Allocution prononcée à l'occasion de la remise de l'épée de M. Jean François Deniau

Le 7 décembre 1992

Jean d’ORMESSON

Allocution prononcée

lors de la remise de son épée d’académicien

à Jean François Deniau

Le lundi 7 décembre 1992

Dans les salons de la présidence du Sénat

En présence de Son Altesse Royale Doña Pilar de Borbón y Borbón,
duchesse de Badajoz

 

 

 

Mon cher Jean François, je ne suis pas venu ici pour te dire des choses désagréables, mais il est un peu ridicule de te remettre une épée.

Je ne suis pas sûr qu’une épée d’académicien ne soit pas toujours ridicule. La preuve, c’est que ce genre de cérémonie mène toujours à des plaisanteries qui sont éternellement les mêmes. Il est de tradition de dire que c’est le plus beau jour d’une vie déjà bien remplie, qu’il ne fau­dra pas se servir de cette épée pour pourfendre tes ennemis, et on finit par montrer la rigole où le sang doit couler.

Je crois que pour moi, par exemple, l’épée d’académicien était un peu grande. Aujour­d’hui, c’est à ton tour d’être ridicule, mais pour la raison inverse : parce que, pour toi, l’épée d’académicien, j’ai peur qu’elle ne soit un peu petite.

Si j’avais dû te donner quelque chose, je crois que j’aurais préféré te donner une mitraillette, une kalachnikov, un magnum 357, un python spécial police ou peut-être un bazooka. Je te vois très bien, entrant sous la Coupole, avec le bazooka sur l’épaule et peut-être, dans les cas de somnolence dont parlait Bertrand Poirot-Del­pech, en train de faire partir une ou deux rafales.

Mais enfin, puisque toi et moi, malgré ce que nous racontons, et malgré nos grands airs d’indépendance, nous sommes maintenant dans les institutions, il faut se plier aux règles de ces institutions et nous te remettons une épée.

Alors, puisqu’il s’agit de solennité, laisse-moi te dire qu’il y a quelque chose d’un peu dérai­sonnable : quatre discours pour te remettre une épée, ce n’est pas suffisant. J’aurais voulu au moins qu’il y en ait un de plus. Et je pense qu’ici il aurait dû y avoir quelqu’un d’autre, par-dessus le marché, pour te remettre cette épée, et c’est, bien sûr, Cyrano de Bergerac.

Cyrano de Bergerac parce que le dernier mot de la pièce de Rostand — vous le connaissez tous —, c’est le mot « panache ».

Eh bien ! personne n’aurait eu autant le droit de t’accueillir ce soir que Cyrano de Bergerac et de prononcer en ton honneur le beau mot de « panache ».

Tu le sais, mon cher Jean François, jeudi pro­chain, il va y avoir un discours très, très beau, où on va parler de choses sérieuses, de minis­tres, d’ambassades, de tes livres, et ici il est convenu que l’on parle de choses légères. Je ne suis pas sûr, pourtant, que le panache soit chose légère. Ce soir aussi, je voudrais parler de choses sérieuses. Je voudrais parler de ton allure. Je voudrais parler de ton charme. Et au risque de parler de corde dans la maison du pendu, ou qu’on dise que la charité se moque de l’hôpital, je voudrais parler de ton nez. Ton nez n’est pas aussi étonnant que le mien, mais enfin, il est superbe : il est aussi beau que celui de Cyrano.

Ce qu’il y a, c’est que Cyrano était au fond... Qu’est-ce qu’il est, au fond, Cyrano ? Cyrano était un looser — il ne faudra pas employer ce mot, ni aucun mot anglais, dans ton discours de jeudi... — un type qui rate tout. Et toi, je ne suis pas sûr que tu rates tout.

Madame, je me rappelle à l’ambassade de France, en Espagne, une scène extraordinaire où Jean François Deniau, ambassadeur de France, qui était déjà, ou qui serait, ambassadeur, député, ministre, futur académicien, m’a
dit : « Mon pauvre Jeannot, regarde, j’ai tout raté, j’ai perdu ma vie ! » Eh bien, vous voyez comment il a perdu sa vie.

Mais il faut aller un peu plus loin, et récrire un peu Rostand. Je crois que Jean François est en même temps Cyrano de Bergerac et Chris­tian de Neuvillette. C’est comme ça qu’il a réussi à conquérir Roxane, que je vois ici, à ma gauche, plus belle, plus séduisante que sur tous ses balcons, et je me demande si Roxane pré­fère Christian de Neuvillette ou Cyrano de Ber­gerac. Les deux ensemble, je pense.

Cyrano de Bergerac, ce n’est pas suffisant. Il faut, bien entendu, trois discours de plus. Les­quels ? Mais c’est évident ! Les Trois Mousque­taires ! Ils sont quatre. Quatre discours. Et les quatre Mousquetaires, j’ai regardé dans le Larousse — il faut toujours regarder dans le Larousse — on y donne à leur propos la définition suivante : « Ils sont l’élan, l’esprit, l’entrain merveilleux et l’action généreuse. »

À condition d’y ajouter le courage, qui est comme ta marque de fabrique, c’est ta définit ion même.

Peut-être, jeudi, dans un discours remar­quable, Alain Peyrefitte ne parlera-t-il pas d’une de tes caractéristiques principales qui est aussi la caractéristique d’Alexandre Dumas : le talent de conteur. Tu es un conteur mer­veilleux. Souvent, je me souviens que, le soir, sur ton bateau... Mais je sais que je n’ai pas le droit de parler de la mer : la mer est réservée à Bertrand. On m’a dit : « Tu peux parler de tout, mais pas de la mer », alors je me replie sur la terre, et je me rappelle ces soirs, quand la nuit allait tomber, que les femmes se rap­prochaient de toi — on se demande bien pourquoi —, que Michel Mohrt et François Sureau se mettaient à boire et à chanter, que Michel Déon se contentait peut-être de boire parce qu’il ne chante pas beaucoup, et que toi, tout à coup, tu te mettais à raconter des histoires.

Tout le monde — même Maurice Rheims, qui, lui aussi, pourtant, est un conteur qui tourne les têtes — n’avait plus qu’à t’écouter tellement tes histoires étaient enchanteresses. Ce sont celles que vous retrouverez en partie dans La Désirade, dans Deux heures après minuit, dans L’Empire nocturne.

Je vois bien qu’il y a encore une autre per­sonne qui pourrait être ici — un discours de plus : Schéhérazade. Elle pourrait être ici et rivaliser — sans succès — avec toi. Et pourrait encore être ici Robin des Bois qui vole au secours de tous ceux qui sont injustement per­sécutés : un discours de plus. Pourraient être ici aussi Suffren, Surcouf, tant d’autres : je suis sûr que Conrad et Lawrence d’Arabie n’auraient pas dédaigné te tendre cette épée. Quatre, six, huit discours de plus.

Tout cela ne suffit pas. Je crois qu’il faudrait en réalité douze discours de plus. Ce sont natu­rellement, vous l’avez déjà deviné, les cheva­liers de la Table ronde. Ce sont les compagnons du roi Arthur.

Tu as beaucoup d’honneurs. Malgré ce que tu dis, tu as eu beaucoup de succès. Tu as eu tout ce que l’on peut imaginer. Mais je crois que, derrière tout cela — et je soutiendrais volontiers que si le mot que je vais vous livrer n’est pas prononcé, on n’a presque rien dit —, tu recherches quelque chose d’autre.

Que représentes-tu parmi nous ? Pourquoi es-tu si populaire ? Pourquoi es-tu quelqu’un que les autres ne sont pas et pourquoi possèdes-tu quelque chose que les autres ne possèdent pas ? La réponse est très claire : Ce que tu incarnes dans nos jours tourmentés, c’est une espèce de quête du Graal du monde moderne.

Tu es en vérité notre Perceval, tu es notre Gauvain, tu es notre Galaad, tu es notre Lance­lot du Lac.

Vous savez tous, ici, qu’il fallait aux chevaliers des obstacles, des épreuves, des adversaires à qui se mesurer. Toi aussi, en bon chevalier, tu as dû te chercher un adversaire. Le seul adver­saire que tu as pu trouver à ta taille, c’est toi-même. C’est quand tu as dû te mesurer à toi-même que tu as pris ta vraie dimension et que tu es devenu, dans l’épreuve, un chevalier des temps modernes. Tes plus beaux lauriers, ce n’est pas à l’ombre de la Coupole où tu seras reçu jeudi que tu les as cueillis. C’est à l’ombre d’une autre coupole, là-bas — celle du Val-de-Grâce.

À peine ai-je dit que tu es notre Lancelot du Lac que je me dis que, Lancelot du Lac, c’est peut-être un peu petit. Un lac, pour toi ! Pour­quoi pas Lancelot de l’Étang ? Pourquoi pas Lancelot de la Mare ? Schéhérazade au pouvoir, Mousquetaire marin, Cyrano triomphant, aca­démicien aventurier, tu sais ce que tu es pour moi ? Tu es notre Lancelot de la Mer. Voilà ce que tu es. J’aurai quand même, mon cher Ber­trand, poussé un peu vers cette mer qui m’était interdite et c’est à Lancelot de la Mer, Madame, que je vais vous demander de remettre, en notre nom à tous, son épée d’académicien à Jean François Deniau.