Réponse au discours de réception de Jean-Louis Laya

Le 30 novembre 1817

Pierre-Marc-Gaston de LÉVIS

Réponse de M. le duc de Lévis
au discours de M. Laya

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le dimanche 30 novembre 1817

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

Monsieur,

Les mémorables travaux de votre illustre prédécesseur sur cette Grèce, patrie de nos jeunes ans, si riche en brillants souvenirs, lui avaient déjà ouvert l’entrée de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, lorsque l’Académie française l’admit dans son sein : une connaissance approfondie de la langue et de ses immenses ressources, un style correct et facile, une élégance soutenue de la dignité sans emphase, enfin cette lucidité, preuve incontestable d’un esprit maître de son sujet, avaient paru mériter cette honorable distinction.

Ce n’est pas seulement dans la vue de resserrer la chaîne lumineuse qui unit les sciences et les lettres, que l’Académie française se choisit quelquefois des collègues dans les autres sections de l’Institut : elle se propose un but plus important. Nous osons espérer que le désir d’ajouter un fleuron de plus à leur couronne, portera ceux qui écrivent sur les sciences à parer des charmes si puissants du style ces ouvrages dont l’utilité n’est pas toujours une recommandation suffisante dans un siècle frivole : non pas assurément que nous cherchions à encourager une vaine pompe de langage qui sied mal à de tels sujets ; le goût proscrit les ornements déplacés : mais comme l’architecture sait employer des ordres dont la beauté mâle et sévère ne consiste que dans la justesse des proportions et l’heureuse disposition des parties, de même l’art d’écrire peut embellir tous les genres de composition. Un écrivain supérieur sait donner de l’attrait aux questions les plus abstraites ; et les livres de l’astronome célèbre que l’Académie française s’honore de compter parmi ses membres en offrent un exemple éclatant.

Ce que je pourrais dire après vous, Monsieur, sur les ouvrages de M. de Choiseul-Gouffier ajouterait peu à sa gloire littéraire ; mais une liaison qui a duré bien des années, et qui me laissera toujours de profonds regrets, m’autorise à parler avec quelque étendue de son caractère honorable et des agréments de son esprit.

Noble de cœur comme de naissance, le comte de Choiseul avait cette élévation d’âme qui nous porte à considérer le hasard d’une illustre origine comme un devoir ajouté à tous ceux que la morale impose, comme une obligation particulière qui nous astreint à suivre les lois d’un honneur plus rigoureux, qui veut une délicatesse plus raffinée, enfin des procédés plus généreux. Lorsque de tels principes dirigent invariablement la conduite publique et les actions privées, on obtient pour récompense cette dignité personnelle, indélébile, qui fait pardonner les faveurs de la fortune, qui survit aux revers. C’est ainsi que M. de Choiseul acquit la grande considération qui le suivit des rives du Bosphore, où il représentait avec éclat un puissant monarque, jusque sur les bords de la Neva, où il n’était plus qu’un étranger sans patrie ( ). Elle le suivit encore lorsqu’il revint en France, pauvre, dépouillé, n’ayant conservé de tous ses biens que le souvenir de services méconnus, et cette noble fierté qui dédaigne la plainte, qui souffre sans s’abaisser. Mais sévère pour lui seul, indulgent pour les autres, il n’avait point ce faste de vertu qui blesse comme un reproche. S’il s’exprimait avec sensibilité sur les maux de la patrie, jamais il ne parlait avec amertume des injustices dont il était victime. Ferme dans ses principes, constant dans ses affections, son humeur était égale, son air était toujours serein, et dans la société intime, il joignait au charme de l’esprit le plus orné cette gaieté douce que l’on peut, à juste titre, nommer le complément de la philosophie.

La modestie relevait encore l’éclat des connaissances variées et étendues que le comte de Choiseul devait à l’étude et à l’observation : la forme aimable du doute était celle qu’il préférait ; avait-il à traiter de matières qui lui étaient moins familières, il appelait lui-même la défiance. Ainsi, dans le discours qu’il prononça à la Chambre des pairs sur le budget de cette année, nous l’avons entendu dire, avec une grâce naïve, que l’on devait être surpris d’entendre parler sur les finances un homme si peu soigneux de ses intérêts. Mais ce qu’il ne disait pas, et qu’il est juste d’ajouter, c’est que si la balance ne fut pas toujours exacte entre ses dépenses et ses revenus, le déficit ne provenait ni d’une magnificence stérile, ni de ces prodigalités que la raison et la morale désavouent. Protecteur généreux des artistes, entraîné par son goût pour les arts, dont il appréciait si bien les chefs-d’œuvre, il ordonnait des fouilles, des voyages, des achats de médailles et d’antiques, dès qu’il les croyait nécessaires à son grand ouvrage. Mais ce qui nuisit le plus à sa fortune, c’est qu’il avait, au souverain degré, le mépris de l’or : preuve indubitable d’une âme passionnée pour ce qui vaut mieux que l’or, la gloire et la vertu.

Les opinions politiques du comte de Choiseul furent invariables, comme sa fidélité à son souverain légitime. Lorsque la révolution commença, il était jeune ; cependant une maturité précoce, jointe à une grande rectitude de cœur et d’esprit, lui en fit désapprouver les principes et redouter les conséquences ; sa prévoyance était, il est vrai, merveilleusement secondée par l’objet de ses méditations habituelles ; l’histoire des républiques grecques, qui lui était aussi familière que leurs monuments, surtout celle de ces Athéniens avec qui nous avons plus d’une ressemblance, devaient lui présenter, sous de plus vives couleurs, le tableau des troubles perpétuels, de l’anarchie souvent ensanglantée, tristes résultats des gouvernements populaires. Et qui sait si sa vue pénétrante ne découvrait pas dans un sombre lointain le bannissement du juste et le supplice de la vertu ? Mais si M. de Choiseul se prononça constamment contre une révolution, source de tant de maux, ne croyez pas qu’il fût l’ennemi d’un gouvernement régulièrement tempéré. En vain les incorrigibles partisans d’une égalité illusoire affectent-ils de confondre tous ceux qui réprouvent leurs funestes systèmes avec les cœurs bas et les âmes serviles ; les faits réfutent cette calomnie : je citerai celui qui me paraît le plus remarquable. On sait combien, dans cette grande province qui s’est toujours montrée la plus jalouse de ses privilèges et de ses libertés, la cause de la monarchie légitime a trouvé de défenseurs. Oui nous pouvons le dire avec un juste orgueil, rien n’est plus commun parmi nous que l’alliance d’une fidélité à toute épreuve, d’un dévouement sans bornes et sans regrets pour des princes dignes de tant d’amour, avec un attachement non moins sincère pour les antiques franchises que nos fiers aïeux nous ont transmises comme le nom qui les rappelle. Ces sentiments généreux, répandus en France dans toutes les classes de la nation, l’étaient surtout dans ces anciennes familles (et les Choiseul étaient au nombre des plus illustres) qu’une longue suite de services et de récompenses attachaient plus étroitement à la dynastie régnante. Leur cœur, leur épée, leur fortune, étaient au roi ; et si quelquefois on les vit opposer de la résistance à ses volontés, c’est que des conseillers imprudents leur paraissaient attaquer ces libertés nationales, qui sont à la fois la sauvegarde des peuples et la force des trônes. Gloire, reconnaissance éternelle au sage monarque qui a détruit pour jamais le germe de ces dissensions affligeantes ! Il a posé d’une main sûre les limites trop longtemps indéterminées de tous les pouvoirs. Désormais les droits et les devoirs politiques sont irrévocablement fixés, et le patriotisme fidèle ne pourra plus s’égarer dans le labyrinthe épineux d’une constitution surannée.

Ce que j’ai dit des sentiments de la plus haute classe de la nation s’applique nécessairement à vous, Monsieur, qui en faites partie. En effet, suivant la belle définition de Cicéron, « la noblesse est la vertu reconnue » ; et quelle vertu publique fut jamais plus authentique, plus reconnue que la vôtre ? Dans ces temps de douloureuse mémoire, où la terreur planait menaçante sur la France consternée, où son roi était dans les fers, votre talent, courageux jusqu’à l’audace, osa faire entendre sur la scène déshonorée les accents de la justice et de la raison. L’effet fût prodigieux : les cœurs, si longtemps oppressés, répondirent à votre voix. L’indignation éclata de toutes parts ; la salle retentit d’imprécations contre les factieux. Il est permis de le croire : si le théâtre eût été dans ces vastes proportions que la magnificence des anciens donnait à ces grands édifices dont les ruines sont encore si imposantes, il en serait sorti une armée entière ; la tyrannie était détruite ; le roi était sauvé. On peut juger du danger que courut le crime par l’effroi qu’il ressentit ; des bataillons marchèrent, on pointa des canons contre la salle où cette conjuration venait d’éclater. Ah ! si ce grand attentat eût été épargné à la France, si ce vertueux prince avait repris le pouvoir qu’il ne voulait employer qu’à assurer le bonheur d’un peuple égaré, que de maux eussent été prévenus ! et après vingt-cinq ans de troubles, de combats, et de victoires trop chèrement achetées, nous n’aurions pas à gémir aujourd’hui sur les déplorables conséquences du reflux des étrangers !

Mais détournons les yeux de ce tableau déchirant ; et vous aussi, Monsieur, oubliez que vos nobles efforts n’eurent alors d’autre prix que la persécution la plus acharnée : vous n’y avez pas succombé ; la Providence vous réservait des jours plus heureux.

L’Académie, à peine rétablie, a voulu donner un témoignage éclatant des sentiments qui l’animent, en faisant porter l’un de ses premiers choix sur l’éloquent défenseur de Louis XVI ; elle en donne une nouvelle preuve en admettant parmi ses membres le poëte courageux qui, dans cette occasion à jamais lamentable, fit au peuple français un appel énergique et mémorable. L’Académie veut aussi récompenser en vous, Monsieur, l’homme de lettres distingué qui, poursuivant avec un zèle infatigable son honorable carrière, se voue à l’instruction de cette jeunesse, l’espoir de la patrie. Vous la conduisez, nous n’en doutons pas, non-seulement dans la voie des bonnes études, mais dans celle des bonnes mœurs ; vous lui inspirez l’amour de cette dynastie qui nous est enfin rendue. Et, comment enseigner notre histoire sans parler des grandes qualités, de la gloire de ces princes ? Vous faites sentir à vos élèves tous les avantages de l’ordre, du travail, de la soumission aux lois. Le temps n’est plus, grâce au ciel, où l’insatiable ambition prétendait façonner la jeunesse, et même l’enfance, à la subordination militaire, transformer nos écoles en des camps, afin d’en tirer des soldats qui devaient bientôt opprimer leurs malheureux parents. Vous pouvez aujourd’hui recommander les vertus pacifiques, vous le pouvez, sans craindre de refroidir l’ardeur d’une jeunesse naturellement belliqueuse, si jamais elle était appelée à défendre l’honneur de la France, l’indépendance nationale, qu’on lui montre des armes : Achille à Scyros ne fut pas plus prompt à les saisir.

Note :
La considération dont M. de Choiseul jouit à Constantinople pendant son ambassade, fut non-seulement utile aux Français qui habitaient la Turquie, elle le fut encore aux sujets des puissances étrangères en guerre avec la Porte. Ce fut à ses instances que le divan, se conformant pour la première fois aux principes du droit des gens, fit sortir du bagne l’équipage d’une frégate russe échouée à l’entrée du Bosphore.