Discours de réception de Raymond de Sèze

Le 25 août 1816

Raymond de SÈZE

M. le comte de Sèze, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Ducis, y est venu prendre séance le dimanche 25 août 1816, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

C’est une des belles époques de la monarchie française, que celle où un ministre, à jamais célèbre par la profondeur de ses vues la puissance de son caractère, et un dévouement inviolable à son souverain, inspira à l’auguste fils de Henri IV, à ce prince dont l’histoire a dit, comme un témoignage suffisant pour sa gloire, que « fils et père de deux de gloire plus grands rois, il avait affermi le trône encore ébranlé de l’un, et préparé les merveilles du règne de l’autre (M. le président Hénault) », l’heureuse et noble pensée d’ouvrir aux lettres un asile, et comme une sorte de temple, où, pour acquérir plus d’éclat en se rendant plus utiles, elles pussent s’environner de quelques hommes choisis, les appeler parmi ceux qui auraient attaché à leur nom le plus de renommée, faire de ce choix même une récompense, donner ainsi du mouvement à tous les esprits, enflammer toutes les espérances, exciter toutes les ambitions, forcer les créations du génie, accélérer la marche des sciences, fixer le langage destiné à en retracer pour ainsi dire les miracles, et devenir enfin les dispensatrices de la gloire, le but élevé des plus grands efforts et la règle immuable de l’opinion.

À cette époque, Messieurs, la France commençait à sortir des convulsions politiques qui l’avaient si longtemps déchirée : les fureurs civiles venaient de s’éteindre ; les factions étaient abattues ; la puissance royale était relevée ; les rênes du gouvernement étaient confiées à une main habile autant que ferme ; le génie d’un seul homme avait recréé partout l’ordre, l’autorité, l’obéissance, le respect rouir le trône ; et la France, pacifiée et tranquille, s’avançait majestueusement vers le beau siècle de Louis XIV, lorsque, pour donner une meilleure direction encore aux esprits, les éloigner de toute agitation politique, les tourner vers les lettres qui, depuis le règne d’un des plus brillants de nos rois que la reconnaissance publique en avait surnommé le Père, s’étaient comme perdues dans le bruit des armes, le cardinal de Richelieu, à qui la nation devait tous ces prodiges, et qu’un noble orgueil pressait d’en éterniser la mémoire, fonda l’Académie française.

Je ne vous parlerai pas, Messieurs, de l’éclat que ce corps illustre a jeté, pour ainsi dire, dès sa naissance ; de cette suite non interrompue d’hommes célèbres qui, pendant près de deux siècles, ont tant ajouté à sa renommée ; de l’infatigable et utile constance de ses travaux ; de ces palmes consacrées à l’émulation des talents ; de ces triomphes brillants décernés aux efforts heureux de la poésie ou de l’éloquence ; de ces triomphes plus modestes et plus rares accordés à la vertu qui cache le bien qu’elle fait et fuit les hommages : ce serait vous raconter votre propre histoire. Je ne vous parlerai pas non plus des événements qui ont frappé depuis l’Académie française ; des malheurs qui l’ont affligée ; des changements qu’elle avait subis : ces tristes souvenirs vous sont encore présents : mais je vous prierai, Messieurs, de remarquer avec moi l’étonnante analogie qui semble exister entre les circonstances où vous vous trouvez aujourd’hui et celles qui ont environné votre origine.

Nous aussi, autant et plus que nos pères, nous avons été longtemps battus par d’horribles tempêtes ; mais les orages qui les avaient excitées se sont enfin apaisés. Le ciel est redevenu serein ; la France, presque arrachée à ses fondements, est rassise sur ses antiques bases. Le trône dont elle s’enorgueillissait, et qui avait fait sa gloire comme son bonheur pendant tant de siècles, s’est relevé de ses ruines : nous avons recouvré enfin les descendants de saint Louis et de Henri IV ; nous avons recouvré surtout le meilleur des rois, notre roi légitime, celui que nous redemandions si ardemment à la Providence, le seul que les principes éternels de la monarchie pussent nous donner. Nous l’avons recouvré, Messieurs, après nos longues discordes ; et c’est lui, c’est ce roi plein de reconnaissance et d’amour pour les lettres que sa jeunesse avait cultivées avec tant de succès et d’éclat, et dans lesquelles ses malheurs ont trouvé depuis de si grandes consolations, c’est lui qui, au moment où il voit la France enfin calmée, la nation rendue à ses premiers sentiments et à ses devoirs les plus doux, le trône raffermi encore par la plus heureuse et la plus auguste des alliances, et en s’appuyant, pour ainsi dire, sur ce digne héritier du nom immortel de Richelieu, que sa haute confiance a placé à la tête de nos destinées, s’empresse de redonner à l’empire des lettres ses anciennes formes pour lui rendre son ancienne gloire ; recrée les académies ; les fixe sous sa protection directe et spéciale ; replace la vôtre au rang qui lui avait été assigné à son origine ; les associe toutes, comme il le dit lui-même à la restauration de la monarchie, et met en accord leur constitution et leurs lois avec l’ordre actuel du gouvernement (Ordonnance du roi du 26 mars 1816).

Quel rapprochement inattendu, Messieurs, après un intervalle de près de deux siècles ! Quelles brillantes espérances, et en même temps quelle heureuse surprise !

Mais combien cette surprise doit augmenter pour moi, Messieurs, lorsque, dans une solennité. aussi mémorable, dans un jour si cher à la religion, à la monarchie, à la France, et au premier moment surtout où tous les souvenirs de votre institution se rattachent, où toutes ses traditions se renouvellent, où le présent se lie au passé, et où le passé même passe semble renaître par le présent, je me vois assis moi-même au milieu de vous et faisant partie d’un corps dont la renommée a survécu à tant de calamités, et qui a pu voir son nom périr sans perdre sa gloire !

Je ne me dissimule point, en effet, qu’il ne m’appartenait pas de prétendre à une distinction aussi honorable ; et ne croyez pas, Messieurs, que ce soit ici de ma part une fausse modestie. Je sais quelle est la carrière que j’ai parcourue : je dirai sans orgueil que, voué de bonne heure à l’étude des lois et à la défense des opprimés ; occupé sans cesse à rechercher dans la plus noble des professions tout ce qui pouvait l’élever ou l’agrandir encore à mes yeux ; me consolant des fatigues sans nombre qu’elle exigeait, par la culture paisible des lettres qui la fécondent et qui l’embellissent ; transplanté du midi de la France dans la capitale, par le seul mais impatient besoin d’entendre ces orateurs dont les victoires excitaient mon émulation, comme cet ancien que les trophées de Miltiade ne laissaient pas dormir, j’ai eu, dans les différentes lices où j’ai combattu, de grandes luttes à soutenir ; j’ai rencontré quelques occasions éclatantes ; j’ai eu même, peut-être à force de zèle, quelques moments heureux. Mais que sont, Messieurs, ces succès passagers qu’on a quelquefois tant de peine à obtenir, et qui sont toujours si facilement oubliés, auprès de l’honneur inestimable que me décernent aujourd’hui vos suffrages, et qui me présente avec vous à ceux de l’opinion publique elle-même ? Aussi, Messieurs, je ne me fais pas illusion : ce n’est pas le talent que vous avez recherché ou apprécié en moi ; vous avez élevé plus haut vos pensées ; vous m’avez su gré de l’ardeur avec laquelle, m’arrachant à la retraite volontaire à laquelle je m’étais condamné, j’avais embrassé, ainsi que mes nobles collègues, dans les temps les plus désastreux de notre sanglante révolution, la plus sacrée de toutes les causes. Vous m’avez compté l’accomplissement nécessaire d’un grand devoir comme une vertu mémorable, et des sentiments profondément monarchiques, et une constante fidélité obligée, comme des titres en quelque sorte littéraires : voilà, Messieurs, le véritable motif de votre indulgence. Vous aurez d’ailleurs, éprouvé le besoin de signaler pour l’exemple et l’honneur même de la France vos sentiments personnels. Vous aurez voulu prouver à ce monarque qu’elle idolâtre, et à qui vous devez votre existence actuelle, votre reconnaissance pour ses bienfaits ; et dans la nécessité de donner un successeur à l’homme illustre qu’il honorait de son affection et qu’il honore aujourd’hui de ses regrets, vous aurez cru devoir appeler celui qui avait défendu son auguste et malheureux frère à recueillir cette partie si noble de son héritage. Je sens, Messieurs, plus qu’un autre, tout ce qu’il y a de délicat et de touchant dans une distinction inspirée par de tels motifs, et tout le bonheur qu’on éprouverait à obtenir l’acte de justice le plus éclatant, je l’éprouve aujourd’hui moi-même à jouir d’une si précieuse faveur. Mais plus elle est précieuse cette faveur, Messieurs, et plus je serai aussi combien il est difficile de la justifier. Comment réparer, en effet, pour vous la perte immense que vous avez faite ? comment seulement l’adoucir ?

M. Ducis, Messieurs, fut un de ces hommes rares dont la nature se charge pour ainsi dire toute seule ; qu’elle crée pour elle ; qui ne doivent rien à l’art, qui n’ont de maîtres qu’eux-mêmes, ne s’élèvent que par leurs propres forces, et qui ne marquent pas seulement dans leur siècle par leur génie, mais encore par l’élévation de leur âme, par l’énergie de leur caractère et par leurs vertus. Issu d’une famille qui n’avait pas le bonheur d’être française, mais Français lui-même et né à côté du berceau de nos rois, M. Ducis appartenait par son origine à ce peuple si renommé par la touchante simplicité de ses mœurs, sa bonté, sa naïveté, sa franchise ; qui, au milieu de tous les vices de l’Europe moderne, est demeuré presque antique, et voisin et allié de la France, nous avait donné une reine d’autant plus digne de la couronne, qu’elle ne l’a pas portée ; et cette princesse, l’épouse du prince adoré à qui nous devons les jeunes héros, aujourd’hui la gloire du nom français, l’appui naturel du trône, la plus noble espérance de la patrie. C’est peut-être aussi, Messieurs, par l’origine de M. Ducis qu’il faut expliquer ce caractère inaltérable de bonhomie, de candeur, de simplicité, et presque d’ingénuité, qui formait, avec sa riche imagination, son âme ardente et ses vertus passionnées, un contraste si piquant, et qui le fit remarquer dès sa jeunesse. Je la vois cependant s’écouler dans une sorte d’obscurité : quelques succès dans ses études, qui excitent son émulation sans exalter son amour-propre ; quelques voyages dans le pays qu’avaient habité ses pères, et qui lui font éprouver ce charme que la nature attache à tous les sentiments de famille ; quelques courses sur les sommets des Alpes, dont la majesté, en frappant, en étonnant ses regards, étendent encore ses pensées ; le spectacle même de quelques-unes des scènes de cette fameuse guerre de Sept Ans, sur le théâtre de laquelle il avait été entraîné par des circonstances particulières, et où un seul homme lutta si longtemps et avec tant de courage contre l’Europe, sans désespérer jamais de sa destinée : voilà, Messieurs, ce qui absorbe les premières années de M. Ducis. Il n’était pas occupé encore de la gloire ; il n’était pas pressé de paraître ; il se cultivait lui-même en silence ; il s’abandonnait avec liberté à son enthousiasme pour la poésie. Quelques essais dramatiques, échappés à cette ardeur secrète, ne l’avaient pas satisfait, mais il n’en sentait pas moins ses forces ; il les essayait, il cherchait, pour ainsi dire, son talent : toutes ses facultés étaient en action ; son âme bouillonnait, et c’est dans cette âme active et brûlante qu’il trouve enfin la tragédie. Ce fut pour lui, Messieurs, comme une découverte. Jusque-là il s’était rempli de Corneille surtout et de Crébillon ; il avait assisté avec transport aux représentations de leurs chefs-d’œuvre ; il avait suivi aussi les représentations de Racine ; il se rappelait même encore, dans sa vieillesse, l’impression profonde qu’il avait eue, au sortir de l’enfance, de la tragédie d’Athalie, jouée sous des orangers, et dans un village ; mais ce fut la lecture de Shakspeare, tombé dans ses mains à cette époque trop fameuse où tous les esprits en France n’étaient occupés que de la littérature anglaise, qui, enflammant son imagination et l’emportant hors de lui-même, lui révéla tout à coup son génie dramatique, comme Malebranche était devenu tout à coup métaphysicien, à l’âge de vingt-six ans, en lisant Descartes.

Ici, Messieurs, on pourrait peut-être s’étonner qu’un poëte étranger, dans les ouvrages duquel éclatent sans doute des beautés fortes, des mouvements entraînants, des traits sublimes, et souvent le pathétique le plus déchirant, mais où l’on rencontre aussi des irrégularités monstrueuses, des défauts grossiers, des invraisemblances choquantes, et où d’ailleurs tous les genres sont quelquefois confondus, toutes les règles méprisées, toutes les convenances foulées aux pieds, ait agi avec tant d’empire sur l’esprit et sur l’âme de M. Ducis. On, serait tenté de se demander quelles étaient donc les causes de cet ascendant extraordinaire exercé ainsi en un instant sur toutes les facultés morales d’un homme qui conçoit sur le champ le projet de faire passer sur notre scène toutes ces passions qu’il vient de voir se développer tour à tour entre les mains de Shakspeare sur la scène anglaise.

On pourrait peut-être aussi rechercher jusqu’à quel point on est libre dans les arts de se permettre de transporter dans sa propre nation les mœurs d’une nation étrangère ; si on peut espérer de rompre ou de changer ainsi brusquement les impressions ou les habitudes d’un peuple ; si un peuple poli surtout peut recevoir les idées ou les inventions d’un peuple encore à demi barbare aux époques qu’on veut retracer ; si, en lui présentant des usages, des sentiments, des spectacles auxquels il n’est pas accoutumé, on ne court pas le risque de dénaturer son caractère ; s’il n’est pas évident au moins qu’on blesse le goût, et si ce n’est pas même, au lieu de faire faire des progrès à l’art, le contraindre à rétrograder dans sa marche : ce sont là, Messieurs, autant de questions délicates, qui demanderaient d’être examinées avec soin, et ce n’est peut-être qu’en portant dans cet examen un esprit extrêmement sage, un tact délié et une connaissance approfondie des véritables principes de l’art dramatique, qu’on pourrait se flatter de les éclairer encore en les décidant. Vous n’attendez sûrement pas de moi, Messieurs, que j’entre devant mes maîtres dans cette discussion, étrangère par sa nature aux devoirs et aux travaux qui ont rempli ma vie ; je n’imiterai pas ce rhéteur qui parlait de l’art de la guerre devant Annibal. Je laisse d’ailleurs à cette voix plus éloquente, accoutumée à porter dans la parole tant de charme et tant de puissance, et qu’heureusement vous allez entendre après moi, le soin de vous présenter les observations qui peuvent naître de ce rapprochement si extraordinaire de deux grands poëtes, dont l’un a servi de modèle à l’autre, quoique séparés tous deux par une origine étrangère et une distance de près de deux siècles, et qui tous deux ont, en présence de leurs nations, quoique si différentes de goûts, de sentiments, d’opinions et de caractère, développé les mêmes sujets et exposé les mêmes tableaux.

Je remarquerai seulement, Messieurs, à l’honneur de M. Ducis, que si, entraîné par les beautés dramatiques, et on pourrait presque dire colossales, qu’il apercevait en foule dans Shakspeare, il avait cherché dans l’espèce de grandiose de cet écrivain gigantesque les modèles de ses tragédies, il n’avait cependant pas puisé dans son théâtre indistinctement ; qu’il y avait choisi ; que ce qu’il avait choisi, il l’avait encore orné, et que les critiques même les plus sévères ont reconnu qu’il avait en général simplifié Shakspeare ; qu’il l’avait purgé de plusieurs de ses défauts les plus révoltants, et qu’il l’avait même souvent embelli (La Harpe, dans ses Mélanges critiques). M. Ducis, Messieurs, était, comme Shakspeare, le poëte de la nature ; il n’obéissait qu’à ses inspirations, il ne connaissait que ses mouvements. Le caractère principal de son talent était l’énergie. Il était né surtout pour peindre les passions fortes et les sentiments déchirants ; il remuait les âmes à son gré. Combien dans les pièces même qu’il a imitées de Shakspeare, de beautés supérieures qui ne sont qu’à lui ! combien de traits frappants de génie, combien de mouvements imprévus d’éloquence tragique qui se disputent l’admiration ! Ce n’est pas d’ailleurs seulement Shakspeare, Messieurs, que M. Ducis a cherché à faire revivre parmi nous, c’est aussi Sophocle. Il était frappé tout à la fois de cette belle et simple nature des anciens, qui avaient deviné le cœur humain tout entier et en avaient retracé tous les mouvements, et de la nature gigantesque et irrégulière de quelques modernes. Son esprit vaste semblait allier dans son étendue les genres les plus différents ; mais quoiqu’en puisant dans Sophocle comme dans Shakspeare, il ne s’en est pas moins frayé à lui-même une route particulière, dans laquelle il a marché seul. Quel autre est entré, en effet, plus avant dans ces sentiments qui appartiennent le plus à la nature ? Quel autre a retracé avec plus de vérité et de profondeur toutes ces affections de famille, tous ces besoins si touchants du cœur, tous ces liens sacrés, tout ce qui fait en même temps les premiers devoirs de l’homme et, par un des bienfaits les plus doux de la Providence, son premier bonheur ? Quel autre a peint surtout avec plus de charme la piété filiale, et en a offert un plus parfait modèle que cette Antigone dont le nom seul rappellera à jamais dans la suite des siècles ce sentiment si infatigable et si tendre, dont tous les mouvements sont des vertus, et tous les sacrifices des jouissances ? Qui est-ce qui a vengé avec plus de force l’autorité paternelle outragée, et a réclamé les droits de cette autorité sainte avec plus d’empire ? Qui est-ce qui a donné aux douleurs de la fidélité et de la tendresse conjugale une expression plus pénétrante et des gémissements plus touchants ? Enfin, Messieurs, qui est-ce qui a signalé et poursuivi le crime avec plus d’énergie ? qui est-ce qui a peint les remords avec une vérité plus effrayante ; et en même temps, qui est-ce qui a représenté sans cesse la vertu sous des formes plus imposantes, plus nobles, plus variées ? C’est même là, Messieurs, ce que le théâtre de M. Ducis offre surtout d’extrêmement remarquable ; ce théâtre, à la différence de tant d’autres qui sont si loin de ce caractère, est une espèce de cours de morale ; toutes les pièces qu’il renferme sont des leçons, toutes ces leçons sont frappantes ; on voit que l’auteur a senti tout ce qu’il a peint ; que toutes ces passions vertueuses, toutes ces affections douces, cette piété filiale, cette piété paternelle, cette piété conjugale, qu’il a si vivement retracées, étaient dans son cœur, et que si, en les retraçant, il a fait éclater un talent si riche, c’est parce qu’en effet lui-même les éprouvait toutes. Aussi, Messieurs, à cause même de la nature de ce talent si étonnant, mais quelquefois inégal, négligé, incorrect, et de son impétuosité entraînante, l’opinion le comparait-elle à ce missionnaire qu’une voix étonnante, une piété profonde, de hautes et de soudaines inspirations, une diction fortement figurée, une éloquence souvent sublime, quoique inculte, avaient rendu si célèbre dans la capitale par les plus grands succès ; on appelait Ducis le Bridaine de la tragédie, et c’est peut-être ce qui justifie encore davantage cet intérêt puissant qu’il avait excité sur la scène dès ses premiers efforts ; ces émotions profondes qu’il y avait fait naître, ces larmes qu’il y avait fait répandre, et la gloire que ses pièces d’Hamlet, et surtout d’Œdipe, lui avaient acquise. Vous jugerez, Messieurs, de même de cette gloire par la récompense même qu’il en obtient. Le plus grand poëte de la France, cet homme illustre, qui avait rempli l’univers de son nom, dont la vie entière n’avait été pour ainsi dire qu’une suite de triomphes, qui avait réuni sur sa tête seule tous les succès, tous les talents, toutes les gloires, et à qui on ne disputerait aujourd’hui aucun de ses titres à la renommée, si la religion n’avait mal heureusement pas d’aussi graves reproches à lui faire, M. de Voltaire, venait de terminer son éclatante et longue carrière ; il laissait dans la littérature une place immense à remplir ; mais c’était la succession d’Alexandre. Il en laissait une aussi dans l’Académie française, et c’est à celle-là, Messieurs, que M. Ducis est appelé pour l’occuper après lui.

Déjà, et quelques années avant ce choix si honorable de l’Académie, qui suffirait seul à l’éloge de M. Ducis, la renommée naissante de cet homme modeste lui avait obtenu une première récompense qui avait dû bien toucher et flatter son cœur. On trouve dans ses poésies une épître qu’il adressait à sa mère, et où, en se plaignant de sa destinée, il lui disait :

Ah ! si le sort, moins ennemi,
Honorait mes travaux par d’illustres suffrages !

Eh bien, Messieurs, ce vœu secret de son cœur avait été entendu ; un de ces illustres suffrages qu’il désirait avec tant d’ardeur, et le plus illustre de tous, était venu le chercher jusque dans sa retraite pour l’encourager. Ce prince, né sur les marches de ce trône que pour le bonheur de la France il occupe enfin aujourd’hui, avait, au milieu des séductions qui environnaient sa jeunesse, et dont sa raison savait si bien le défendre, daigné s’attacher M. Ducis par ses bienfaits, et le rapprocher de lui par un titre qui les lui rendait plus précieux encore. Je n’ai pas besoin, Messieurs, de vous dire quelle était la profonde reconnaissance de M. Ducis pour son jeune et auguste protecteur, mais il manquait à son cœur une occasion éclatante de la témoigner. Aussi, à peine est-il appelé à l’Académie, et à portée d’exprimer ce qu’il devait à ce corps illustre dans ce beau discours où il paraît augmenter la gloire de son prédécesseur en la racontant, qu’il s’empresse de saisir ce premier moment solennel pour s’acquitter aussi envers le prince dont les bontés avaient si noblement préparé la sienne.

Permettez-moi, Messieurs, de vous rappeler ici ses propres paroles, inconnues peut-être à la génération actuelle. Je voudrais pouvoir ne louer M. Ducis que par ce qu’il a dit et écrit lui-même ; c’est alors que sa mémoire serait dignement honorée, et que le panégyriste serait au niveau du sujet.

« Mais où puis-je mieux consacrer que dans le sanctuaire des lettres et en votre présence, Messieurs, ma reconnaissance éternelle pour le prince qui a daigné m’attacher à lui par un titre encore plus cher pour moi que ses bienfaits ? C’est à ce titre que je dois l’honneur d’avoir vu de plus près ce goût de l’occupation et de l’étude, si rare sur le premier degré du trône, et qui remplit si bien les vides de la grandeur ; toutes ces connaissances, qui conviennent à un prince, embellies de tous les agréments naturels de l’esprit et de ces grâces du caractère auxquelles les cours et les Français surtout aiment à reconnaître les vertus. C’est lui, Messieurs, qui, dans l’obscurité de ma retraite, a daigné encourager mes faibles travaux ; son suffrage m’a enhardi à solliciter les vôtres. Le sentiment le plus doux de mon cœur est de pouvoir unir dans ce moment ce que je dois aux bontés dont ce prince m’honore, et ce que je dois au corps littéraire le plus distingué de l’Europe, qui a bien voulu m’adopter ; le travail de toute ma vie sera de me rendre digne de ce double honneur. »

Trente-sept années, Messieurs, se sont écoulées depuis le jour où M. Ducis s’exprimait ainsi sur ce prince qui n’avait pas encore alors lui-même vingt-quatre ans, et déjà il dénonçait à la renommée les présages si brillants de son avenir... Que de choses se sont passées depuis cette époque ! que d’événements sont survenus ! que de révolutions se sont succédé ! Et cependant ce goût de l’occupation, ces connaissances faites pour les princes, ces agréments de l’esprit qui les embellissent, ces grâces du caractère qui indiquent encore des vertus, toutes ces qualités rares que peint si bien M. Ducis, sont restées les mêmes, ou plutôt se sont développées encore davantage ; tout, dans cet immense intervalle, a pris une forme différente ; ce beau portrait seul n’a pas changé.

Ah ! Messieurs, c’est par le cœur de M. Ducis que devaient être tracés ces traits immuables et toujours ressemblants, c’est par ce cœur éternellement fidèle à son auguste bienfaiteur. Aussi le retrouverez-vous toujours s’efforçant de mériter son estime, mettant sa gloire à se montrer toujours digne de lui, et conservant religieusement le souvenir de ses vertus et de ses bontés. Je le vois, devenu membre de l’Académie, et excité encore par ce triomphe qui l’élevait à ses propres yeux, travailler à justifier à ceux de la nation ce triomphe même, continuer sa belle carrière, porter encore sur la scène le même génie, le même courage, les mêmes leçons ; poursuivre le crime avec une énergie pour ainsi dire nouvelle ; peindre la vertu avec des transports également nouveaux, et produire toujours ou de grands effets, ou des mouvements attendrissants, ou des impressions profondes. J’admire, Messieurs, cette brillante fécondité, cette vigueur soutenue, cette pureté surtout de morale qui absoudrait le théâtre des censures dont il est l’objet, si tous ceux qui se consacrent à cet art si noble se montraient aussi scrupuleux et aussi sévères. Mais ce qui me frappe encore plus, Messieurs, c’est de voir qu’à cette déplorable époque où toutes les idées commençaient à se pervertir, où tous les principes qui nous gouvernaient depuis le commencement de la monarchie étaient attaqués, où on faisait entendre jusque sur nos théâtres les maximes les plus séditieuses, où on y insultait à la royauté, où on y empoisonnait le peuple par les déclamations les plus anarchiques, où on lui peignait la révolution comme

l’effet légitime
Des droits de la nature et de l’excès du crime,
(Fabre d’Églantine et d’autres poètes dramatiques de ce temps-là).

M. Ducis, au contraire, invariable dans ses principes comme dans sa conduite, n’a jamais partagé le délire dont la plupart des esprits étaient agités, et ne s’en est attaché même, que davantage, dans ces temps d’aberration et de démence, à défendre sur la scène la royauté, à venger ses droits légitimes, à en combattre l’usurpation, et à conserver le feu sacré de ces sentiments monarchiques qui sont si nécessaires au bonheur des peuples, et la seule garantie qui puisse les préserver de leur destruction (Macbeth, Jean sans Terre).

Et savez-vous, Messieurs, à quoi tenait la force des principes politiques de M. Ducis ? Elle était tout entière dans ses principes religieux. Dès sa jeunesse, M. Ducis s’était distingué par une pureté de mœurs qui n’avait jamais éprouvé d’atteinte. L’éducation qu’il avait reçue avait eu pour base la religion, comme la première et la plus sûre de toutes. M. Ducis ne s’en est jamais écarté. Dans le temps même où une fausse philosophie cherchait à jeter de la défaveur sur les opinions religieuses, et s’efforçait de mettre une sorte de gloire à en afficher le dédain, M. Ducis, supérieur par la dignité de son caractère à tous ces systèmes ignobles qui rabaissent l’homme au lieu de l’élever, mettait, au contraire, la sienne à y rester constamment fidèle. Un de nos plus éloquents et de nos plus vertueux écrivains, avec lequel il était lié de l’amitié la plus tendre, M. Thomas, disait de lui, qu’il avait passé à travers son siècle, sans que son siècle eût déposé sur lui aucune de ses taches. Et cette justice si honorable, qui lui était rendue bien des années avant la révolution par un homme dont le suffrage était, pour ainsi dire, une récompense, M. Ducis n’en a été, depuis la révolution, que plus digne encore. Rien, en effet, dans les temps même les plus malheureux, n’a pu ébranler son impassible vertu. En vain la révolution devient sanglante, en vain la tyrannie accumule ses victimes, en vain la terreur plane sur toutes les têtes, M. Ducis n’en reste pas moins intrépidement le même, et n’en a pas moins le courage de professer, de cultiver et d’exercer ses sentiments religieux.

J’ai honte, Messieurs, de parler de courage, et je me reproche ce langage timide, quand il s’agit du plus sacré des devoirs de l’homme, de celui qui le met dans la relation la plus intime avec Dieu, de celui auquel l’immortalité de sa destinée est attachée : comme s’il fallait, en effet, du courage pour se montrer fidèle à des principes sans lesquels l’ordre social lui-même n’existerait pas. Mais n’ôtons rien, Messieurs, à cette pauvre et faible humanité du mérite qu’elle peut avoir à se relever et à prendre confiance en elle-même. Convenons qu’il y a quelquefois dans l’histoire des peuples des époques où les vertus les plus nécessaires et les plus honorables sont difficiles ; louons M. Ducis de ne pas s’être laissé effrayer par ces difficultés, ou de les avoir surmontées, et félicitons-nous de ce que c’est dans le sein même de cette compagnie qu’a été donné un si noble exemple.

Et au reste, Messieurs, voyez comme les vertus s’appellent et s’enchaînent mutuellement ; comme leur exercice devient usage ; comme la force devient habitude. Ce courage que M. Ducis mettait dans la religion, la religion reconnaissante lui a donné à son tour la force de le mettre dans l’amitié.

Je vous parlais tout à l’heure de celle qui le liait à M. Thomas. Tous deux s’étaient promis que celui qui survivrait à l’autre honorerait et chérirait encore sa mémoire. Ce pacte touchant et semblable à ceux des anciens, qui portaient dans l’amitié un sentiment si religieux, tout à la fois et si éternel, s’est réalisé.

M. Thomas, épuisé de bonne heure par de longs travaux, meurt dans les bras de M. Ducis et dans ceux de M. de Montazet, archevêque de Lyon, qui avait pour lui l’affection la plus tendre. Un monument funéraire en marbre est élevé à sa mémoire par ce prélat, qui, vivement affligé de la perte de cet homme illustre, voulait éterniser ses justes regrets. Ce monument reste sans atteinte pendant quelques années ; mais à une époque où déjà on ne respectait plus rien, pas même les tombeaux, l’autorité ordonne qu’on l’enlève et qu’on le détruise. M. Ducis en est informé : son cœur s’irrite contre cet ordre ; il supplie qu’on le révoque ; il demande la conservation du monument, on le refuse ; il insiste, on le refuse encore ; enfin il offre le sacrifice d’une somme considérable pour sa fortune, et le monument est conservé.

Ce fut sans doute, Messieurs, un bonheur pour M. Ducis d’être parvenu à sauver la mémoire de son ami de l’outrage qu’on voulait lui faire ; mais on conçoit que cet outrage même, ce mépris marqué pour la gloire d’un de nos écrivains les plus renommés, ces tristes débats sur la mort avaient laissé dans son cœur un sentiment profond de mélancolie. Déjà depuis longtemps il vivait séparé des hommes ; il s’en sépare encore davantage ; il rend sa retraite plus impénétrable ; il se renferme plus étroitement dans le sein de sa famille et de ses amis : il n’abandonne pas cependant encore tout à fait ses couleurs tragiques, il reprend de temps en temps ses pinceaux ; il revient encore à Shakspeare et à Sophocle. Mais c’est à mesure que l’oppression de la France s’accroît, que nos malheurs menacent d’être éternels, et que l’usurpation se consomme, que sa mélancolie prend un caractère de plus en plus sombre. Indigné de voir son pays courbé sous un joug qu’il abhorre, il n’y a plus alors de terme à la douleur qu’il éprouve ; il ensevelit tout à fait sa vie ; il ne sort plus de son asile de Versailles, où planaient encore pour lui les ombres augustes de nos rois, et où il retrouvait les souvenirs de ses premières années et des premières impressions qu’il avait reçues. Il se consacre tout entier à ces souvenirs. Il voudrait pouvoir se soustraire au spectacle des malheurs publics ; on voit qu’il en porte le poids dans son cœur ; il cherche à en détacher sa pensée ; il se rend lui-même étranger à tout ce qui l’environne. Il vit solitaire ; il renonce au théâtre ; il brise dans ses mains les pinceaux de la tragédie : il n’assiste plus aux représentations de ses pièces ; il ne veut plus de sa gloire, cette gloire l’importune. Il s’essaye à d’autres genres de poésie : il plie son talent aux sujets champêtres ; il peint la nature ; il peint la campagne ; il peint ses pénates, son potager, son bosquet, sa chaumière. Il passe sans transition, et avec un succès égal, de la tragédie à la pastorale.

En même temps, Messieurs, à ces sujets si doux il en mêlait aussi de plus graves : il s’entretenait souvent de morale avec ses amis, dans des épîtres que le grand poëte auquel il avait succédé n’aurait pas désavouées. Il aimait surtout à encourager ses jeunes émules, l’auteur si tragique d’Agamemnon et l’auteur si regretté de la Mort de Henri IV. Il s’épanchait avec eux ; il leur parlait de leur art avec enthousiasme ; il les exhortait à ennoblir encore leur talent par l’exercice des vertus actives.

De bonnes actions sont de beaux vers de plus (Épître à Legouvé).

Et ce conseil, Messieurs, il le prenait pour lui-même ; il était plus occupé encore à faire de bonnes actions que de beaux vers. Quoique sans fortune, il savait trouver le moyen de soulager les malheureux, d’aider l’enfance, de secourir la vieillesse. La pitié lui était naturelle ; c’était le fonds de son noble cœur. Le bien qu’il faisait était le véritable bonheur de sa retraite, il ajoutait à son repos ; et c’est au sein de ce repos qu’il écrivait un jour à un de ses amis :

Nous l’avons dit souvent, quand tout est agité,
Heureux, sur tant de flots, qui dans l’arche est resté (Épître à M. Soldini).

C’était bien là, Messieurs, que lui-même s’était réfugié. Il avait vu un déluge de maux inonder la terre, une tempête universelle, le monde prêt à être bouleversé, et il s’était retiré dans l’arche. Cependant, même dans l’arche, son âme était continuellement oppressée ; sa haine pour l’usurpateur était invincible ; elle croissait tous les jours : c’était une véritable passion. On ne pouvait pas prononcer son nom devant lui. Ce caractère naturellement si doux se révoltait à ce nom seul. Aussi, Messieurs, est-ce en vain que, pour l’entraîner ou pour le vaincre, on l’attaque par des séductions, qu’on tente sa pauvreté, qu’on essaye son courage : rien ne peut le séduire ni l’ébranler, il résiste à tout. L’amitié alors s’alarme ; elle craint les périls auxquels il s’expose ; elle cherche à le ramener. Un écrivain célèbre, entre autres, avec lequel il avait des liaisons anciennes, s’efforce de le déterminer à accepter au moins quelque libéralité du gouvernement ; il répond que : « quoi qu’il arrive jamais, il n’acceptera rien qui puisse augmenter son revenu d’une obole ; que ce qu’il a lui suffit ; qu’il ne désire rien de plus, et que sa résolution, prise avec lui-même depuis longtemps, sera inébranlable jusqu’à la mort. » On a recours alors à des moyens qu’on regarde comme plus puissants : on lui offre ce signe envié, qui était tout à la fois le prix éclatant de la gloire militaire et celui des vertus civiles : il s’en défend avec modestie ; et pressentant peut-être dès lors qu’un jour une main auguste et chère poserait elle-même ce noble signe de l’honneur sur ce cœur qui battait en secret pour elle, il s’excuse. On va plus loin : on veut l’élever à une des places d’un des plus grands corps de l’État. Un décret l’y nomme, il s’excuse encore. Alors toute sa famille, tous ses amis, tous ceux qui ont quelque relation avec lui, frappés de terreur, se réunissent dans sa retraite. On s’oppose à ce sacrifice, on le supplie de ne pas se décider précipitamment ; on invoque son intérêt, son attachement pour sa famille, son avenir ; on lui fait sentir même les dangers imminents qui menacent sa résistance : tout est inutile, il ne se laisse pas ébranler ; et, sans mettre de faste dans son refus, il y persiste. Enfin, Messieurs, ce qu’il y a peut-être de plus étonnant, parce que, pour une âme telle que celle de M. Ducis, il est bien plus facile de renoncer à la fortune ou aux dignités qu’à ce qui ressemble à la gloire vous vous rappelez cette fameuse institution des prix décennaux destinés à récompenser les auteurs des meilleurs ouvrages publiés dans un intervalle de dix années ; vous vous rappelez aussi le jury établi pour le jugement des ouvrages ; vous savez qu’un premier rapport de l’Institut décerna le prix de la tragédie au célèbre auteur des Templiers, et que, sans revenir sur cette décision si juste, un second rapport proposa, quelques années après, d’accorder aussi à M. Ducis, pour les beautés nouvelles qu’il avait ajoutées à la tragédie d’Hamlet, une récompense particulière et éclatante ; mais, ce que vous ignorez peut-être, Messieurs, et ce que je dois à sa mémoire de faire connaître pour ne pas la trahir, M. Ducis, informé de cette résolution nouvelle, s’empresse de réclamer contre son exécution, et s’exprime ainsi dans un écrit que j’ai entre les mains :

« Je ne croyais pas qu’il pût être au monde un poëte plus en sûreté que moi contre les prix décennaux. Ma tragédie d’Hamlet a été donnée bien avant la révolution. Elle n’a rien de commun avec la nouvelle époque des dix années. J’en ai reçu la récompense la plus honorable dans mon temps : l’Académie m’éleva au fauteuil de M. de Voltaire ; Monsieur, frère de Louis XVI, me plaça au nombre de ses secrétaires ; ma moisson alors a été faite. Je n’aurais jamais pu comprendre qu’il y eût un moyen de faire appartenir mon Hamlet aux prix décennaux ; ce serait vouloir que le passé devînt le présent, pour me ramener, malgré moi, sous les récompenses d’aujourd’hui, auxquelles il est impossible que j’aie le moindre droit. »

« Comment consentirais-je d’ailleurs à recevoir un prix qui a été décerné par l’Institut lui-même, et qui appartient si légitimement à l’éloquent auteur des Templiers (Ceci était une erreur de M. Ducis. Ce n’était point le prix déjà adjugé à l’auteur des Templiers qu’on proposait de lui décerner à lui-même ; c’était, comme nous venons de le dire, une récompense particulière) ? il n’est aucune puissance sur la terre qui puisse m’y forcer ; et si j’étais placé entre la nécessité d’accepter ce prix ou de me perdre, mon choix est fait, je me perdrais. »

Ici, Messieurs, où, comme vous voyez, toute l’aversion qu’éprouvait M. Ducis pour les bienfaits de l’usurpateur est exprimée sans aucune dissimulation, avec liberté, avec force, et où sa résolution de braver la mort plutôt que de les accepter jamais est également annoncée avec une si grande énergie, j’avoue que je suis confondu de tant de courage ; et quand je songe que c’est en présence de la puissance la plus audacieuse et la plus terrible qui ait jamais effrayé le monde que ce courage s’est développé, je ne puis pas m’empêcher de regarder cet homme étonnant comme un des plus grands caractères modernes. Je ne sais pas même si, en réfléchissant à toutes les circonstances qui ont environné sa conduite, au caractère de ses refus, à leur constance, à leur nombre, aux périls de tout genre qu’ils pouvaient entraîner ; à ces périls même bien plus redoutables qui naissaient des séductions dont il fallait qu’il se défendit, on ne trouvera pas qu’il n’y a rien au-dessus parmi les anciens.

Jugez maintenant, Messieurs, de quel poids immense un cœur comme celui de M. Ducis à dû être soulagé, lorsqu’au mois de janvier 1814, il apprend, avec toute la France, que cette puissance monstrueuse qui pesait sur l’univers va enfin s’écrouler ; que l’Europe entière s’est armée pour sa destruction ; que sa délivrance et la nôtre ont été jurées ; que notre gouvernement légitime va nous être rendu ; que nous allons revoir cette inappréciable famille des Bourbons, si étroitement unie à la monarchie, qui se confond avec elle ; que nous allons posséder enfin ce prince que ses malheurs avaient pour ainsi dire achevé, suivant l’expression de Bossuet. J’essayerais vainement, Messieurs, de peindre cette incroyable satisfaction qui remplit alors toute l’âme de M. Ducis ; il y a des sensations qui ne peuvent pas se décrire. Je dirai seulement que, tout entier lui-même à ces sensations et pressé du besoin de les exprimer, il cherche son génie égaré ; qu’il le retrouve, et que dans un fragment de poésie que le public ne connaît pas encore, mais qui se distingue par le talent, l’indignation et la verve dont il déborde, il dit, en parlant de l’usurpateur :

Dieu de tous les forfaits avait rendu capable
Pour une œuvre sans nom un monstre invraisemblable,
Tout ensemble Érostrate, et Tartuffe et Sylla :
Avec art, et génie, et joie, il désola.
Il dénatura tout, osa tout, fit tout croire,
Fit pour lui le passé, le présent et l’histoire.

Dans ce même fragment, et par la plus heureuse des oppositions, il dit, en parlant de Louis XVIII, dont le retour était enfin certain :

Temple de Saint-Denis, pour régner sur la France,
Si Louis doit bientôt revoir ta plaine immense,
Aurons-nous pour bénir la fin de nos malheurs
Assez d’encens, de vœux, et de chants et de pleurs ?

Et en finissant :

Qu’entends-je ! quels transports ! on sanglote, on s’écrie,
Roi, peuple, embrassons-nous, un nom de la patrie !
Pour voir ce grand accord, pour en jouir, ô cieux !
Recommencez ma vie et rendez-moi les yeux !

Ah ! Messieurs, si la vie de M. Ducis, déjà malheureusement alors si avancée, n’a pas recommencé à cette époque, au moins la Providence a-t-elle permis qu’il la conservât encore assez longtemps pour voir le bonheur de la France, pour le partager, pour bénir l’auguste protecteur de sa jeunesse, pour recevoir de sa main et poser sur son cœur l’image si révérée de Henri IV ; pour lui confier sa destinée, lui remettre celle de sa famille, et pour entendre surtout de sa bouche royale ces paroles si flatteuses qui, adressées à un seul homme, retentissent dans tout un empire, et qui, au moment où elles sortent du cœur du monarque, sont déjà la plus précieuse des récompenses pour le cœur dans’ lequel elles se déposent.

Vous vous peignez sûrement, Messieurs, tout le bonheur de M. Ducis quand il a été à portée de jouir particulièrement de la présence de son souverain, qu’il l’a vu seul et qu’il a pu s’entretenir quelques moments, avec lui ; mais j’espère qu’il vous sera encore doux d’entendre le compte qu’il en rend lui-même dans une espèce de journal où il écrivait tous les soirs pour lui seul ce qui lui était arrivé dans la journée, et où il retrace ce qui s’est passé dans ces deux entrevues, le 13 mai 814 et le 10 janvier 1816.

Voici ce qu’il dit pour le 13 mai :

13 mai 1814. — « Vendredi, j’ai eu l’honneur d’être présenté au roi, au sortir de sa messe, par M. le duc de Duras, de lui présenter l’hommage du recueil de mes œuvres, qu’il a reçu avec une bonté extrême ; et lui ayant dit que j’espérais qu’il n’avait pas oublié les traits de l’un de ses plus anciens serviteurs, il m’a (pour me prouver qu’il s’en souvenait) prononcé aussitôt, de mémoire, et sans la moindre hésitation, ces quatre vers de ma tragédie d’Œdipe chez Admète, que j’avais eu l’honneur de lui dédier avant la révolution :

Oui, tu seras un jour chez la race nouvelle
De l’amour filial le plus parfait modèle :
Tant qu’il existera des pères malheureux,
Ton nom consolateur sera sacré pour eux !

« Le roi prononça ces quatre vers avec un sentiment et un charme inexprimables, et laissa tomber sur moi des regards pleins de bonté. »

Je n’ai pas besoin, Messieurs, de vous faire remarquer tout ce qu’il y a de touchant dans cette bonté si délicate du roi, cette citation si ingénieuse, cette preuve subite fournie si à propos, que le souvenir de son vieux serviteur n’était pas effacé de son cœur ; cet hommage si honorable, rendu au talent du poëte, et en même temps cette allusion si heureuse à cette Antigone moderne, à cette fille des rois, modèle de tant de vertus, et surtout de celle qu’exprimait si bien M. Ducis, et que le roi voulait rappeler : âme forte et sublime, dont l’héroïsme égale pour ainsi dire les malheurs. Ce sont là ces traits. Messieurs, auxquels il est facile de reconnaître ce prince dont l’esprit sert toujours le cœur avec tant de promptitude et d’éclat.

Voici ce que dit encore M. Ducis du bienfait de sa seconde entrevue :

10 janvier 1816. — « Mercredi, j’ai été introduit chez le roi aux Tuileries ; le roi m’a reçu avec infiniment de bonté. Il m’a d’abord rappelé des vers graves et connus ; mon effort pour me les rappeler m’a empêché de m’en souvenir. Il m’a parlé de Voltaire, de son immense esprit qui abondait plus en lui que le génie. Il me parla des séductions de Bonaparte pour me gagner. Je l’ai prié de vouloir bien recevoir sous sa protection royale mes deux petites-nièces, Adèle Ducis, entrant dans sa dix-septième année, et sa sœur cadette Amélie, entrant dans sa quatorzième année ; toutes deux élevées très-chrétiennement, priant Dieu avec moi et en famille, pour la conservation de notre bon et sage roi. Il me répondit qu’il s’en chargeait, et qu’elles ne manqueraient jamais. Il m’engagea à composer des vers utiles aux mœurs chrétiennes et à la vertu. Il me parla de la religion d’une manière simple et auguste, et avec un sentiment profond de piété. M. Dambray, chancelier de France, me remplaça, et je me retirai. Le roi m’appela dans cette audience plusieurs fois « mon cher Ducis », et avec un accent sensible de bonté.

Ici, Messieurs, où, comme vous voyez, toute l’aversion qu’éprouvait M. Ducis pour les bienfaits de l’usurpateur est exprimée sans aucune dissimulation, avec liberté, avec force, et où sa résolution de braver la mort plutôt que de les accepter jamais est également annoncée avec une si grande énergie, j’avoue que je suis confondu de tant de courage ; et quand je songe que c’est en présence de la puissance la plus audacieuse et la plus terrible qui ait jamais effrayé le monde que ce courage s’est développé, je ne puis pas m’empêcher de regarder cet homme étonnant comme un des plus grands caractères modernes. Je ne sais pas même si, en réfléchissant à toutes les circonstances qui ont environné sa conduite, au caractère de ses refus, à leur constance, à leur nombre, aux périls de tout genre qu’ils pouvaient entraîner ; à ces périls même bien plus redoutables qui naissaient des séductions dont il fallait qu’il se défendit, on ne trouvera pas qu’il n’y a rien au-dessus parmi les anciens.

Jugez maintenant, Messieurs, de quel poids immense un cœur comme celui de M. Ducis à dû être soulagé, lorsqu’au mois de janvier 1814, il apprend, avec toute la France, que cette puissance monstrueuse qui pesait sur l’univers va enfin s’écrouler ; que l’Europe entière s’est armée pour sa destruction ; que sa délivrance et la nôtre ont été jurées ; que notre gouvernement légitime va nous être rendu ; que nous allons revoir cette inappréciable famille des Bourbons, si étroitement unie à la monarchie, qui se confond avec elle ; que nous allons posséder enfin ce prince que ses malheurs avaient pour ainsi dire achevé, suivant l’expression de Bossuet. J’essayerais vainement, Messieurs, de peindre cette incroyable satisfaction qui remplit alors toute l’âme de M. Ducis ; il y a des sensations qui ne peuvent pas se décrire. Je dirai seulement que, tout entier lui-même à ces sensations et pressé du besoin de les exprimer, il cherche son génie égaré ; qu’il le retrouve, et que dans un fragment de poésie que le public ne connaît pas encore, mais qui se distingue par le talent, l’indignation et la verve dont il déborde, il dit, en parlant de l’usurpateur :

Dieu de tous les forfaits avait rendu capable
Pour une œuvre sans nom un monstre invraisemblable,
Tout ensemble Érostrate, et Tartuffe et Sylla :
Avec art, et génie, et joie, il désola.
Il dénatura tout, osa tout, fit tout croire,
Fit pour lui le passé, le présent et l’histoire.

Dans ce même fragment, et par la plus heureuse des oppositions, il dit, en parlant de Louis XVIII, dont le retour était enfin certain :

Temple de Saint-Denis, pour régner sur la France,
Si Louis doit bientôt revoir ta plaine immense,
Aurons-nous pour bénir la fin de nos malheurs
Assez d’encens, de vœux, et de chants et de pleurs ?

Et en finissant :

Qu’entends-je ! quels transports ! on sanglote, on s’écrie,
Roi, peuple, embrassons-nous, un nom de la patrie !
Pour voir ce grand accord, pour en jouir, ô cieux !
Recommencez ma vie et rendez-moi les yeux !

Ah ! Messieurs, si la vie de M. Ducis, déjà malheureusement alors si avancée, n’a pas recommencé à cette époque, au moins la Providence a-t-elle permis qu’il la conservât encore assez longtemps pour voir le bonheur de la France, pour le partager, pour bénir l’auguste protecteur de sa jeunesse, pour recevoir de sa main et poser sur son cœur l’image si révérée de Henri IV ; pour lui confier sa destinée, lui remettre celle de sa famille, et pour entendre surtout de sa bouche royale ces paroles si flatteuses qui, adressées à un seul homme, retentissent dans tout un empire, et qui, au moment où elles sortent du cœur du monarque, sont déjà la plus précieuse des récompenses pour le cœur dans’ lequel elles se déposent.

Vous vous peignez sûrement, Messieurs, tout le bonheur de M. Ducis quand il a été à portée de jouir particulièrement de la présence de son souverain, qu’il l’a vu seul et qu’il a pu s’entretenir quelques moments, avec lui ; mais j’espère qu’il vous sera encore doux d’entendre le compte qu’il en rend lui-même dans une espèce de journal où il écrivait tous les soirs pour lui seul ce qui lui était arrivé dans la journée, et où il retrace ce qui s’est passé dans ces deux entrevues, le 13 mai 814 et le 10 janvier 1816.

Voici ce qu’il dit pour le 13 mai :

13 mai 1814. — « Vendredi, j’ai eu l’honneur d’être présenté au roi, au sortir de sa messe, par M. le duc de Duras, de lui présenter l’hommage du recueil de mes œuvres, qu’il a reçu avec une bonté extrême ; et lui ayant dit que j’espérais qu’il n’avait pas oublié les traits de l’un de ses plus anciens serviteurs, il m’a (pour me prouver qu’il s’en souvenait) prononcé aussitôt, de mémoire, et sans la moindre hésitation, ces quatre vers de ma tragédie d’Œdipe chez Admète, que j’avais eu l’honneur de lui dédier avant la révolution :

Oui, tu seras un jour chez la race nouvelle
De l’amour filial le plus parfait modèle :
Tant qu’il existera des pères malheureux,
Ton nom consolateur sera sacré pour eux !

« Le roi prononça ces quatre vers avec un sentiment et un charme inexprimables, et laissa tomber sur moi des regards pleins de bonté. »

Je n’ai pas besoin, Messieurs, de vous faire remarquer tout ce qu’il y a de touchant dans cette bonté si délicate du roi, cette citation si ingénieuse, cette preuve subite fournie si à propos, que le souvenir de son vieux serviteur n’était pas effacé de son cœur ; cet hommage si honorable, rendu au talent du poëte, et en même temps cette allusion si heureuse à cette Antigone moderne, à cette fille des rois, modèle de tant de vertus, et surtout de celle qu’exprimait si bien M. Ducis, et que le roi voulait rappeler : âme forte et sublime, dont l’héroïsme égale pour ainsi dire les malheurs. Ce sont là ces traits. Messieurs, auxquels il est facile de reconnaître ce prince dont l’esprit sert toujours le cœur avec tant de promptitude et d’éclat.

Voici ce que dit encore M. Ducis du bienfait de sa seconde entrevue :

10 janvier 1816. — « Mercredi, j’ai été introduit chez le roi aux Tuileries ; le roi m’a reçu avec infiniment de bonté. Il m’a d’abord rappelé des vers graves et connus ; mon effort pour me les rappeler m’a empêché de m’en souvenir. Il m’a parlé de Voltaire, de son immense esprit qui abondait plus en lui que le génie. Il me parla des séductions de Bonaparte pour me gagner. Je l’ai prié de vouloir bien recevoir sous sa protection royale mes deux petites-nièces, Adèle Ducis, entrant dans sa dix-septième année, et sa sœur cadette Amélie, entrant dans sa quatorzième année ; toutes deux élevées très-chrétiennement, priant Dieu avec moi et en famille, pour la conservation de notre bon et sage roi. Il me répondit qu’il s’en chargeait, et qu’elles ne manqueraient jamais. Il m’engagea à composer des vers utiles aux mœurs chrétiennes et à la vertu. Il me parla de la religion d’une manière simple et auguste, et avec un sentiment profond de piété. M. Dambray, chancelier de France, me remplaça, et je me retirai. Le roi m’appela dans cette audience plusieurs fois « mon cher Ducis », et avec un accent sensible de bonté.