Réponse lors de la remise de son épée d'académicien

Le 7 décembre 1992

Jean François DENIAU

Réponse lors de la remise de son épée d’académicien

Le lundi 7 décembre 1992

Dans les salons de la présidence du Sénat

En présence de Son Altesse Royale Doña Pilar de Borbón y Borbón,
duchesse de Badajoz

 

 

Madame,

Je dois d’abord vous remercier de votre présence parmi nous, ainsi que celle de l’ambassadeur, et vous prier de transmettre à Sa Majesté le Roi d’Espagne mon souvenir respectueux et fidèle.

Puis-je aussi avoir une pensée pour votre père, Son Altesse Royale le comte de Barce­lone ? Je ne connais personne qui ait rencontré le comte de Barcelone sans être à jamais frappé par une admiration respectueuse et émue. Je connais peu d’exemples comme cela au monde. Et si vous pouviez lui transmettre aussi mon fidèle souvenir, j’en serais très heureux.

Madame, Mesdames, Messieurs, il est malaisé d’énumérer, sans en omettre, tous les titres le ceux qui sont présents : Messieurs les Prési­dents, Amiral, Amiraux..., Messieurs les Ambassadeurs, Monsieur le Secrétaire Perpétuel, mes chers et nouveaux confrères, disons seulement, et c’est mieux : chers amis.

Il faut d’abord que je remercie le secrétaire général du Comité de l’épée, Claude Pierre Brossolette. Si nous sommes ici, c’est grâce à lui et à son épouse Sabine, qui depuis six mois maudissent plusieurs fois par jour le vote des académiciens qui m’ont élu Quai de Conti. Ils sont obligés de consulter des listes, de faire des enveloppes, de vérifier des adresses, l’ortho­graphe des noms, et quand je lui ai demandé ce que je croyais être simplement un service ami­cal, Claude ne se rendait pas compte de la corvée qu’il allait assumer avec Sabine, parfaitement puisque nous sommes réunis entre amis, et je crois qu’il ne manque per­sonne.

Je voudrais aussi bien sûr remercier tous ceux qui sont ici ou qui n’ont pas pu venir, et qui, d’une façon ou d’une autre, ont contribué à cette épée.

Comme Bertrand, de façon très émouvante sur la mer, et Jean, d’une façon aussi émouvant en dehors de la mer, ont bien voulu faire quelques allusions à mes défauts notamment de caractère, qui sont entre autres de ne jamais être vraiment satisfait de ce que je fais, et d’essayer d’en faire un tout petit peu plus, je vais vous révéler comment tout cela a commencé.

Le premier qui a eu l’idée que je sois un jour membre de l’Académie française est un très ancien ami, membre de l’Académie française tout à fait éminent, qui m’avait invité à parti­ciper avec lui à une émission de radio. J’étais dans le rôle du faire-valoir. On me disait : « Qu’est-ce que vous pensez de son style ? » Je disais : « Formidable, son style, mais en plus c’est un héros qui ne va pas vous raconter sa guerre mais moi je peux vous la raconter. » Bref, tout se passait donc très normalement comme se passent les débats littéraires à la radio.

À un moment, le présentateur, je ne sais quelle mouche le pique, se tourne vers moi et me dit : « Et vous Monsieur Deniau, pourquoi êtes-vous un raté ? » Comment voulez-vous répondre en direct à des questions pareilles ? Je lui dis : « Euh... Quoi... Vraiment ? » Et il me dit : « Écoutez, je vous le prouve. Vous avez fait de la politique, vous avez été plusieurs fois ministre, vous n’êtes pas Premier ministre ni président de la République, vous êtes un raté. — Oui, d’accord. »

Il continue : « On dit que vous êtes un grand marin, mais vous n’avez jamais gagné une transatlantique célèbre ! Vous n’êtes pas Éric Tabarly. — Non, je ne suis pas Éric Tabarly. C’est vrai, je n’ai pas gagné de course célèbre. Je suis un raté. » Il continue : « Vous avez écrit des livres. Mais qu’est-ce que vous avez écrit comme livre vraiment important ? »

Là, l’ami se dit qu’il m’a quand même entraîné dans une sacrée galère, qu’il faut qu’il fasse quelque chose et intervient : « Mais com­ment pouvez-vous dire cela ? Jean François a écrit un livre merveilleux, délicieux, charmant, épatant qui s’appelle... » et là, le trou de mémoire ! En direct ! l’horreur absolue ! Il essaie de se rattraper, il dit : « La terre est car­rée, non, l’univers... » La catastrophe.

Depuis ce jour, j’ai décidé de réagir et de me fatiguer un peu, pour réussir un peu, ce qui fait que nous sommes tous réunis ce soir, et que je vais vous montrer cette épée à laquelle vous avez contribué.

 

Dans une épée d’académicien, il y a toujours des signes. Elle ne sert pas à pourfendre ses confrères, à se protéger des critiques. Non, c’est un objet symbolique.

Il faut d’abord savoir que la lame est celle de mon épée d’ambassadeur à Madrid. J’y tenais car je suis très heureux d’avoir pu accomplir cette mission en Espagne auprès du roi au moment difficile et important pour nous tous qu’on appelle la transition démocratique.

À la base de la poignée, il y a un petit cabo­chon sur lequel sont gravées deux ancres entre­croisées. C’est ce que les équipages portent sur l’épaule. Si j’avais eu dans la marine un avance­ment plus important, cela pourrait être le grade — ô combien respecté — de major. Mais, un avancement trop rapide, brutal, à soixante-quatre ans, n’est-ce pas, ferait des envieux, restons modestes.

Pour la garde, j’ai souhaité que figure le symbole de la liberté. Quel est-il ? Nous avons pensé à un oiseau et à un bateau. Le résultat, c’est une aile qui finit comme une proue de drakkar. Et je tiens à remercier beaucoup les artistes de chez Cartier qui ont réussi à marier ainsi une étrave avec une aile.

La nacre de la poignée c’est celle de mon épée d’ambassadeur. Elle rappelle de nouveau la mer. Sur les deux côtés, ce sont des feuilles de chêne (qui font aussi partie de l’épée d’am­bassadeur comme emblème du pouvoir). Pour moi, elles signifient l’enracinement dans ma région, le Cher et le Loir-et-Cher. C’est la région d’où vient ma famille, et je salue affec­tueusement ici tous ceux qui la représentent et particulièrement mes petits-enfants, Marie, Thomas, Vincent et Nicolas.

Enfin, il y a deux « F ». F est l’initiale du prénom de Frédérique. Il y en a deux parce que, les bonnes choses, il n’y a pas de raison de ne pas les répéter. Mais aussi parce que ces deux F sont le dessin de ce que l’on appelle les ouïes dans un violon. L’organe maritime par excellence, c’est l’oreille et non pas l’œil comme on dit souvent. On conduit un bateau à voile pratiquement à l’oreille, parce que ce sont les bruits qui vous signalent ce qui va ou ne va pas, si le bateau est bien dans ses lignes, la voilure au mieux de sa forme, etc. Pour revenir à la musique et au violon, ces deux F, ces ouïes, mettent en communication l’extérieur, l’ensemble du monde où nous sommes, avec l’intérieur du violon et cette pièce essentielle du violon : l’âme. C’était un peu difficile et prétentieux de chercher à représenter l’âme. Grâce à ce double F, c’est un symbole, disons, de la recherche de l’âme.

Au sommet du pommeau, il y a une demi-sphère en pierre d’Afghanistan. C’est du lapis-lazuli, très sombre, comme la nuit où j’aime naviguer. Cette pierre est parsemée de petits brillants qui forment dans ce ciel nocturne une constellation d’étoiles. Chacune représente un endroit que j’ai aimé et où je me suis battu. Rapprochement inattendu ? Moins paradoxal qu’il n’y paraît. Après tout, on peut dire que, l’amour, c’est la guerre prolongée par d’autres moyens.

D’abord, au sommet de cette voûte céleste la nuit, la croix du Sud, pour évoquer ma mère, citoyenne australienne, et notre passion fami­liale pour le lointain. Puis trois étoiles proches pour l’Indochine, Viêt-nam, Laos, Cambodge, où j’ai eu vingt ans. Une étoile pour l’Afgha­nistan — et que l’ambassadeur d’Afghanistan ainsi que le représentant personnel du com­mandant Massoud me permettent de les remer­cier de leur présence. Deux étoiles côte à côte pour le Loir-et-Cher et le Cher où j’ai mes attaches. Une étoile pour le Liban — et je salue le cheik Amadé qui représente tous nos amis d’une région si symbolique de l’indépendance du Liban et qui n’a jamais manqué dans aucun combat.

D’autres étoiles dans la nuit pour d’autres pays. Ce sont l’Érythrée, le Kurdistan, l’An­gola, le Monténégro, dont je salue le prince héritier, Dubrovnik, ex-Raguse. C’est aussi l’Europe, à qui j’ai consacré une grande partie de ma vie, et Bruxelles. C’est l’Écosse, et je salue le président de l’association amicale fidèle à la « vieille alliance ». C’est l’Irlande, dont je suis en partie originaire et dont je salue l’am­bassadeur. C’est, bien entendu, l’Espagne. Elle était déjà présente par la lame de l’épée mais elle y est aussi par une étoile.

L’étoile la plus à l’ouest est la Désirade. C’est le nom de la première île des Antilles qu’on aperçoit après avoir traversé l’Atlantique. Et c’est le nom d’un livre que j’ai écrit parce que je crois que le bonheur est un peu en forme d’île au loin.

 

Madame, chers amis, comment vous remer­cier une fois encore pour tout ce que représente cette cérémonie ? J’aimerais formuler un vœu.

Je trouve si émouvante cette réunion de ce soir, pour célébrer mon élection à l’Académie française, avec la présence de tous les membres de ma famille et de tant d’amis, et la manière dont les gens m’entourent, si bouleversant ce qu’ont dit Bertrand et Jean, si impressionnante l’atmosphère de sympathie, qui n’exclut pas l’humour, que vous avez créée, que cela me conduit à une question ou même un souhait. Allons, je n’hésite plus, je le dis :

Serait-il possible que je sois réélu ?