1816-2016 : bicentenaire de la restauration de l’Académie française

Le 1 décembre 2016

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

1816-2016 : bicentenaire de la restauration
de l’Académie française

DISCOURS PRONONCÉ PAR

Mme Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE
Secrétaire perpétuel

le jeudi 1er décembre 2016

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L’Académie française fondée en 1635 par le cardinal de Richelieu fut supprimée en 1793 par la Convention acharnée à détruire ce qu’elle tenait pour le plus remarquable symbole de l’Ancien Régime. Mais en 1816, Louis XVIII rendit vie à l’Académie. C’est ce bienheureux bicentenaire que nous célébrons aujourd’hui. Et pour marquer la portée de cet évènement, l’Académie a choisi de saluer l’un des siens, artisan inlassable de la renaissance de la Compagnie et qui héroïquement, au péril de sa vie, sauva son patrimoine et sa mémoire. Ce héros, c’est l’abbé Morellet.

Encore un abbé ! Nul n’ignore en effet que les hommes d’Église étaient fort nombreux à l’Académie avant la Révolution. Au début du xviiie siècle, on en comptait même vingt-quatre pour quarante académiciens. Ce groupe de dévots soutenus par l’Église et la Cour lutta pied à pied pour fermer l’institution aux porteurs de l’esprit des Lumières. Mais dans la seconde moitié du siècle, l’entrée à l’Académie de philosophes réputés, portés par les salons, fit reculer le parti dévot au grand mécontentement du roi.

En 1785, quand l’abbé Morellet fut élu, remplaçant un autre clerc, l’abbé Millot, on eût pu croire à un retour en force du parti ecclésiastique. Mais il n’en fut rien car, contrairement à son prédécesseur et en dépit de son état, l’abbé Morellet appartenait au camp des Lumières. Et s’il était abbé, il disait : « C’est un costume et non un état. »

Quel personnage qu’André Morellet ! Né en 1727, année où Montesquieu fut élu à l’Académie, il était l’aîné d’une nombreuse famille. Il fut confié au séminaire parce que pour un enfant de milieu peu fortuné, c’était le seul moyen de recevoir une éducation longue et coûteuse. Entré ensuite à la Sorbonne, il s’y lia avec Turgot, Diderot, d’Alembert. Sa licence achevée, s’interrogeant sur son avenir, il conclut : « Me faire prêtre de paroisse était un parti auquel il était impossible de me résoudre. » Pour assurer son existence, il se fit un temps précepteur d’un jeune noble promis comme lui à l’état ecclésiastique. Mais sa véritable vocation était la réflexion et l’écriture et deux de ses disciples de la Sorbonne, Diderot et Turgot, vont l’aider.

Diderot et d’Alembert observaient avec attention cet abbé qui avait publié un Petit écrit sur une matière intéressante où il raillait l’intolérance des catholiques, même si prudemment il affirmait que la tolérance était inscrite dans l’Évangile. Séduits par sa liberté d’esprit, les maîtres d’œuvre de LEncyclopédie l’invitèrent à y collaborer avec des articles de théologie. Et voilà le jeune Morellet, à peine âgé de trente ans, embarqué dans la grande aventure de L’Encyclopédie.

Mais la théologie ne lui suffit pas, l’économie lui est un autre champ d’intérêt, et ici c’est Turgot, comme lui abbé sans conviction ni volonté de l’être, qui va l’intéresser aux questions du commerce. En cette deuxième moitié du xviiie siècle, la Compagnie des Indes jouit en France d’un privilège, il n’est pas bon de lui faire concurrence en fabriquant les toiles peintes qu’elle importe, ni en en faisant commerce. Morellet y consacre un ouvrage où il prône la fin du monopole de la Compagnie des Indes. Puis vint un ouvrage sur le libre commerce des blés, suivi d’une réflexion sur la liberté du commerce en général. Le théologien collaborateur de L’Encyclopédie s’y révèle un économiste de grande envergure auquel Turgot et Necker prennent l’habitude de se référer. En 1774, lorsque Turgot devient contrôleur général des finances, le statut de Morellet comme économiste au service de l’État est reconnu. Il reçoit une pension annuelle de 6 000 livres pour se consacrer à la préparation d’un grand dictionnaire du commerce. L’abbé Morellet est entré dans le cercle de ceux qui conseillent les gouvernants. Comme Turgot, il ne cessera de combattre l’idée française d’un État ayant vocation à contrôler la vie économique du pays en lui opposant l’idéal de la liberté de produire et de commercer. Mais notre abbé n’est pas qu’économiste, il réfléchit aussi en politique et défend le droit de propriété, droit absolu auquel nul ne peut porter atteinte, droit qui assure, écrit-il, la cohésion du corps social et la liberté. Quelle réponse avant l’heure à Proudhon et à Marx ! L’influence des économistes anglais dont il est familier est ici évidente. Morellet propagera leurs idées en France en traduisant La Richesse des nations d’Adam Smith.

L’économiste, le théologien, le savant est aussi un homme des salons. Dès 1759, Morellet a fait la connaissance de madame Geoffrin, dont il fera par la suite l’éloge dans un petit ouvrage intitulé Portrait de Madame Geoffrin. Elle, de son côté, lui lèguera une pension. Madame Geoffrin recevait le lundi et le mercredi. Le dîner du lundi était réservé aux artistes ; le mercredi était le jour des gens de lettres, d’Alembert, Helvétius, le baron d’Holbach, Marmontel, l’abbé de Voisenon, Julie de Lespinasse et combien d’autres se pressaient alors dans son salon. Elle recevait aussi certains soirs à souper « des femmes agréables et des gens du monde et de la meilleure compagnie », écrit l’abbé qui ajoute : « Elle m’avait engagé à ne manquer ni lundi, ni mercredi et parfois à venir aux soirées. »

Mais il fréquente aussi d’autres salons. Ceux de Julie de Lespinasse, rue Saint-Dominique, de madame Necker, du baron d’Holbach, d’Helvétius. L’abbé Morellet ne manquait jamais de s’y rendre. En définitive, il n’était point pour lui de journée sans salon.

Et non content d’aller dans les salons tenus par des femmes d’esprit, il eut aussi le sien qui rassemblait le premier dimanche de chaque mois autour d’un déjeuner une société de femmes et d’hommes de lettres. On y rencontrait madame Suard qui en fera le récit, Suard, l’abbé Arnaud, d’Alembert, le chevalier de Chastellux, Marmontel, La Harpe, Delille…

Dans cette vie littéraire, scientifique, mondaine si remplie, il n’est guère question de l’Académie dira-t-on. Le reproche n’est pas fondé. Morellet, étranger en apparence à l’Académie, ne cessait d’en rencontrer les membres les plus illustres, chez lui, dans chaque salon où il passait ses soirées ; il conversait en permanence avec d’Alembert, Thomas, Suard et tant d’autres. Et surtout avec Marmontel, mari de sa nièce qui partagea longtemps sa demeure. Mais plus encore que par ces rencontres, Morellet s’imposa très tôt à l’attention de l’Académie, en épousant ses querelles, ce qu’il paya d’un prix fort lourd. Louis XV et l’Église observaient alors avec inquiétude l’évolution de l’Académie, où les élections de Duclos, Buffon, d’Alembert et Voltaire témoignaient du progrès des idées nouvelles. La réaction royale fut brutale. L’Encyclopédie interdite en 1752, Diderot interné à Vincennes et le parlement de Paris ordonnant l’autodafé des sept volumes de L’Encyclopédie. En 1760, l’Académie parut se soumettre en élisant au fauteuil de Maupertuis un dévot, obscur magistrat de province, Lefranc de Pompignan. Un ami des philosophes remplacé par un dévot, quel scandale ! Le nouvel élu multiplia les provocations. Dans son discours de réception il dit qu’il fallait « exterminer l’impiété », que le véritable homme de lettres se devait d’être chrétien. Il attaqua avec violence la philosophie des Lumières porteuse d’imposture. Voltaire, premier visé par ce discours, réagit et chargea d’Alembert de répandre dans la capitale trois pamphlets meurtriers dont la lecture réjouit les salons et ridiculisa Lefranc de Pompignan. L’abbé Morellet surenchérit sur le propos de Voltaire par une épigramme terrible. Sa hargne fut si efficace que Voltaire le surnomma « Mords-les ». Puis Morellet s’acharna sur Palissot, dont une pièce jouée au Théâtre-Français, intitulée Les Philosophes, ridiculisait Diderot, Helvétius et Rousseau. Ce dernier était même représenté par un personnage marchant à quatre pattes sur la scène. Le public s’en amusait, la Cour soutenait Palissot. Morellet vengea les philosophes dans un nouveau pamphlet intitulé La Vision de Palissot. C’en était trop pour la Cour. Il fut jeté à la Bastille où il passa deux mois. Mais les philosophes sortaient vainqueurs de cette bataille, leurs adversaires succombaient sous le poids du ridicule et Morellet n’y était pas pour rien. Jamais le sobriquet inventé pour lui par Voltaire ne parut plus mérité. L’Académie confirma sa revanche en élisant Marmontel puis Thomas qui, dans son discours de réception, qualifia l’Académie d’assemblée de citoyens – quelle révolution ! – et enfin l’abbé de Condillac, l’ami d’Helvétius. Et Morellet, qu’attendait donc l’Académie pour appeler celui qui avait sacrifié sa liberté pour défendre les philosophes ? Il devra encore attendre près de deux décennies. Il travaille alors à un grand ouvrage sur l’économie publique. Et sa vie personnelle s’est enrichie d’une nouvelle amitié. Depuis quelques années il est accueilli à Auteuil par madame Helvétius qui, à la mort de son mari, a fermé son salon de la rue Sainte-Anne pour s’y retirer. Un des avantages d’Auteuil était le voisinage d’un prestigieux personnage, Benjamin Franklin, installé à Passy. Les amis que madame Helvétius recevait dans son salon d’Auteuil, Morellet en tête, se rendaient fréquemment chez Franklin pour y discuter de modèles constitutionnels ou encore des rapports entre colonies et métropoles. Outre ce voisinage stimulant pour l’esprit, madame Helvétius proposait à quelques privilégiés une hospitalité exceptionnelle. L’abbé Morellet fut du nombre. Madame Helvétius lui offrit de s’installer dans un pavillon situé au fond de sa propriété. L’abbé prit l’habitude d’y passer deux ou trois jours par semaine, écrivant dans la paix son grand œuvre. En 1783 la paix de Paris mit fin à la guerre entre la France et l’Angleterre. Elle avait été négociée du côté anglais par un grand ami de l’abbé, le Premier ministre lord Shelbourne qui lui écrivit sur le champ : « Cette paix qui installe sur le continent le grand principe de la liberté générale du commerce, principe de progrès vous est due… Ce sont nos conversations et vos connaissances qui ont contribué à libéraliser mes idées. » Quelle reconnaissance de l’influence politique de l’abbé. Le Premier ministre ajoutait qu’il avait demandé au comte de Vergennes de « lui procurer une abbaye ». Voilà de quoi modifier le destin d’un abbé toujours impécunieux, dépendant des libéralités de femmes généreuses et des subsides gouvernementaux. Vergennes accueillit favorablement cette demande et, en juin 1788, il le dota d’un beau bénéfice, l’abbaye bénédictine de Thimert, située dans le diocèse de Chartres, dont Morellet prit aussitôt possession, manifestant une joie d’enfant !  

Mais entretemps l’Académie avait fini par reconnaître ses mérites. « Un honneur que je ne me croyais pas en droit d’espérer », écrit-il lors de son élection.

L’abbé qui entre à l’Académie appartient au camp des philosophes et vient le renforcer. Il vit depuis des années en leur compagnie, à leur manière. Pourtant ce n’est pas un abbé libertin comme l’est par exemple son confrère l’abbé de Voisenon. S’il ne se considère pas homme d’Église, il est attaché à ses règles et même à une existence de vertu, de pureté, il l’écrira maintes fois. De l’Église il a retenu l’habit et l’exigence morale, il n’y dérogera jamais. À cet égard, dans un temps où l’Église et le libertinage font souvent bon ménage, il est une exception. Et dès son entrée dans la Compagnie il se donne tout entier à elle. Rarement un académicien lui aura été plus dévoué. Les registres de l’Académie en témoignent. Présent à toutes les séances, très actif à la préparation du Dictionnaire, il est très tôt appelé à y prendre des responsabilités.

Arrive 1789. L’Académie, qui s’était ouverte aux philosophes, qui prônait la raison, pouvait imaginer être en accord avec l’esprit de la Révolution. Morellet y applaudit. Dans le conflit sur la forme à donner aux États généraux, il plaidait pour un doublement des députés du Tiers État, écrivant au roi : « Ce n’est pas une grâce que le tiers état sollicite, c’est une justice qu’il faut lui rendre. » Il défendait aussi le vote par tête et proclamait qu’une Constitution devait être élaborée sans délai. Morellet n’était pas le seul membre de la Compagnie à soutenir la Révolution. Plusieurs académiciens siégèrent à l’Assemblée constituante, mais dès 1791, dans un climat politique durci, un seul, Condorcet, participa à l’Assemblée législative. Morellet prit vite conscience de l’évolution de la Révolution. La prise de la Bastille et les violences qui l’accompagnaient le bouleversèrent. En 1790, l’Assemblée décréta la confiscation des biens du clergé ; son prieuré lui fut enlevé. Aux difficultés matérielles qu’entraîna cette perte s’ajouta pour lui le constat amer que le droit de propriété était anéanti. Morellet en conclut que la Révolution, loin de conduire aux réformes espérées, débouchait sur la destruction de l’ordre nécessaire à la vie de la société et de la liberté. Sa vie personnelle bascula au même moment. Morellet avait rassemblé dans un petit écrit ses critiques sur le cours des évènements, qui indigna les hôtes d’Auteuil, Chamfort et Cabanis. À l’étonnement de son vieil ami, madame Helvétius prit parti pour ceux qu’il tenait pour « enragés ». La partialité de l’hôtesse d’Auteuil lui fut une confirmation du bouleversement des esprits. « Jamais, écrit-il, une femme tenant salon ne sortait de sa neutralité. » Elle le pria de quitter Auteuil sans attendre et de ne jamais y revenir.

L’abbé n’aura guère le loisir de méditer à ses malheurs privés – la pauvreté, l’exclusion d’Auteuil – car c’est le sort de l’Académie, sa survie qui soudain retiennent toute son attention. Les académies, et particulièrement l’Académie française, sont alors les cibles de la rage révolutionnaire. L’Académie est dénoncée comme repaire de l’aristocratie, symbole de l’inégalité. Peu importe aux ennemis de l’institution si nombre d’académiciens ne sont pas issus de la noblesse. Et si trois d’entre eux, d’Alembert, Delille et Chamfort, ont été des enfants abandonnés sur le parvis d’une église. Rien de cela ne compte. Des pamphlets exigent la suppression de cette « société d’aristocrates ».

Les coups portés à l’Académie viennent naturellement de ses adversaires, mais le pire vint de l’un des siens, Chamfort, qui écrivit pour Mirabeau une violente diatribe contre l’Académie, définie comme « une école de flatterie et de servilité », appelant à sa suppression immédiate. Mirabeau mourut sans avoir eu le temps de prononcer ce réquisitoire. Morellet y répliqua par un texte intitulé De l’Académie française ou Réponse à l’écrit de M. de Chamfort.

En dépit de ces attaques, l’Académie continuait d’exister. Les séances avaient lieu. Les registres montrent que l’assistance y était réduite, nombre d’académiciens inquiets de leur sécurité ayant quitté la capitale. Peu nombreux, les académiciens ne manquaient ni de courage ni d’humour. En 1792, ils nommèrent Chamfort Directeur alors qu’il n’y était plus venu depuis 1789 et l’avait si violemment attaquée. Il n’y vint pas davantage après cette décision étonnante mais il se racheta peu après de sa trahison. Rendant compte d’un ouvrage qui attaquait l’Académie, il affirma qu’en s’ouvrant aux Encyclopédistes, l’Académie avait accompli une véritable révolution, qu’elle n’était plus une institution rétrograde représentative du passé monarchique. Cette volte-face rendait compte du désarroi que les violences révolutionnaires pouvaient provoquer dans les esprits les plus acquis à la Révolution.

Le Journal de Morellet témoigne du profond changement qui s’est produit en lui. Son prieuré perdu, l’absence de ressources, les contingences matérielles qui longtemps l’avaient inquiété, tout cela n’existe plus, seuls comptent pour lui l’Académie et le Dictionnaire. À l’été 1793, il est seul responsable de la vie académique. Il est alors Directeur et assure l’intérim du Secrétaire perpétuel Marmontel, parti se cacher en Suisse. Vicq d’Azyr, médecin de la reine, est Chancelier, mais il est si effrayé qu’il ne se présente plus au Louvre. Or la Terreur est là et la Convention multiplie les dispositions hostiles à la Compagnie. Un décret dispose que tous les signes de la royauté doivent disparaître des édifices publics. Aussitôt des ouvriers se précipitent au Louvre, martèlent les symboles royaux, détruisent les boiseries, arrachent les tapisseries, maculent les tableaux, dévastent la salle de séances. Morellet a compris que d’un moment à l’autre la disparition de l’Académie va être ordonnée. Et il prend seul la décision de sauver son patrimoine de la furie destructrice des révolutionnaires pour qu’un jour la Compagnie puisse renaître dans la continuité. Mais ce patrimoine est fort encombrant. Une importante bibliothèque, une belle collection de portraits des académiciens – près de cent cinquante – des bustes, mais surtout les archives – lettres patentes, statuts, registres, correspondances – et le Dictionnaire en préparation. Il faut sacrifier la bibliothèque car on ne peut l’emporter ou la dissimuler sans être remarqué, donc mettre en péril l’évacuation du patrimoine le plus important, les archives. Les tableaux et les bustes sont transportés par Morellet sous une tribune d’une salle du Louvre où ils resteront ignorés de tous jusqu’à la restauration de l’Académie. Mais il y a l’essentiel, les archives, douze volumes in-folio, dont la perte priverait l’Académie de son histoire. C’est ici que la solution imaginée par Morellet confine à la folie. Il va emporter les archives chez lui et les y cacher. Que l’on se représente la situation : comment déménager tant de volumes pesants et volumineux ? Et par quels moyens ? Comment le faire sans être vu alors qu’il est suspect, que le Louvre est surveillé, que les espions pullulent et que la délation fleurit ? Et comment garder à son domicile ces volumes que la Convention prétend confisquer ? Ce qui est un crime d’État. Morellet sait qu’il joue sa tête. Il n’hésite pas ; la mémoire et la généalogie de l’Académie, enfermées à son domicile, seront sauvées.

Au lendemain de cette incroyable et si périlleuse prouesse, l’abbé dirige la dernière séance de l’Académie. Cinq membres seulement sont présents dont La Harpe qui, horrifié par les excès révolutionnaires, oubliant son enthousiasme de 1789, tient, écrit Morellet, « des propos semblables à ceux qui ont fait égorger les prêtres et les nobles ».

L’Académie décide d’interrompre ses réunions. Elle a anticipé de peu de jours la décision de la Convention inscrite dans le décret présenté par l’abbé Grégoire « de la suppression des académies ». « Le génie est sans-culotte », proclame l’abbé Grégoire. Le 8 août 1793, l’Académie a vécu. Mais Morellet n’a pas achevé sa tâche. Le 12 août, les scellés sont apposés en sa présence sur les locaux de l’Académie, et à la fin de ce mois fatal il doit encore affronter, seul comme toujours, deux arrogants commissaires qui exigent que le manuscrit du Dictionnaire leur soit remis. Un mois plus tard la Convention décrétait la confiscation de tous les biens et documents des académies. Elle ne put s’emparer de ce que Morellet appelait son « pieux larcin ». Dans l’agitation générale, ce patrimoine fut oublié. Trois membres de l’Académie montèrent alors sur l’échafaud, tandis que Condorcet et Chamfort, si enchantés d’abord de la Révolution, choisirent de se donner la mort pour y échapper.

Si l’histoire s’arrêtait là, la dette de l’Académie à l’égard de Morellet serait déjà immense. Mais ici s’ouvre un second volet de ses exploits, son combat pour la restaurer.

En se séparant, la Convention avait créé l’Institut, qui au départ ignora l’Académie et sa mission. Ce n’est qu’en 1803, grâce au Premier Consul, que l’Académie trouvera une certaine place au sein de l’Institut. Mais pour Morellet, l’Académie ne pouvait être une section de l’Institut, elle était une institution indépendante, à part entière, ou elle n’était rien. Fort de cette conviction, il engagea un nouveau combat, pour sa restauration. Morellet n’était pas alors intégré à l’Institut. Mais il fréquentait le salon de la sœur de Bonaparte, Élisa Baciocchi, où l’on évoquait avec nostalgie l’Académie disparue, ses joutes et ses usages. Lucien Bonaparte participait à ces évocations et c’est avec lui que Morellet décida de rendre vie à l’Académie. Ils élaborèrent un projet qui rassemblait les survivants, y ajoutèrent les noms d’académiciens souhaités dont ceux du Premier Consul, de Lucien Bonaparte, Talleyrand, Lebrun, Laplace, Bernardin de Saint-Pierre et quelques autres. Trente-cinq noms en définitive, noyau d’une Académie reconstituée, sous son nom, avec ses principes – indépendance et égalité – et ses usages. À son retour de Marengo, Bonaparte en fut informé par son frère Lucien et par le deuxième Consul, Cambacérès. Celui-ci lui fit part de l’indignation des membres de l’Institut à l’idée que celui-ci perdît de son prestige face à une Académie française restaurée. Bonaparte hésita puis il donna ordre à son frère d’oublier ce projet. Lucien chercha une formule de rattrapage et proposa à Morellet de constituer une société littéraire de statut privé. Proposition inacceptable pour l’indomptable abbé qui voulait le nom Académie française et un statut public, faute de créer, écrit-il, « un simple lycée comme il y en a une dizaine dans la capitale ». Obstiné, Morellet soumit alors au nouveau ministre de l’Intérieur, Chaptal, une autre variante, une Académie en miniature composée d’anciens académiciens, reprenant les missions de l’institution défunte et reconnue par le gouvernement. Chaptal l’ignora.

Mais un autre combat attendait déjà l’abbé. À défaut de faire revivre l’Académie, il devait préserver son symbole, le Dictionnaire, lui aussi menacé.

Dans un premier temps, ce fut la Convention qui voulut publier un dictionnaire révolutionnaire dont Garat, un idéologue pétri de l’esprit nouveau, se chargea. Ce dictionnaire devait refléter un nouvel usage linguistique, celui de la Révolution. Morellet ne put empêcher la publication de la Ve édition du Dictionnaire, confisquée en 1793, enrichie d’un Supplément de la langue de la Révolution. Des membres de l’Institut, étrangers à l’Académie française, généralement des idéologues issus de la société d’Auteuil, avaient collaboré à ce Supplément. Autant d’imposteurs pour Morellet qui méprisa cette édition tronquée.

Le vrai défi vint de l’Institut, désireux de profiter du prestige attaché au Dictionnaire de l’Académie et qui décida de se l’approprier. À cette fin, il créa en l’an IX (1801) une commission chargée d’organiser ce transfert de propriété. Puis il mit sur pied une Commission du Dictionnaire de douze membres issue de ses trois classes. Aussitôt Morellet engagea le fer, contestant tout à la fois les compétences lexicographiques de l’Institut et son droit juridique à prendre possession du Dictionnaire. Et il mena ce combat en s’adressant directement à l’État et à son ministre de l’Intérieur, Chaptal, qui refusera de l’entendre. Mais Morellet n’avait pas perdu la partie. La réorganisation de l’Institut en 1803 donna vie à la deuxième classe – sans lui rendre le nom d’Académie française – et y réintégra les survivants, dont Morellet. Des membres nommés y furent ajoutés pour la compléter, ce que Morellet déplora, ces nominations violaient l’indépendance d’une classe qui par là même, dit-il, n’était pas vraiment l’Académie. Pourtant en 1805, lorsqu’il reçut le successeur de La Harpe, Lacretelle l’Aîné, il écouta sans protester le nouvel élu dire dans son discours « L’Académie française est reconstituée » et « L’Empereur est le second fondateur de l’Académie ». Il est vrai qu’on espère alors que les classes de l’Institut vont reprendre leur titre d’académies. Il n’en fut rien sous l’Empire mais la deuxième classe multipliait les signes qui la reliaient à l’ancienne Académie. Les discours de réception furent rétablis. Tous les usages retrouvaient leur place dans la vie de l’institution et la continuité académique était sans cesse affirmée. La Commission du Dictionnaire fut reconstituée et Morellet – hommage à sa ténacité – en fut nommé Secrétaire. La Commission prit l’habitude de se réunir deux fois par semaine à son domicile.

En définitive l’abbé l’avait emporté pour l’essentiel. Le Dictionnaire appartenait bien à la deuxième classe et l’Institut avait dû abandonner toute prétention à y contribuer.

Puis vint la chute de l’Empire et la Restauration. L’ordonnance royale du 21 mars 1816 réorganisa une nouvelle fois l’Institut et rendit vie aux académies. L’Académie française retrouvait son nom et sa primauté. L’article premier de l’ordonnance précisant l’ordre protocolaire des académies la situait en tête de la cohorte. Ultime trace de l’unité de l’Institut, les quatre académies devaient tenir chaque année une séance publique commune, présidée à tour de rôle par chaque académie selon l’ordre d’ancienneté.

Si l’Académie doit à Louis XVIII d’avoir pu renaître avec son nom, ses statuts, ses usages, ses biens, elle ne put cependant applaudir sans réserve aux décisions royales.

Ce qui est en cause ici, c’est l’indépendance que lui avait reconnue Richelieu, et que son nouveau protecteur ignora délibérément. Depuis sa création, l’Académie avait été maîtresse de sa composition, ses membres étaient élus dans des conditions strictes, consignées dans le règlement royal de 1752, et le monarque n’avait jamais attenté à sa liberté de choix. Or Louis XVIII confisqua cette liberté, excluant de son propre chef onze membres. Parmi ces exclus figuraient Lucien Bonaparte, Cambacérès, Sieyès et Garat. De plus, le roi nomma, ce qui était impensable pour l’Académie, huit membres, huit grands seigneurs, reconstituant ainsi une académie aristocratique. Parmi ces nommés il y eut quelques personnages remarquables, tels Lally-Tollendal qui s’était courageusement proposé pour défendre Louis XVI, l’abbé et duc de Montesquiou-Fézensac qui avait contribué à la réorganisation de l’Institut voulue par Louis XVIII, et le comte Lainé. Ces deux derniers désapprouvèrent la liberté prise par le roi de nommer les membres de la Compagnie, même s’ils en avaient bénéficié. Le duc de Montesquiou n’y vint donc jamais. Quant au comte Lainé, il s’abstint de venir jusqu’au jour où l’Académie l’élut Directeur. Lainé commentera : « Élu, cette fois-ci je suis bien de l’Académie. »

L’Académie n’oubliera jamais la violence qui lui fut faite par le roi en même temps qu’il la restaurait. Jusqu’en 1840, année où disparut le dernier académicien nommé, le vicomte de Bonald qui avait remplacé un exclu, Cambacérès, l’Académie resta divisée contrairement à ses usages. Une différence subsista toujours entre les vrais académiciens et les nommés, qui ressentirent fort cet état d’esprit.

En 1935, lors de la célébration du tricentenaire de l’Académie française, Paul Valéry écrivait : « L’indépendance de nos travaux, de nos discours, de nos désignations est entière à l’égard de la politique. Elle n’a été méconnue que par la Révolution et par le gouvernement de la Restauration. Cette violence ne s’est pas renouvelée. » Et l’on pourrait ajouter aux propos de Valéry que, en dépit des évènements qui ont bouleversé la France au xxe siècle – l’occupation allemande, Vichy, la Libération et l’Épuration –, l’indépendance académique fut toujours respectée.

Dans cette période tout à la fois heureuse et difficile, marquée par l’« épuration » de l’Académie française, Morellet garda le silence. Ses Mémoires s’arrêtent en effet avant la restauration de l’Académie. Comment comprendre ce silence ? Effet de l’âge ? En 1816, Morellet avait 89 ans, un grand âge au début du xixe siècle, et aussi peut-être eut-il le sentiment d’avoir accompli sa tâche. L’Académie était reconstituée sous son nom, il lui avait rendu ses archives, ses portraits et conservé la propriété du Dictionnaire. Le vieux lutteur mourra l’année suivante. Disparu de la Compagnie, il s’effaça aussi de sa mémoire. Pourtant, sur plus de sept cents membres qui ont peuplé ses rangs en près de quatre siècles, aucun, le mot n’est pas exagéré, n’aura plus utilement servi l’Académie. Ce qui en fait le caractère exceptionnel, c’est que Morellet fut seul dans cette entreprise longue et acharnée de préservation de la mémoire académique et qu’il le fit au péril de sa vie. Il fallait qu’en cette rentrée du bicentenaire justice lui soit rendue et que son nom ait, ce soir, résonné sous la Coupole.