Réponse au discours de réception du comte de Quélen

Le 25 novembre 1824

Louis-Simon AUGER

Monsieur,

Le sacerdoce et la magistrature, l’administration et les armes, ces nobles professions qui dirigent, maintiennent ou défendent les États, ont, de tout temps, contribué à l’utilité et à l’éclat de l’Académie française. Mais (nos fastes en font foi) c’est parmi les hommes consacrés au ministère des autels que cette compagnie a le plus souvent cherché de quoi réparer ses pertes, l’aider dans ses travaux, et soutenir son illustration. En effet, quelle classe de la société pouvait offrir autant de lumières et de talents que ce corps antique et révéré qui précéda l’établissement de tous les royaumes chrétiens et fonda leur civilisation ; qui, ayant sauvé du vaste naufrage de l’empire romain les débris des connaissances humaines, accrut seul, pendant plusieurs siècles, le dépôt conservé par ses soins ; ce corps où l’étude des lettres profanes n’est qu’un degré pour s’élever à celle des lettres sacrées, et où il faut, en quelque sorte, passer par toutes les sciences pour arriver à la science de Dieu ; ce corps, enfin, dont la constitution sagement populaire règle, principalement d’après le mérite, la distinction des rangs et la distribution des emplois, jusque-là qu’on a vu souvent ses plus éclatantes dignités revêtir des hommes de la plus obscure naissance ! Sans parler des Bossuet, des Fénelon, des Fléchier, des Fleury, des Massillon, esprits d’un ordre supérieur, qui eussent brillé d’une vive lumière dans quelque carrière qu’ils se fussent ouverte, et dont la gloire appartient à la société tout entière, combien de prélats et d’ecclésiastiques de tous les rangs, dont la renommée répand un éclat plus tempéré, ont apporté en tribut à cette compagnie les pieux trésors de leur doctrine, les grâces nobles ou sévères de leur langage !

Le personnage illustre auquel vous succédez parmi nous, Monsieur, nous appartenait à tous les titres. Au savoir du docteur, de l’évêque, il unissait les talents de l’écrivain ; aussi l’absence de son nom eût-elle été doublement remarquable dans une liste où sont inscrits les noms de Bossuet et de Fénelon, ces deux gloires de l’Église gallicane, dont la vie fut à la fois la règle de sa conduite et la matière de ses travaux. Les infirmités douloureuses qui enchaînaient ses pas ne nous ont point permis de le posséder parmi nous et de profiter de ses lumières ; mais nous étions tous fiers de ses ouvrages ; mais plusieurs de nous avaient le bonheur de l’approcher, et ils nous rendaient témoignage de cette conversation remplie de savoir et de grâce, de goût et de politesse, qui faisait un besoin de l’entendre à ceux qui en avaient une fois goûté les exquises douceurs.

Chez M. de Bausset, les plus précieux dons de la nature avaient été cultivés par la plus heureuse éducation, développés par les plus favorables circonstances. Cette célèbre congrégation de Saint-Sulpice, qu’on appelait un séminaire d’évêques, et où Fénelon avait été formé aux vertus et aux talents du sacerdoce, fut l’école où le futur historien de ce grand homme apprit à marcher sur ses traces. Lorsqu’il décrit avec tant de complaisance les obligations que Fénelon eut à cette docte et pieuse maison, on sent qu’il acquitte quitte avec délices la dette de sa propre reconnaissance.

Une autre école où les objets d’instruction étaient, sinon plus élevés, du moins plus étendus, plus variés, plus positifs, attendait la jeunesse précoce de M. de Bausset.

Parmi ces provinces qui, réunies à la France par des contrats de mariage ou des testaments, des traités ou des conquêtes, avaient conservé de leur antique indépendance le droit de régler elles-mêmes l’assiette de leurs impôts et l’emploi de leurs revenus, et qui n’offraient à la couronne qu’à titre de don gratuit les subsides qu’elle exigeait comme une dette des autres parties du royaume, parmi ces contrées privilégiées, la Provence tenait un des premiers rangs. Fière de ses immunités, disposée, par le souvenir du gouvernement économique de son bon roi René, à supporter impatiemment les charges d’une administration plus dispendieuse, l’homme placé à la tête de ses états avait à remplir la plus pénible, la plus épineuse de toutes les tâches, celle de concilier ce qu’il fallait accorder aux libertés ombrageuses de la province et ce qu’il était difficile de refuser aux demandes impérieuses du pouvoir. Un des plus spirituels et des plus habiles prélats de l’Église de France, qui, comme M. de Bausset, fut un des quarante de l’Académie française, et, comme lui encore, mourut décoré de la pourpre romaine, M. de Boisgelin, était alors archevêque d’Aix, et cette qualité lui conférait de droit celle de président des états de Provence. Il appela auprès de lui l’abbé de Bausset, à peine âgé de vingt-quatre ans, pour l’aider dans les soins de l’épiscopat, et sans doute aussi pour le seconder dans les travaux de l’administration provinciale. M. de Boisgelin tenait pour maxime « qu’on peut tout obtenir des hommes par la raison, la douceur, la confiance, et que la maladresse seule peut sentir le besoin des mouvements irréguliers de la force (Propres paroles de M. de Boisgelin, citées par M. de Bausset dans sa notice sur ce prélat, et par M. Dureau de la Malle, son successeur à l’Académie française.). » Guidé par les leçons, surtout par les exemples d’un maître si sage et si éclairé, le jeune abbé de Bausset acquit cette connaissance des hommes et des choses, cet art de traiter avec les passions, les intérêts et les amours-propres, qui allaient lui devenir personnellement nécessaires.

Chargé, pendant quelque temps, de la conduite d’un diocèse (Le diocèse de Digne) que le titulaire ne pouvait plus diriger, il fut ensuite élevé au siège d’Alais. C’était moins un épiscopat qu’un apostolat, et presque une mission. Son diocèse n’était autre que ces fameuses Cévennes qui furent si longtemps un théâtre de fureurs religieuses, et où le protestantisme semblait s’être réfugié comme dans une dernière forteresse. L’âpreté du climat et la sauvage inégalité du sol, en rendant plus difficile le rapprochement des personnes, contribuait à la désunion des esprits. Là, M. de Bausset eut à déployer les vertus de l’évêque et les talents de l’administrateur, là, il eut à dompter la nature et les hommes. Il parvint à établir des communications faciles entre des lieux séparés par des montagnes inaccessibles ; il fit bien plus, il réussit à rapprocher des cœurs que divisait le plus insurmontable des obstacles, les préventions mutuelles enfantées par la diversité des croyances religieuses.

Siégeant aux états du Languedoc en vertu de son titre épiscopal, il exerça promptement sur cette assemblée l’ascendant naturel de la raison sans sécheresse, du savoir sans pédanterie, et de la facilité sans faiblesse. Dès la seconde année, il fut chargé de porter au pied du trône les cahiers de la province. C’était la première fois qu’il paraissait à la cour. Un triomphe l’y attendait ; et ce qui le lui procura, ce fut la plus vaine, la plus futile des choses humaines, un compliment ; mais ce compliment s’adressait à madame Élisabeth ; il était donc sincère, et quelque chose du charme attaché aux vertus de l’angélique princesse avait passé dans les paroles qui en retraçaient l’image. Madame Élisabeth rougit, fut interdite. L’orateur, en soulevant, quoique avec délicatesse, le voile dont aimait à s’envelopper sa modestie, avait porté dans cette âme si pure le seul trouble qui pût s’y élever jamais (Voir à la fin du discours).

Déjà grondait dans le lointain l’orage affreux qui devait renverser, entraîner le trône et l’autel, et toutes les institutions, ouvrage-de quatorze siècles. M. de Bausset fit partie de cette assemblée de notables qui, avec de si bonnes intentions, fit si peu de bien, et de cette autre assemblée plus fameuse qui, avec de si grands talents, fit tant de mal, qui en fit plus qu’elle n’en voulait faire, et qu’elle n’en pouvait prévoir. Parmi ces hommes acharnés à tout détruire, que secondaient de leur mieux quelques hommes obstinés à tout conserver, que pouvait la voix d’un sage, ennemi des innovations gratuites et violentes, mais partisan des réformes utiles et douces ? M. de Bausset garda le silence, et bientôt après il se retira.

Cependant une révolution, entreprise pour renverser un despotisme qui n’existait pas, n’avait abouti qu’à fonder une tyrannie très-réelle. M. de Bausset fut enfermé : il était noble, il était prêtre, il était vertueux et sage, il avait de grands talents : il ne lui manquait qu’une grande fortune, pour réunir en sa personne tous les crimes qu’on punissait alors. Il fallait que tout pérît en France, ou que de tels excès prissent fin. Des jours moins désastreux se levèrent sur notre malheureuse patrie. M. de Bausset, échappé à la mort comme par miracle, et rendu à la liberté, prit le parti de fuir une ville frappée de la foudre, dont les ruines semblaient recéler encore des menaces de destruction, et il alla se confiner dans une solitude champêtre.

Heureuse résolution ! utile et glorieuse retraite, puisque c’est à elle que nous devons l’Histoire de Fénelon ! Fénelon ! son nom seul réveillait dans toutes les âmes les plus touchants souvenirs, les plus tendres sentiments ; mais cette disposition même du public, cet intérêt trop vif, trop profond pour n’être pas exigeant, pouvait être plus nuisible que favorable à l’ouvrage ; il pouvait être pour l’auteur un fardeau plutôt qu’un appui. La qualité de l’écrivain ne permettait pas de douter qu’il ne possédât toutes les lumières théologiques que demandait le sujet ; mais elle faisait craindre en même temps qu’il n’eût ce genre de savoir au delà de ce qu’en voudraient supporter des lecteurs indifférents ou dédaigneux ; et, il le faut avouer, l’étendue considérable de l’ouvrage n’était pas propre à diminuer cette espèce d’appréhension. L’Histoire de Fénelon parut, et toutes les préventions dissipées firent place à l’approbation universelle. On s’étonna de lire ce qu’on savait depuis longtemps avec le même sentiment de curiosité que si on l’eût ignoré toujours ; de comprendre facilement des questions qu’on avait jugées presque inexplicables, et de prendre, pour ainsi dire, parti, après plus de cent vingt ans, dans des débats qu’on avait crus peu dignes d’occuper le siècle même où ils avaient éclaté. On fut charmé surtout de retrouver ce Fénelon qu’on aimait tant, de le retrouver tout entier dans une image dont les couleurs semblaient quelquefois lui avoir été empruntées à lui-même.

Quel charme dans le récit de l’enfance et. de la jeunesse de. Fénelon ! On voit cette imagination vive et tendre s’emparer, se pénétrer à la fois des riants mensonges inspirés par :la muse antique, et des vérités sublimes dictées par l’Esprit saint. On la voit, enflammée d’un zèle religieux, s’élancer vers les solitudes sauvages du nouveau monde, pour y porter le flambeau de la foi ; ensuite, dans une ardeur moitié sacrée, moitié profane, voler vers le Levant, visiter l’église de Corinthe et l’Aréopage, l’île de Pathmos et le Pirée, les lieux qui doivent lui redire les paroles de l’Apôtre, et ceux qui doivent lui répéter les entretiens de Socrate ; et, devançant d’un siècle et demi les-vœux de l’Europe indignée, s’écrier crier : « Quand est-ce que le sang des Turcs se mêlera avec celui des Perses sur les plaines de Marathon, pour laisser la Grèce entière à la religion, à la philosophie et aux beaux-arts, qui la regardent comme leur patrie (Cette phrase est extraite d’une lettre de Fénelon, datée de Sarlat, du 9 octobre, sans indication d’année, et que M. de Bausset croit avoir été adressée à Bossuet) ? » On la voit enfin, trahie dans ses vœux, dans ses espérances, par une santé faible et délicate, ne renoncer à mériter la palme du martyre sur des bords éloignés qu’à condition qu’il lui sera toujours permis de conquérir des âmes, en ramenant au sein de l’Église les Français qui s’en sont écartés. Ces aimables illusions, ces généreux projets, ces nobles enthousiasmes du jeune âge n’ont rien perdu de leur charme ni de. leur éclat dans ce tableau tracé par une main que déjà les ans auraient dû rendre moins souple et moins légère.

Mais bientôt l’auteur s’élève à de plus hauts objets, et son talent suit son essor. Louis XIV confie à Fénelon l’éducation d’un enfant né pour le trône. Cet enfant est empli de passions terribles, toutes prêtes à devenir des vices ; et les dons mêmes de son esprit ajoutent à l’effroi que déjà il inspire. Fénelon, mêlant la douceur à la fermeté ; se réglant suivant l’occasion et non d’après un système ; opposant alternativement l’esprit au caractère et le caractère à l’esprit, pour en triompher tour à tour ; tempérant les passions excessives, retranchant les passions nuisibles, mais se gardant bien d’altérer celles qui sont nobles ou utiles, parvient à amollir, à refondre, à changer cette nature réfractaire, et, selon le témoignage et les paroles mêmes du duc de Saint-Simon, à « remplacer tant et de si redoutables défauts par autant de vertus absolument contraires. » En décrivant, en expliquant avec une clarté, une élégance, une grâce particulière de diction, tous les procédés, tous les artifices ingénieux mis en usage pour produire ce chef-d’œuvre, disons mieux, pour opérer ce miracle des éducations royales, M. Bausset s’associe, en quelque sorte, à la gloire de celui qui les a créés ; il se montre capable d’exécuter les mêmes choses qu’il raconte si habilement ; il semble, enfin, justifier le choix que voulut faire de lui le vertueux Louis XVI, pour instruire aux devoirs de la royauté ce malheureux enfant qui n’eut pour précepteur qu’un geôlier féroce, et qui ne régna que dans les fers (Je tiens de M. le chevalier de Bausset, que Louis XVI eut l’intention de nommer M. l’évêque d’Alais précepteur du dauphin.).

Bientôt s’ouvre une scène d’un caractère différent ; et l’historien varie sa manière au gré de ce nouveau sujet. Les jours de paix, de confiance, de bonheur, sont passés. Fénelon, porté à la mysticité par l’ardeur de sa piété, la tendresse de son âme et la vivacité de son imagination, écoute, accueille les rêveries d’une femme exaltée. Bossuet, défendu de ses pieuses illusions par la fermeté de son caractère, la vigueur de son esprit et l’exactitude de son savoir théologique ; Bossuet, épée et bouclier de l’Église, à qui vingt triomphes obtenus pour elle faisaient un devoir de la défendre sans cesse, s’inquiète au premier bruit de ces nouveautés séduisantes. Il en prend connaissance et les désapprouve. Fénelon, en disciple soumis, souscrit à cette censure. Mais bientôt Bossuet, devenu plus sévère, passe de la condamnation de la doctrine à celle de la personne ; et ici Fénelon refuse de la suivre. Il donne des explications qu’on trouve insuffisantes ; on lui demande des déclarations qu’il juge impossibles. L’un est blessé de ce qu’on met en doute ses intentions, l’autre est offensé de ce qu’on résiste à ses volontés. La guerre est devenue inévitable... Deux hommes s’avancent au combat : c’est Bossuet et Fénelon. L’Église contristée, la France, l’Europe même, attentive et divisée, semblent entourer en silence la lice où ces deux nobles adversaires vont déployer, l’un, toute la vigueur d’un génie exercé à ce genre de lutte où il n’a jamais succombé ; l’autre, toute l’adresse d’un esprit souple et fertile en ressources, qui n’est jamais plus à craindre qu’au moment où on le croit abattu. Historien de ce duel mémorable, quand plus d’un siècle nous en sépare, quand la cause, mal comprise par les uns, et totalement ignorée des autres, n’excite l’intérêt d’aucun, M. de Bausset rend tout présent, fait tout revivre, le sujet, l’époque, la société, et jusqu’aux passions dont elle était agitée. Les deux antagonistes sont devant nos yeux ; nous sommes leurs spectateurs et leurs arbitres ; nous jugeons les coups qu’ils se portent ; les vicissitudes de la fortune nous font palpiter de crainte et d’espérance ; chacun de nous connaît l’issue du combat, et nous l’attendons tous avec anxiété, comme si l’avenir nous la dérobait encore. Cette issue fut la victoire de Bossuet et la défaite de Fénelon. Fénelon, courbant sa tête avec une docilité touchante, sous la main de l’Église mère et maîtresse, qui ne le frappait qu’en gémissant ; trouva plus de gloire dans son humiliation, que Bossuet dans son triomphe.

Pourquoi le tairais-je ? Des esprits durs et prévenus ont blâmé M. de Bausset d’avoir partagé sur ce point l’esprit du siècle et de la postérité ; ils lui ont reproché d’avoir augmenté, aux dépens du vainqueur, l’intérêt qu’il inspire pour le vaincu ; non par cette prédilection naturelle d’un historien pour le héros de son choix, mais par cette partialité moins innocente qui sacrifie la vérité aux intérêts d’une secte. M. de Bausset ne fit qu’une réponse. Elle était digne de lui. Il écrivit l’Histoire de Bossuet.

Nul, avant lui, n’avait, d’une main si sûre et si habile, sondé toute la profondeur de ce génie prodigieux et mesuré toute sa hauteur. Ce n’est plus seulement l’orateur et l’historien sublime qu’il montre à nos regards tant de fois éblouis de leur éclat. C’est l’athlète vigilant et infatigable de la foi, qui, du jour où il reçut le bonnet de docteur, avec un sentiment si profond des devoirs attachés à ce titre, au jour où il expira plein d’années et de gloire, c’est-à-dire, dans le cours entier d’un demi-siècle, soutint ou livra plus de combats qu’on n’en pourrait nombrer ; trouvant, dans son vaste savoir, et dans son génie plus vaste encore, toutes les armes pour tous les besoins, toutes les ressources pour toutes les occasions ; ne composant jamais ; n’accordant à ses ennemis ni capitulation ni trêve, et les réduisant au silence, quand il ne les forçait pas à l’aveu de leur défaite. C’est l’arbitre des intérêts de la religion et de la politique, qui osa concevoir le projet de fermer la grande plaie de l’Église et des États chrétiens, en faisant rentrer au sein de la communion catholique toutes les sectes qui s’en sont séparées ; projet dans lequel il fut secondé par Leibnitz et appuyé par Louis XIV, mais qui ne put réussir, parce qu’il y a quelque chose au monde de plus fort que le pouvoir, et de plus habile que le génie : l’intérêt et l’intrigue. C’est le prêtre vraiment citoyen, vraiment Français, qui, sachant distinguer les choses du ciel des choses de la terre, et la soumission religieuse de l’obéissance civile, décidait le collége entier de nos évêques à signer cette fameuse déclaration, fondement indestructible des libertés de l’Église gallicane. C’est enfin l’homme d’un caractère presque égal à son génie, rempli de droiture, de loyauté, de candeur même, simple et doux comme un enfant dans le commerce ordinaire de la vie, passionné pour la vérité seule, et trop supérieur à l’indigne soupçon d’être mû par des intérêts humains dans la défense des intérêts spirituels, pour descendre aux ménagements faciles qui eussent pu l’en garantir.

L’historien de Bossuet était, si j’ose m’exprimer ainsi, attendu au périlleux défilé du quiétisme ; la curiosité des indifférents et l’espoir des ennemis furent également trompés. Pour sortir de ce pas qui semblait difficile, M. de Bausset mit dans la bonne foi toute son habileté, tout son artifice. Il abrégea, mais il n’altéra, pas ce même récit qu’on avait si amèrement critiqué. Rien ne fut retranché de ce qui avait montré Fénelon sous des traits propres à lui gagner les cœurs ; rien ne fut atténué de ce qui avait présenté Bossuet sous un aspect au moins sévère ; et toutefois, tandis que l’un ne perdait rien de ce tendre intérêt qu’on ne peut refuser aux erreurs et au repentir de la vertu, l’autre semblait acquérir de nouveaux droits à ce respect que commandent l’ardeur, la véhémence, l’inflexibilité même du véritable zèle.

L’art qui avait concilié tant d’intérêts qu’on pouvait croire opposés, la gloire de Bossuet et celle de Fénelon, la susceptibilité passionnée des partisans de l’un et de l’autre, enfin, le penchant et le devoir de l’historien lui-même, cet art obtint le plus honorable des suffrages et la plus douce des récompenses : il fut admiré par le monarque qui cause en ce moment le deuil de la France, par ce prince doué d’un si grand savoir qu’il employait si bien, qui exprimait les pensées d’un roi avec tout l’art d’un écrivain, qu’à la place même où je parle on a tant et si justement loué de son amour pour les lettres, et dont la mémoire aura ce rare privilége, qu’il ne sera jamais rien retranché dans cette enceinte des louanges qu’on y adressait au souverain pendant sa vie. Louis XVIII, dans une lettre à M. de Bausset, qu’il avait tracée de son auguste main, et que j’ai tenue dans les miennes, s’exprimait en ces propres termes :

« Écrire l’histoire de deux grands hommes contemporains, également célèbres dans le même genre, unis d’abord, puis divisés avec éclat, et, sans jamais se contredire, les faire tous deux chérir et respecter au même degré, était un effort que Plutarque lui-même n’osa pas tenter. Vous l’avez cependant entrepris ; et, si le nom de l’auteur, la magie du style, l’art de rendre historiques, ainsi que Bossuet lui-même l’a fait dans ses Variations, les choses qui semblent les plus étrangères au domaine de l’histoire ; si tout cela, Monsieur, ne me fait point illusion, je crois pouvoir affirmer que jamais on ne dira de vous : magnis tamen excidit ausis. »

Je n’ai pas craint, Monsieur, de payer après vous le tribut de mon admiration aux deux beaux ouvrages qui fondent la gloire littéraire de M. le cardinal de Bausset : c’était un sujet d’éloges et de réflexions trop abondant ; pour être épuisé dans un seul discours. Mais c’est à vous seul qu’il appartenait ici de peindre le prélat qui, par ses vertus et par ses lumières, honora constamment l’épiscopat dans son palais et dans sa prison dans les conférences religieuses et dans les délibérations politiques, dans le monde et dans la solitude ; le conciliateur éclairé des droits du trône et de l’autel, qui aida si puissamment votre vertueux prédécesseur à reconstruire ce corps épiscopal de France, le plus illustre de la chrétienté, que la révolution n’avait pas pu trop se presser d’abattre, et que plus tard, un pouvoir, ennemi de tous les autres, n’avait relevé qu’à moitié, et pour en faire un docile instrument de ses desseins.

Votre élévation au premier siège du royaume, qui est une heureuse suite de cette heureuse restauration, semblait, Monsieur, vous porter naturellement à la place que laissait vacante, parmi nous, un prince de l’Église. Ce que de hautes convenances nous avaient conseillé, votre mérite personnel nous l’a rendu facile et agréable. Nous avons vu les dignités du prélat ; nous avons surtout considéré les titres de l’orateur sacré.

Une fonction de votre ministère, d’où l’éloquence française a tiré sa principale gloire, est de déplorer, du haut de la chaire évangélique, ces trépas éclatants, quelquefois si soudains, qui, frappant une tête auguste, remplissent tout un palais de deuil, tout un empire de consternation. Alors, dans ce cercueil fastueusement orné de tous les insignes de la naissance ou du pouvoir, l’orateur chrétien nous faire voir tout le néant de l’homme, sa vie si courte, ses dignités si fragiles, ses biens si périssables, ses félicités si passagères ; et, tout à coup détournant sa vue du tombeau pour la porter vers l’autel, nous y montre celui à qui seul appartient la grandeur, la puissance et la durée. Ce n’est pas en présence d’une tombe, à peine fermée sur de précieux restes, c’est devant le vain simulacre d’une sépulture indignement refusée à celui qui fut le maître d’un des premiers trônes du monde, qu’après plus de vingt années vous avez rendu un hommage funèbre à la mémoire du roi juste, dont la mort fut le crime de quelques-uns et le malheur de tous. Son auguste fille vous entendait : elle vous avait jugé digne de votre sujet, et vos paroles furent trouvées dignes de ses douleurs. Que pourrait-on ajouter à cet éloge ?,Plus tard, lorsque le fer d’un exécrable assassin eut tranché les jours de cet excellent prince que la France n’a connu tout entier qu’au moment où elle le perdait, interprète encore une fois de la douleur universelle, vous avez, à l’énormité du forfait, opposé la sublimité du pardon ; et, de cette mort sanglante qui ne nous révélait tant de vertus que pour nous en priver, votre voix religieuse a fait sortir des enseignements plus élevés que tous ceux de la politique. Plus récemment encore, lorsque Dieu eut retiré à lui le pieux prélat qui vous avait adopté, et dont le siège est devenu votre héritage, vous avez fait entendre, dans l’expression de vos regrets, l’accent de la tendresse filiale et celui de la résignation chrétienne. Enfin, Monsieur, qu’il me soit permis de vous le dire, tout ce qui est sorti de votre plume, de votre bouche, est d’abord sorti de votre âme : toutes vos paroles ont un caractère touchant de douceur, de modestie et d’onction. Les soins nombreux, et la nature même d’un ministère établi pour la dispensation des biens célestes, vous empêchent de prendre part à ces débats animés ou se règlent les intérêts temporels de la société : si quelquefois vous y mêlez votre voix pacifique, c’est pour obéir à un mouvement de sollicitude pastorale ; c’est pour plaider la cause du troupeau qui vous est confié. Votre politique, Monsieur, est celle d’un véritable ministre du Seigneur : c’est la politique de la modération, de la justice, et surtout de la charité.

Le compliment à madame Élisabeth n’a encore été imprimé que dans un recueil peu répandu. On a pensé que le lecteur le trouverait ici avec plaisir.

« Si la vertu descendait sur la terre, si elle se montrait jalouse d’assurer son empire sur tous les cœurs, elle emprunterait les traits qui pourraient lui concilier le respect et l’amour des mortels ; son nom annoncerait l’éclat de son origine et de ses augustes destinées ; elle se placerait sur les degrés du trône ; elle porterait sur son front l’innocence et la candeur de son âme ; la douce et tendre sensibilité serait peinte dans ses regards ; les grâces touchantes de son jeune âge prêteraient un nouveau charme à ses actions et à ses discours ; ses jours, purs et sereins comme son cœur, s’écouleraient au sein du calme et de la paix, qu’elle seule peut promettre et donner ; indifférente aux honneurs et aux plaisirs qui environnent les enfants des rois, elle en connaîtrait la vanité ; elle n’y placerait point son bonheur ; elle en trouverait un plus réel dans les charmes de l’amitié ; elle épurerait au feu sacré de la religion ce que tant de qualités précieuses auraient pu conserver de profane ; sa seule ambition serait de rendre son crédit utile au malheur et à l’indigence ; sa seule inquiétude, de ne pouvoir dérober le secret de sa vie à l’admiration publique ; et, dans ce moment même, où sa modestie ne lui permet pas de fixer ses regards sur sa propre image, elle ajoute, sans le vouloir, un nouveau trait de conformité entre le tableau et le modèle. »