Discours sur les prix de vertu 1821

Le 25 août 1821

Pierre-Simon de LAPLACE

DISCOURS DE M. LE MARQUIS DE LA PLACE
Chancelier de l'Académie française

Lue dans la séance publique du samedi 25 août 1821.

 

 

 

L’Académie s’était trouvée, l’année dernière, dans l’heureuse position d’avoir deux actes de vertu à récompenser et le gouvernement voulut bien donner la valeur d’un second prix.

Cette année, l’Académie se voit dans une position semblable; mais, grâce à la bienfaisance du vertueux magistrat, fondateur de ces prix, elle peut en décerner deux elle pourra même, dans les années suivantes, en augmenter le nombre et la valeur. L’Académie regardera toujours la proclamation des prix de vertu comme la plus honorable de ses fonctions. Rien ne peut, mieux que cette institution, développer dans le peuple les sentiments d’humanité que la nature inspire à tous les hommes, que la religion fortifie de toute sa puissance, et qui reçoivent chaque jour d’augustes encouragements. Rien n’est plus propre à entretenir ces mœurs sociables qui caractérisent le peuple français. On les perfectionnera sans doute en faisant disparaître toutes les causes d’immoralité, en propageant des établissements où le peuple puisse placer avec avantage et sûreté le produit de ses économies, pour assurer sa subsistance dans l’âge des infirmités et de la vieillesse.

L’Académie a décerné un premier et un second prix à des actions vertueuses.

Le premier, consistant en une médaille d’or de la valeur de 800 francs, à la demoiselle Marie-Magdeleine DECOURTY

Le second, consistant en une médaille d’or de la valeur de 40O francs, à Antoine BONAFOX.

Voici le récit des actions qui ont mérité ces prix.

Antoine BONAFOX, âge de quarante ans, né dans le département du Cantal, exerçant à Paris le métier de rémouleur ou gagne-petit, logeait dans la même maison et au même étage que la veuve Drouillant qui est âgée aujourd’hui de soixante ans.

Des attestations nombreuses ont certifié le mérite et les malheurs de cette femme ; elle avait eu douze enfants et les avait tous nourris ; il lui restait seulement un garçon quand elle perdit son mari.

Ce funeste événement la réduisait à la misère, et ne lui permettait plus de donner l’éducation et un métier à son fils. Le rémouleur, qui n’a pour subsister lui-même que le produit de ce qu’il peut gagner chaque jour, fut touché de l’infortune de la mère et du sort de son fils ; il commença par donner quelques secours, que cette bonne femme tâchait de reconnaître par son zèle et ses soins envers lui.

La veuve Drouillant ayant été atteinte d’une attaque d’apoplexie, Bonafox s’opposa à ce qu’elle fût transportée à l’hôpital et fit des sacrifices pour qu’elle fût traitée chez elle.

Son fils avait été mis en apprentissage ; le bon rémouleur fournissait en partie à ce qui était nécessaire pour sa dépense, et imaginait quelquefois des prétextes pour donner ses habits à cet enfant.

Une seconde attaque a été encore plus funeste pour la veuve Drouillant ; percluse d’un bras, elle ne peut faire usage de ses jambes qu’à l’aide d’une béquille. Ce nouvel accident a excité encore plus le zèle et la générosité de Bonafox ; il a fait de nouveaux et plus grands sacrifices pour subvenir aux besoins de la mère et du jeune homme, qui aura terminé dans un an son apprentissage du métier de poêlier.

Des recherches scrupuleuses ayant établi la vérité des faits qui sont exposés, et les actes de vertu de Bonafox, l’Académie a décidé qu’il lui serait accordé un second prix consistant en une médaille d’or de la valeur de 400 francs.

 

La longue et touchante générosité d’un ouvrier, d’un gagne-petit, qui, vivant du produit de sa journée, en consacre, depuis plusieurs années, une partie à soulager une famille malheureuse, et met dans ses procédés une délicatesse et des sentiments qui honoreraient des personnes d’un état distingué, a été jugée digne d’être proposée en exemple et d’obtenir une récompense.

 

Marie-MagdeIeine DECOURTY, née à Voves, département d’Eure-et-Loir, le 25 septembre 1768, entra très jeune au service de M. et madame Chartier.

Dans le temps de la guerre d’Amérique, M. Chartier ayant été chargé par le gouvernement français de distribuer des secours aux Français prisonniers en Angleterre, madame Chartier et mademoiselle Decourty l’y suivirent il s’acquitta de cet emploi avec autant de zèle que de probité.

En 1792, M. et madame Chartier, qui étaient revenus en France, repassèrent en Angleterre et y emmenèrent encore avec eux mademoiselle Decourty.

Quelques années après, le Directoire donna aussi à M. Chartier la distribution des secours destinés aux Français alors prisonniers en Angleterre; et il remplit ce devoir avec l’activité et le désintéressement que des compatriotes malheureux avaient droit d’attendre.

Cependant les envois de fonds cessèrent ; il réclama, et en attendant il fit l’avance de toutes les sommes dont il put disposer et même, usant du crédit qu’il avait mérité par sa bonne gestion, il emprunta, sous sa responsabilité personnelle, pour fournir encore aux besoins les plus urgents des prisonniers ; mais combien il fut affecté quand il acquit la certitude que le Directoire n’enverrait plus de fonds !

M. Chartier vint alors à Paris chez un ami ; il sollicita auprès du gouvernement et des secours pour les prisonniers, et le remboursement de ses propres avances. Toutes ses demandes, toutes ses plaintes furent infructueuses le gouvernement directorial finit, et celui qui succéda n’accueillit pas davantage les réclamations de M. Chartier.

Son épouse et la demoiselle Decourty, restées en Angleterre, revinrent en France après que les créanciers eurent fait saisir à Londres les meubles et tout ce qui appartenait à M. Chartier ; elles furent reçues dans la maison où lui-même avait été accueilli par l’amitié. Pour acquitter les dettes qu’un aussi honorable motif lui avait fait contracter, il vendit un domaine qu’il possédait du côté de Bordeaux, et il mourut quelque temps après, accablé de chagrins et de malheurs.

Mademoiselle Decourty avait déjà renoncé à des gages que ses maîtres ne pouvaient plus payer ; l’état malheureux de madame Chartier exigea un nouveau et plus grand dévouement.

Une personne qui avait été a portée d’apprécier le mérite et les bonnes qualités de mademoiselle Decourty, croyant qu’elle chercherait à se placer, lui offrit une condition qui promettait de la tranquillité et de l’aisance, mais elle déclara qu’elle avait attaché son sort à celui de madame Chartier.

Un mariage avantageux fut vainement proposé à mademoiselle Decourty ; son dévouement était décidé, elle persista dans ses sentiments généreux, préférant travailler pour fournir aux besoins de son infortunée maîtresse âgée aujourd’hui de soixante-douze ans.

Madame Chartier, dans les premières années qui ont suivi son veuvage, secondait par son propre travail les soins et le zèle de mademoiselle Decourty ; mais l’âge et les infirmités n’ayant plus permis à madame Chartier de gagner une partie de ce qui pouvait être nécessaire à ;sa subsistance, il fallut que sa fidèle compagne redoublât de dévouement et de peines pour augmenter les ressources elle travailla surtout, et elle travaille encore aujourd’hui à blanchir le linge fin ; le produit de ce qu’elle peut gagner est consacré à adoucir le sort de madame Chartier.

Ce dévouement absolu, qui dure depuis un grand nombre d’années, cette entière abnégation de soi-même, ont paru à l’Académie réunir au plus haut degré les conditions qu’avait en vue le fondateur du prix.

Puisse la publicité du dénouement de mademoiselle Decourty appeler quelque intérêt sur son infortunée maîtresse, qui n’aurait pas inspiré des sentiments aussi nobles, aussi vertueux, aussi constants, si elle n’en avait été digne par ses qualités personnelles !