du long poème de Pouchkine Eugène Onéguine.

Dans quel autre pays que la Russie voit-on des gens lire frigorifiés sur le banc d’un square des poètes hermétiques, tels les futuristes, tel le jeune Maïakovski ? Faire une heure de trajet dans un métro bondé pour aller écouter le troisième de Rachmaninov ou la sixième de Tchaïkovski ? À Nijni Novgorod, j’ai visité une école primaire et constaté la présence de trois pianos droits pour les élèves. Chez mes amis, je vois toujours un piano droit, même dans un deux- pièces exigu. À Iasnaïa Poliana, dans la propriété de Tolstoï, deux pianos de concert occupent la moitié du grand salon. Reçu par les professeurs du conservatoire de musique de Saint-Pétersbourg, je leur ai dit mon étonnement. « Vous savez, en France, même quand on aime la musique, on n’a pas toujours un piano chez soi. » Stupeur de mes interlocuteurs. Je croyais que l’absence de piano les choquait. Pas du tout, c’est la phrase « même quand on aime la musique » qui les avait abasourdis. « Aimer la musique » n’a pas de sens pour un Russe. À moins d’être sourd, il vit dans la musique, elle lui est aussi nécessaire que l’air qu’il respire. Je leur aurais dit : « même quand on aime l’air, on garde sa fenêtre fermée », que leur ahurissement n’eût pas été moindre.

Vous avez consacré à un pianiste un livre, La Musique d’une vie. Le jeune Alexeï Berg devait donner son premier concert au printemps 1941, lorsque la guerre emporta ses espoirs et ruina sa carrière. Il n’aura connu, en fait de musique, que les hymnes staliniens, le remue-ménage sinistre des perquisitions, le vacarme des bombardements, le fracas des canonnades. La guerre, que les Russes appellent la Grande Guerre patriotique, on en trouve des échos dans maints de vos livres. Cette guerre qui s’est prolongée des dizaines d’années après la paix, puisqu’un de vos romans, La Femme qui attendait, met en scène une habitante du Grand Nord, cette Véra, rebaptisée joliment par vous « Andromaque paysanne », qui ne sait pas si son mari disparu au front est vraiment mort. Pendant trente ans elle attend son retour. Tous les jours, elle se rend à la sortie du village, là où se trouve, clouée à un poteau, la boîte à lettres collective, à l’intérieur de laquelle elle plonge la main à la recherche d’un improbable message. Le texte de Balzac que vous citez le plus souvent est Le Colonel Chabert : combien de ces revenants, en effet, ont semé le trouble dans les foyers russes péniblement reconstitués...

Ces vingt-six millions de morts vous hantent, et l’ingratitude de l’Occident pour leur sacrifice vous indigne à juste titre. Je partage votre tristesse. L’an dernier, pour le soixante-dixième anniversaire de la Victoire, Paris a-t-il invité un seul officiel russe aux fêtes commémoratives ? L’opinion générale, chez nous, pense que l’écrasement du IIIe Reich et la libération de l’Europe n’ont été possibles que grâce au débarquement en Normandie. Bien sûr, il n’est pas question de minimiser la contribution des alliés anglo-saxons, mais enfin, il faut rappeler que celle de l’U.R.S.S. a été beaucoup plus importante. Le front en Normandie mobilisait 76 divisions allemandes, tandis que 165 étaient engagées sur celui de l’Est. L’abnégation héroïque des assiégés de Leningrad, qui auraient très bien pu se rendre sans manquer à l’honneur, mais ont préféré mourir de froid et de faim – un million de morts en trois ans –, la bataille de Stalingrad, le combat de chars à Koursk, la bouillie des cadavres après chaque assaut, toutes les réminiscences de cette lutte titanesque passent dans le martyrologe que vous dressez, et qui est aussi un réquisitoire implicite contre l’amnésie de l’Occident. Vous vous en prenez, en particulier, à ceux qui accusent les soldats russes d’avoir « retardé » la libération d’Auschwitz. Ces soldats, comme l’oublient leurs frivoles détracteurs, devaient monter à l’attaque sans tirer, les Allemands se protégeant derrière leurs prisonniers. Mais les clichés ont la vie dure, la perte de mémoire et le déni de réalité encore plus. Comme vous vous plaisez à le dire, les Français admirent les Américains, qui les méprisent, et ils méconnaissent les Russes, qui les admirent.

Mais comment, dans cet après-guerre encore retentissant des gémissements de la tragédie, sous la dictature brejnévienne qui vouait aux gémonies l’Occident bourgeois, au fond de votre Sibérie séparée de Moscou par quatre mille kilomètres et de Paris par plus de six mille, comment la France est-elle parvenue jusqu’à vous ? Et comment, surtout, la langue française vous a-t-elle rejoint et envoûté au point de vous décider à en acquérir une maîtrise qui nous remplit de stupeur et d’admiration ? Vous êtes le premier et le dernier Soviétique à entrer dans notre Compagnie. Il y eut des Russes avant vous, mais enfants d’émigrés, élevés en France. Vous, Monsieur, qui n’êtes venu en France qu’à l’âge de trente ans, aviez, en dépit des circonstances hostiles évoquées plus haut, choisi, bien avant de vous expatrier, la langue française comme moyen non seulement de vous exprimer, mais de vivre dans une fraîcheur printanière vos premières émotions. Comment ce miracle a-t-il été possible ?

Le rôle d’une grand-mère, réelle ou imaginaire, nommée tantôt Charlotte et tantôt Alexandra, qui aurait été la fille d’un médecin parti dans la Russie dans une mission humanitaire, a été capital. Cette vieille femme, échouée en Sibérie au début du xxe siècle, possédait de nombreux livres français, une malle pleine de coupures de journaux parisiens d’autrefois, et, plus précieuse encore, une mémoire où les souvenirs de Paris s’entrechoquaient bizarrement. Charlotte, savoureusement ressuscitée dans Le Testament français, évoquait la visite de Nicolas II à Paris, les fêtes organisées en son honneur, ce qui vous jetait dans un grand trouble, car le mot « tsar » prononcé en russe dressait, sous vos yeux de pionnier soviétique dûment endoctriné, un tyran cruel et sanguinaire, alors que le même mot, adouci en français, « tsar », s’emplissait pour vous de lumières, d’éclats de lustres, de reflets d’épaules féminines nues glissant dans le bal de l’Opéra. Charlotte vous racontait la mort du président Félix Faure dans les bras de Marguerite Steinheil, révélation pour vous de la puissance proprement foudroyante de l’amour, elle vous racontait la crue de 1910, quand les députés se rendaient en barque à la Chambre, dans « le silence sommeillant de Paris inondé ». Elle présentait, à l’enfant que vous étiez, la cathédrale Notre-Dame comme « un gigantesque rocher, modelé par une ingénieuse érosion des siècles », allusion aux statues que la religion orthodoxe prohibe dans les blanches et lisses églises russes. Pour vous faire comprendre ce qu’était un prie-Dieu, mot rendu incompréhensible par les campagnes d’athéisme, elle vous le décrivait comme « une espèce de chaise aux pieds coupés ». La plus haute fantaisie régnait dans sa vieille cervelle égarée au milieu des plaines enneigées. Ainsi, vous étiez persuadé qu’à l’Académie française les sièges étaient en bois et très durs. Vous constatez aujourd’hui qu’ils sont enrobés de velours, à défaut d’être vraiment moelleux. Et, d’après ses récits, les académiciens vous apparaissaient comme des vieillards (je cite) « grincheux, pédants et un peu sourds à cause des poils dans leurs oreilles ». J’espère, Monsieur, que parmi vos nouveaux confrères, vous en découvrirez qui ne correspondent pas à ce signalement.

Malgré ces jalons plantés dans ce pays aussi lointain et inabordable que l’Atlantide, « mon éducation française, dites-vous, ressemblait à l’effort d’un paléontologue qui reconstitue un monde évanoui à partir d’un ossement. L’enfermement dans lequel vivait notre pays faisait de l’univers français un paysage aussi mystérieux que celui du crétacé ou du carbonifère ». On a oublié, en effet, qu’un jeune Soviétique grandissait, alors, absolument coupé du monde occidental. Impossibilité de voyager, impossibilité de s’informer. Le rideau était vraiment de fer. Les ossements que vous trouviez sont on ne peut plus cocasses. Il y eut les films de Belmondo, qu’avec vos camarades vous alliez voir dix, vingt fois de suite. On les projetait dans un cinéma situé entre le bâtiment du K.G.B. et l’usine où l’on fabriquait les barbelés destinés aux camps. Par leur savoureuse extravagance, ces films démentaient ce que rabâchait la propagande soviétique « sur les horreurs du capitalisme agonisant ». En voyant et revoyant Le Magnifique, vous oubliiez la présence des miliciens, la présence des barbelés, la présence des camps. Vous étiez saisi par la beauté des gestes, par le monde des corps, par « la puissance des beaux mécanismes charnels ». Jusqu’alors, vous ne connaissiez que les corps mutilés par la guerre, ou les corps fourbus d’ouvriers rentrant de l’usine dans des bus surchargés. Conséquence de l’effet Belmondo : en apprenant à lire sur les lèvres de l’acteur les traces inaudibles des mots fantômes effacés par le doublage, vous avez commencé à aimer la langue française. À l’école vous appreniez l’allemand : c’était la langue de l’ennemi, utile en cas de guerre. La nomenklatura baragouinait l’américain : c’était la langue d’une certaine classe. Pour vous, la langue des films qui vous épataient était la seule vraie langue de l’Occident. C’était la langue qui vous permettait d’échapper à la lourdeur insupportable de la phraséologie soviétique, la langue de la liberté.

Autre ossement : la visite, dans votre ville, d’un général français, qui n’est pas nommé (vous ignoriez alors son nom et son importance), mais que tous les lecteurs auront reconnu dans ce « vieil éléphant sage et désabusé », qui soulevait lentement ses paupières pour laisser percer « un regard d’une vivacité surprenante ». Sans rien savoir de lui, vous avez deviné sa grandeur. Un Gulliver, au milieu des Lilliputiens. Et un opérateur fascinant de la langue française. Dans son discours, quel étonnement d’entendre deux verbes conjugués au passé simple, forme ancienne déjà obsolète à cette époque. « Naquit », et même le banal « fut », frappèrent, dites-vous, votre jeune enthousiasme « comme la vue d’un reptile préhistorique ».

Cette sensibilité aux nuances de la langue française aura fait de vous l’écrivain qui la maîtrise admirablement. Il nous aura fallu du temps pour le reconnaître ! Vous nous rendiez jaloux. Le Testament français fut refusé par une trentaine d’éditeurs avant d’être publié par madame Simone Gallimard au Mercure de France et de recevoir la double consécration, littéraire du prix Médicis, et, pour un plus large public, du prix Goncourt. Un million d’exemplaires en France. Plus de quarante traductions. La critique ne désarmait pourtant pas. Ce n’est pas un métèque, s’écria-t-on, qui va nous apprendre à écrire en français. Vous êtes un amoureux de notre langue, vous avez ressuscité d’anciens mots oubliés, tels « estran », partie du littoral alternativement sèche et baignée, « matras », vase au col étroit et long employé en alchimie, « sirventès », poème moral ou satirique, « chitineux », pour désigner la membrane des insectes. Qui, à part vous, dirait que le fameux Félix Faure est mort d’« épectase » dans les bras de sa maîtresse ? Qui, à part vous, connaît la fleur « mediolla » ou le fruit « canneberge » ? Vous avez même créé des néologismes, qui vont dans le droit fil de la langue, tel le plaisant mot, pour désigner un ivrogne invétéré qui braille et gesticule en public, de « scandaliste », terme qu’il faudrait songer à introduire dans notre Dictionnaire. Quand vous écrivez : « le ténébreux vécu russe », le « vécu », substantif bâtard que nous condamnons, prend sous votre plume un relief saisissant, parce que les Russes vivent leurs peines et leurs joies plus fortement que les autres peuples. Mieux encore : vous avez remis en honneur une forme syntaxique rare, dont certains réclament le retour, surtout certaines, qui luttent vaillamment contre ce qu’elles appellent la domination masculine dans la grammaire : le pluriel de proximité. Vous écrivez en effet, à propos des fioritures de l’Art nouveau : « Toutes les sinuosités, galbes et courbes de cette architecture, affaiblies, i, e, s, à moitié effacées, é, e, s, étaient parvenues, u, e, s, jusqu’aux profondeurs de la Russie. » Or, « galbes » étant du masculin, on nous a appris à accorder les trois noms au masculin. Vous, constatant que « courbes » est le dernier nommé, les accordez au féminin, à l’instar de Mme de La Fayette ou de Racine : « Consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières » (Athalie, acte I). Exemple à suivre.

J’aime aussi repérer dans vos livres des mots fétiches, dont la fréquence mériterait un recensement précis. L’adjectif épicé a vos faveurs : vous l’appliquez à la rafale du vent, au souffle de la plaine, à l’odeur de la viande, à la sauce des combats. Quant au verbe crisser, il vous sert à désigner des mâchoires qui se referment, des pas dans la neige, une clef dans la serrure. Des saveurs et des bruits : par votre attachement à de tels mots, vous manifestez une attention aiguë aux mille impressions qui frappent l’odorat, l’ouïe, la vue. Si l’on se livrait à une analyse stylistique de vos livres, on découvrirait une écriture sensorielle, pleine d’effluves, de rumeurs, d’échos, de reflets, de phosphorescences, d’éblouissements. Un galet lisse vous surprend au milieu de roches abruptes. Votre palette contient un vaste assortiment de couleurs, y compris le ponceau, l’indigo, l’ambre, le smaragdin. Le « froissement sonore » de la débâcle, la « vibration mate des flocons », la « marche assoupissante d’une vieille pendule », la « densité fleurie des arbres », le « sanglot hilare des mouettes », le « mince grelot des rires », l’« impétuosité bleue et dorée du mistral », la « chair violette des orages », vous les rendez avec des nuances qui n’ont rien à voir avec les tarabiscotages de la préciosité. C’est votre forme de poésie, une poésie âpre, directe, nue, sans tendresse, sans affèteries, une poésie faite du heurt contre le monde hostile, une poésie née dans les rudes et cruels soubresauts de l’histoire. Mais peut-être, même sans la guerre, un Russe cherche-t-il, avec une intrépidité bien étrangère à nos tempéraments frileux, la violence des contrastes sur la peau, puisque, selon une coutume millénaire des campagnes, il se fait fouetter dans les bains à 90 degrés par des branches de bouleau puis sort en courant de l’étuve pour se rouler nu dans la neige.

Un autre mot qui revient souvent dans vos livres : l’adjectif remué, appliqué à deux corps qui viennent de faire l’amour et qui sont encore remués de plaisir. Je crois que cette notation dépeint assez bien votre vision de l’amour : quelque chose qui s’exalte brièvement et retombe comme des œufs battus qui s’affaissent. Parmi les autres raisons qui vous ont fait choisir la langue française pour vous exprimer, il y a celle-ci : la longue habitude de pudeur en Russie, le blocage qui en résulte pour dire dans la langue russe la partie physique de l’amour. Vous avez intitulé un de vos romans L’Amour humain, qui évoque la guerre en Angola. Un de vos personnages déplore que le rêve révolutionnaire n’ait pas encore appris à ces hommes et à ces femmes à vivre un amour différent de « ce bref gigotement essoufflé ». Ce thème parcourt votre œuvre : existe-t-il un moyen d’enrichir la vie, en sorte qu’elle cesse d’être réduite à ces deux rudiments que sont le plaisir et la mort ? Entre l’érotisme trivial, que vous peignez en mots crus, et la pure affection, que vous définissez lyriquement comme « un respect du mystère souverain de la personne », y a-t-il place pour une religion du corps qui ne soit ni vulgaire ni platonique et frustrante ? Le monde ne sera sauvé, pour vous, que s’il réussit à réinventer l’amour. Vienne le jour où, d’un acte charnel, on ne pourra plus dire qu’il se limite à une brutale saillie, autre terme que vous affectionnez. Un de vos plus beaux livres, à mon avis, intitulé Le Livre des brèves amours éternelles, suggère, par son titre même, que le vrai amour ne peut être que fugace, songeur, à peine réalisé.

Au-delà des mots, c’est le pays qui les a formés dont vous vous êtes fait le paladin intrépide. La guerre de 1940 ? La défaite dont nous avons tellement honte ? Vous protestez contre l’injustice de cette condamnation. Les Allemands sont entrés facilement en France ? Mais la puissance de l’armée allemande était telle, qu’en Russie elle a envahi un territoire grand comme quatre fois la France avant que la résistance n’ait pu s’organiser. Vous avez mis en scène un aviateur français, Jacques Dorme, qui achemine des avions américains à travers la Sibérie pour le front de l’Est. Un jour son avion s’écrase contre un versant de glace sous le ciel blême du cercle polaire. D’un autre héros français vous avez raconté l’histoire : le lieutenant Jean-Claude Schreiber, et c’est une autre injustice que vous dénoncez. Car cet officier français, qui s’est battu avec la dernière énergie en juin 40, puis a repris le combat en Afrique du Nord, a débarqué dans le Midi et participé à la libération de la France, ce héros a été indignement oublié après la guerre, dans un Paris livré à la frivolité des lecteurs de Sartre. En décrivant cet homme comme « un guerrier retardataire qui revient dans un temps de paix peuplé d’indifférents et d’oublieux », vous définissez votre propre idéal, vous précisez quelles valeurs vous tiennent le plus à cœur : héroïsme, sacrifice, patrie. Et il ne faut pas être féru de culture russe, pour reconnaître que ces trois valeurs sont les valeurs éternelles de la Russie. Héroïsme, sacrifice, amour de la patrie. D’ailleurs, la désillusion du lieutenant Schreiber ressemble étrangement à celle du protagoniste de votre premier roman, ce « héros de l’Union Soviétique » qui n’a plus sa place dans une société embourgeoisée, devenue lâche, privée d’ambition comme de courage.

Paris / Moscou : dans toute votre œuvre serpente un parallèle implicite entre ces deux centres historiques, ces deux foyers de culture, ces deux civilisations. Vous les comparez, vous les rapprochez, vous soulignez leurs différences, mais, toujours, vous vous efforcez de trouver dans ces deux civilisations le creuset de ces valeurs qui vous sont chères, creuset tantôt porté à l’incandescence dans les temps de guerre et de crise, tantôt assoupi, presque éteint, et que vos livres cherchent à réveiller de sa cataleptique torpeur. Un très curieux opuscule, un de vos rares livres qui ne soit pas un roman, paru en 2006, a pour titre Cette France qu’on oublie d’aimer. C’est à la fois un réquisitoire contre votre pays d’adoption et un aveu d’amour et de confiance dans sa vitalité. Vous épinglez tous les défauts de la Ve République, les compromissions politiques, le manque d’autorité du pouvoir, les complaisances envers les dérives de toute sorte, les parjures, les renoncements, et cependant, malgré ces démissions et ces tares, que vous énumérez non sans humour, vous concluez que c’est un pays que vous ne cesserez jamais d’aimer et de défendre.

Les plus illustres de vos compatriotes nous présentent le même mélange de critique et d’admiration, de rejet et de fascination. Dostoïevski se moque des Parisiens qui n’ont que deux idéals, voir la mer et se rouler dans l’herbe, mais il commence sa carrière littéraire par ce cri enthousiaste : « Miracle ! J’ai traduit Eugénie Grandet ! » Tolstoï fustige Napoléon dans Guerre et Paix mais donne ce conseil insistant au jeune Gorki : « Lisez les Français. » La lettre anonyme calomnieuse pour Pouchkine, et qui force le poète à se battre dans ce duel où il trouvera la mort, est écrite en français, langue qu’il maniait mieux que le pistolet. Ivan Bounine, que vous considérez comme le meilleur prosateur russe du xxe siècle, et sur qui vous avez écrit votre thèse, est venu, après la Révolution, se réfugier en France. Dans le cœur de chaque Russe, semble-t-il, il y a cette interrogation : comment se fait-il que ce minuscule pays, si nous le comparons au nôtre, agité de petites vanités, secoué de petits ridicules, ce pays qui brocarde volontiers ses grands hommes, qui ne mesure pas sa chance d’être libre et perd beaucoup de temps à se plaindre, à grogner, à râler, ce pays plus attentif à ses droits qu’à ses devoirs, comment se fait-il qu’il ait donné naissance à la plus grande littérature du monde ? Car le fond du problème est là, dans le contraste entre la médiocrité de la France de l’apéro, et son génie littéraire.        

Catherine II, invitant Diderot à Saint-Pétersbourg puis achetant la bibliothèque de Voltaire, a donné l’élan à ce tropisme qui vous a conduit à votre tour, Monsieur, à choisir la France comme seconde patrie, puis à souhaiter rejoindre notre Académie, où vous côtoierez les ombres de Corneille et de Racine, de d’Alembert et de Voltaire, de Hugo et de Mérimée, de Bergson et de Valéry. Puissiez-vous être heureux en notre compagnie. Pierre le Grand, lors de son mémorable voyage à Paris, la visita quand elle siégeait encore dans une salle du Louvre. Il fut reçu par le Secrétaire perpétuel, André Dacier, traducteur d’Aristote et d’Horace, et mari de la fameuse Mme Dacier qui attisa la querelle des Anciens et des Modernes en prenant parti pour les Anciens. Puis il alla s’incliner devant le tombeau de Richelieu dans la chapelle de la Sorbonne et devant le cénotaphe de Mazarin dans la chapelle du collège des Quatre-Nations, cette chapelle devenue la présente Coupole, ornée toujours de ce monument funéraire. Le souverain conquit Paris, malgré une originalité et des manières singulières bien comprises de Saint-Simon. Le duc, qui le rencontra, dit de lui que la France le regarde désormais « comme un prodige dont elle demeure charmée ». En vous aussi, nous reconnaissons, Monsieur, qui incarnez si bien votre patrie, cet indicible, ineffable supplément d’humanité qui mérite de s’appeler, d’un vocable dépourvu absolument de mièvrerie mais chargé au contraire d’une saveur ô combien épicée : le charme russe.