Notice sur Hyder-Aly-Khan

Le 4 juin 1839

Victor-Joseph-Étienne de JOUY

NOTICE SUR HYDER-ALY-KHAN,

LUE DANS LA SÉANCE PARTICULIÈRE DU 4 JUIN 1839,

PAR M. DE JOUY.

 

En me chargeant de résumer en quelques pages la vie du plus grand homme qui ait paru en Asie depuis Alexandre, j’ai dû me rappeler que la biographie des personnages les plus célèbres n’est qu’une analyse abrégée des chapitres dont se compose leur histoire. Je me contenterai donc de faire connaître en peu de mots l’état politique où se trouvait alors cette partie de l’Indoustan, théâtre de l’action où figura si glorieusement le héros auquel cette notice est consacrée.

C’est à l’époque où le trop célèbre Nyzam-Aly, devenu souba du Dékan par la mort de son frère Salaberzing qu’il avait fait assassiner, que nous commencerons l’histoire militaire d’Hyder-Aly-Khan, fils de Nadym-Saëb, général de dix mille chevaux dans l’armée de l’empire.

Hyder naquit en 1728 à Divanelli, petite forteresse entre Colar et Oscota, dans la province de Bengalor. Ce domaine avait été donné en fief à son père par Nyzam-El-Moulou, grand vizir et souba du Dékan.

Nadym-Saëb, après la mort de son protecteur, le grand vizir, s’était retiré à Divanelli, avec ses deux fils, Ismaël et Hyder. Ce dernier (le seul dont nous ayons à nous occuper) parvenu à l’âge de vingt et un ans, n’était encore qu’un simple naïk (porte-enseigne dans un petit corps de pendards tirailleurs) lorsque son père mourut. Il avait suivi son oncle maternel, Ibraïm-Saëb, dans la campagne où fut tué Naberzing général en chef du rajah de Myzore, dans la première invasion du Carnate. Témoin de cette mémorable bataille où huit cents Français, à la tête de quatre mille Cipayes osèrent attaquer et parvinrent à rompre l’armée mogole forte de trois cent mille combattants, Hyder en reçut une telle impression, qu’il jugea que les grands projets de conquêtes qu’il osait dès lors méditer ne pouvaient s’exécuter qu’à l’aide de ces mêmes Français qu’il regardait comme une nation de héros. C’est sous l’influence de cette grande pensée qu’il entra à Pondichéry à la suite de Mouza-Ferzing, successeur de Naberzing. Pendant le séjour que le jeune Hyder fit dans cette ville, alors la plus florissante des établissements européens sur la côte de Coromandel, il employa tous ses moments à étudier l’art des fortifications, les mœurs et la discipline militaire de la nation vers laquelle l’entraînait la plus irrésistible sympathie.

Cette époque, où l’investiture de la nababie d’Arcate venait d’échoir à Chanda-Saëb avec le secours d’un corps, de troupes françaises commandées par M. de Bussy, est celle où commence la vie militaire de ce soldat mogol que son génie et ses exploits élevèrent à l’empire de Myzore dont il doit être regardé comme le fondateur.

Le Myzore est une contrée des Indes orientales au nord de la presqu’île en deçà du Gange. Jusqu’à la fin du XVe siècle, ce petit royaume fit partie de la souveraineté du puissant rajah d’Anagondi. À cette époque, des divisions intestines, dernier résultat des progrès des armes musulmanes et de l’invasion de Nadir dans l’Indoustan, déterminèrent le prince de Myzore à se rendre indépendant et à prendre le titre de rajah dont ses successeurs héritèrent.

Hyder était parvenu, de grade en grade, au commandement d’un corps d’armée du rajah de Myzore, lorsqu’il fut envoyé au secours des Français qui avaient embrassé la cause du nabab d’Arcate Chanda-Saëb contre son compétiteur Méhémet-Aly, dont les Anglais secondaient l’usurpation de tout leur pouvoir.

À partir de ce moment jusqu’à sa mort, Hyder se montra l’allié fidèle des Français et l’ami le plus sincère de M. de Bussy, leur commandant, qu’il appelait son maître.

Devenu, par une suite d’exploits non interrompus, général en chef des armées myzoréennes, et bientôt maître absolu d’un État agrandi par ses conquêtes, Hyder forma le hardi projet de rassembler les immenses débris de l’empire d’Aureng-Zeb, et d’élever un trône du haut duquel il dominât l’Asie entière.

Pour accomplir ce qu’il appelait sa destinée, que lui fallait-il ? Former avec la France une alliance indissoluble, et commencer avec les Anglais une guerre d’extermination.

Le régent de Myzore, après six mois de négociations conduites avec une habileté dont la diplomatie européenne n’offre peut-être pas d’exemple, était parvenu, pour la seconde fois, en 1780, à coaliser contre les Anglais toutes les puissances de l’Indoustan, et se voyait à la tête d’une armée de deux cent cinquante mille hommes avec laquelle il envahit le Carnate et s’avança sous les murs de Madras. « L’effet de cette épouvantable irruption (dit le Madras Courier) fut une de ces catastrophes dont s’effraye l’imagination elle-même, et qu’aucune langue ne saurait retracer. »

Toutes les atrocités des Espagnols en Amérique ; tous les crimes des Musulmans en Asie (déjà surpassés par les Anglais aux rives de l’Indus et du Gange), peuvent à peine donner l’idée de cet épouvantable ravage. Les Anglais furent vaincus avant de combattre, un ouragan de feu consuma leurs provinces, et c’est à la lueur de cet immense incendie que le conseil souverain de Madras fut averti de la présence de son terrible ennemi.

C’en était fait de la puissance anglaise dans cette partie du monde, si la défection des principaux alliés d’Hyder, et surtout du plus puissant d’entre eux, Nyzam-Aly, souba du Dékan, n’eût donné aux Anglais le temps de se reconnaître.

Cependant le héros indien, maître du Carnate dont il venait d’achever la conquête, vainqueur dans vingt batailles qu’il eut à livrer après l’abandon du traître Nyzam, rassuré par la présence d’une escadre française sous le commandement du célèbre bailli de Suffren, n’en touchait pas moins au terme de ses vœux. Son courage et son génie eussent infailliblement surmonté les obstacles que l’intrigue et la trahison devaient encore lui susciter ; Hyder avait tout prévu tout, excepté la mort subite, sans la moindre altération de santé qui pût faire pressentir un semblable événement la mort, enfin, telle que l’ont subie dans les Indes orientales tout prince souverain, tout chef d’armée, tout homme puissant de position, de richesses ou de génie, à l’instant même où il pouvait donner à son ennemi de véritables inquiétudes.

C’est ainsi que mourut, en 1782, dans la capitale du Carnate, à l’âge de cinquante-six ans, ce grand homme qui n’attend qu’un historien impartial pour prendre rang au-dessus des Alexandre, des César, des Frédéric, auprès du seul Napoléon qu’il soit permis de lui comparer.

Si le récit le plus succinct de la vie militaire d’Hyder-Aly-Khan suffit pour justifier le titre de nabab Bahader (guerrier sans pareil), que les annales indiennes lui confèrent, c’est surtout dans la vie privée du héros myzoréen qu’il faut chercher les titres plus rares d’un des plus grands hommes dont l’histoire du monde ait à se glorifier.

Les particularités de la vie de ce prince, considéré comme homme, comme général et comme souverain, suffiront pour mesurer l’immense distance qui le sépare des Gengis, des Tamerlan, des Thamas et de tous ces conquérants asiatiques dont l’histoire a si légèrement consacré les noms.

Si l’on pouvait donner crédit à quelques récits traditionnels que nous avons recueillis pendant notre séjour aux Indes, moins de deux ans après la mort d’Hyder, nous répéterions après son historien indou, le vieux brame Myrzadek, précepteur et ministre de Tippoo-Saïb, fils d’Hyder-Aly-Khan, qu’Hercule enfant avait eu un rival de son âge dans la personne du héros de Myzore. Combien de fois avons-nous entendu raconter à Myrzadek lui-même, qu’Hyder, encore au sein de sa nourrice avait étouffé de ses mains une énorme couleuvre capelle qui s’était glissée dans son berceau.

Cette anecdote, tout hyperbolique qu’elle est, peut donner une idée du caractère indomptable que le fils de Nadym manifesta dès son enfance. À peine âgé de douze ans, il se livrait avec une espèce de fureur au plaisir de la chasse la plus périlleuse ; c’est le chacal, l’hyène, le tigre même qu’il se hasardait quelquefois à poursuivre dans la vaste forêt qui entoure la terre de Divanelli qu’il habitait alors.

Hyder avait atteint sa vingt deuxième année lorsqu’il quitta la maison paternelle, pour suivre son père à l’armée, et prendre le commandement du contingent de troupes que Nadym était obligé de fournir au souba pour son fief de Divanelli.

C’est à la tête de ce contingent, composé de cinquante cavaliers et de deux cents fantassins, qu’il se montra pour la première fois, dans le Carnate, sur ce même champ de bataille où vingt ans après il commandait une armée de quatre cent mille hommes, avec les titres de nabab Bahader, souba du Dékan, roi de Kananor, souverain des empires de Callicut et du Cherequi, nabab de Bengalour et de Bellapour, roi des îles des mers de l’Inde, et vingt autres titres résumés par celui de NAHOUDAS (digne des honneurs divins).

De tous ces titres effectifs, Hyder, dans le cours de sa glorieuse vie, ne voulut accepter officiellement que celui de régent de Myzore.

À le considérer sous les rapports physiques et moraux, Hyder ne semblait pas appartenir à la race orientale : un caractère de tête non moins étranger au type africain qu’au type arabe, offrait dans la bizarre irrégularité de ses traits une singulière analogie de forme et d’expression avec la physionomie des Français du nord ; quelque épaisseur dans sa taille élevée de cinq pieds six pouces n’enlevait rien à l’extrême légèreté de ses mouvements. Dur à la fatigue, habile à tous les exercices du corps où il excellait, peut-être n’existait-il pas dans son innombrable armée un homme qui put lui disputer le prix de la course et celui de l’équitation.

Un fait consigné dans les feuilles publiques anglaises, et dont Il reste encore plus d’un témoin vivant, assigne à Hyder le premier rang comme homme de cheval, même parmi les Marattes, reconnus dès lors pour les premiers écuyers du monde ; ceux-ci avaient établi dans la province de Catek une espèce d’hippodrome où se rassemblaient deux fois par an les possesseurs des plus beaux chevaux et les meilleurs cavaliers du pays. Hyder assistait un jour à une de ces fêtes, où l’un des chefs marattes, au nom du pèschada([1]), avait proposé un prix de deux mille pagodes aux conditions suivantes : les concurrents devaient partir au galop forcé d’une distance de cinq cents toises, et s’arrêter, sans avoir ralenti leur train, sur une ligne tracée à dix pas d’un précipice de cent pieds de profondeur, lequel bornait un des côtés de l’hippodrome. Un jeune officier anglais, du nom de William John, et deux cerkars marattes se présentaient seuls pour entrer en lice ; Hyder se joignit à eux, et aux acclamations générales des innombrables spectateurs, pressant l’allure de son cheval à mesure qu’il approchait du but fatal, arrêta son dernier élan sur le bord même de l’abîme où l’un de ses concurrents fut précipité.

De toutes les qualités qui assignèrent au régent de Myzore une incontestable supériorité sur ses contemporains, il en est une qu’il n’a peut-être jamais été donné à aucun homme de porter plus loin c’est le prodige de sa mémoire. Le bailli de Suffren en donnait pour preuve l’anecdote suivante :

Un jour qu’Hyder passait avec l’amiral français la revue de son armée, dans la plaine de Goudlour, M. de Suffren s’étonnait de l’entendre désigner, par le nom de leur pays et celui de leur chef, chacun des régiments dont son armée se composait : « Je vous étonnerais bien davantage, lui répondit le régent, si je vous assurais qu’il n’y a pas, dans ces quarante-deux mille combattants qui se déploient en ce moment sous vos yeux, un seul homme qui ne me soit connu par le nom de sa famille et par celui du pays dont il sort. » Un sourire de l’amiral indiquait poliment son incrédulité : « À la preuve irrécusable par le fait, continua-t-il indiquez-moi seulement un homme fantassin ou cavalier que vous désirez connaître plus particulièrement. » M.de Suffren montra du doigt un cavalier maratte dont le cheval fougueux se cabrait sous la main qui cherchait à le retenir immobile. Hyder le fit sortir des rangs, et l’appelant par son nom, au moment où il approchait, lui demanda des nouvelles de son frère Ragouba blessé deux mois auparavant, au passage du Kischa, dans un combat sanglant contre les Patanes.

Dans un pays où le luxe des vêtements et la pompe du cortège sont exclusivement le partage de la puissance souveraine, Hyder, au milieu d’une cour dont il encourageait l’éclat et la magnificence, se distinguait seul par une extrême simplicité. Une longue robe de mousseline blanche et un turban de même étoffe et de même couleur composaient toute sa parure ; contre l’usage des Orientaux de quelque distinction, il ne portait de pierreries ni à son turban ni à l’écharpe de soie rouge à laquelle s’attachait le même sabre de fer qu’il portait sous la tente ou dans son palais.

Jamais souverain ne se montra d’un plus facile accès. Dans ses audiences publiques, on le voyait converser familièrement avec tous ceux qui l’approchaient, écouter la lecture d’une lettre, en dicter la réponse et donner des ordres à ses ministres. Ami passionné des arts et des artistes, c’est au milieu d’eux qu’il tenait habituellement sa cour. « Je ne connais, leur disait-il, de préférable aux fatigues de la guerre, que les délices du repos que je goûte parmi vous. »

Du jour où le héros quittait sa tente en peau de buffle pour les lambris dorés d’un palais, on le voyait s’abandonner avec la même ardeur aux délices de la paix ce n’était plus le même homme ses goûts, ses habitudes, ses occupations changeaient à l’instant même. Il se levait tard, passait régulièrement trois heures à sa toilette, entre les mains des barbiers, des masseuses et des étuvistes.

À neuf heures, il sortait de ses appartements, paraissait sur le balcon de la salle pour y recevoir le salut de ses éléphants, qui déniaient devant lui suivis des chevaux de main et des tigres de chasse. « Vous voyez, disait-il à l’ambassadeur anglais, que je commence par la revue de mes courtisans les plus fidèles. »

À dix heures et demie, après un premier repas, où il admettait chaque jour une femme nouvelle, il allait s’asseoir dans la galerie du Dorbar, sur un sopha couronné d’un baldaquin resplendissant d’or et de pierreries.

À cette audience du matin, tout le monde était indistinctement admis, à la voix des soukdars, chargés seulement d’énoncer l’objet de la requête de toutes les personnes qui n’avaient pas leur entrée habituelle au Dorbar.

Les ministres, les ambassadeurs et les grands de l’empire étaient seuls admis aux réceptions du soir.

À huit heures, les appartements s’ouvraient et se trouvaient subitement éclairés par un grand nombre de manelfagis (porte-flambeaux) qui se disposaient comme autant de cariatides vivantes dans toutes les parties de la salle. L’entrée d’Hyder était en quelque sorte annoncée par la subite exhalaison des parfums les plus suaves.

Après le grand salamalek d’usage, les divertissements de la soirée commençaient par une espèce de comédie, mêlée de chants et de danses exécutées par l’essaim des bayadères que le régent entretenait à sa cour, et qu’il préférait aux plus belles femmes de l’Asie dont son zenana était peuplé.

II était d’usage, avant de commencer la pièce, de présenter au sultan Bahader une vaste corbeille de filigrane en or, dont il donnait lui-même quelques fleurs aux deux ambassadeurs assis à ses côtés. II ordonnait ensuite de la faire circuler dans la salle, chacun y prenait une fleur dont il remerciait le prince par une profonde salutation.

Quand il voulait donner à quelqu’un une marque particulière de son estime, il tressait de sa main un collier de mougri qu’il passait lui-même au cou de l’heureux mortel qu’il avait jugé digne de cette rare faveur. Celui qui l’avait obtenue était sûr, le lendemain matin, de recevoir la visite de la cour et de la ville.

Dans le cours de la soirée, on servait avec profusion aux spectateurs des sorbets, du lait chaud, des fruits et des confitures sèches.

Hyder choisissait ce moment pour faire sa partie d’échecs avec un brame qui jouissait près de lui de la plus haute faveur.

Ce prince eût été remarqué dans les salons les plus brillants de Paris, par le charme de sa conversation particulière. C’est à ce genre de mérite, dont on ne citerait pas un autre exemple parmi les princes asiatiques de tous les temps et de tous les pays, qu’il faut attribuer sa prédilection pour les Français. « J’estime les Anglais, disait-il, mais je n’aime à les trouver que sur un champ de bataille ; la guerre est un jeu qu’ils jouent fort bien, quand ils n’y trichent pas. »

MM. Duplex, de la Bourdonnais, de Bussy et de Suffren furent les objets d’une amitié qui ne s’est jamais démentie dans la bonne et dans la mauvaise fortune. Ce dernier surtout, dont la réputation, toute grande qu’elle est, n’est pas encore au niveau de sa gloire, avait inspiré au régent de Myzore un attachement qui tenait de l’idolâtrie.

Le célèbre amiral reçut plusieurs fois à son bord Hyder-Aly, pendant la station que fit la flotte française sur la côte de Coromandel. Ce fut dans une de ses visites qu’il dit à l’amiral ce mot qui peut donner une idée de la grâce et de la vivacité de son esprit. Hyder s’entretenant avec M. de Suffren de la force et des qualités différentes des vaisseaux de l’escadre, il lui arriva de donner à un de ces vaisseaux le nom de celui qui le commandait, l’amiral en fit la remarque. « En apprenant comment se nomme le vôtre, lui répondit Hyder, je m’étais figuré que chaque vaisseau, chez vous, portait le nom de son capitaine. » Le vaisseau que montait M. de Suffren se nommait le Héros.

S’il m’était permis, à l’exemple de Plutarque, d’établir un parallèle entre les deux plus grands hommes de guerre des temps modernes, je ne craindrais pas de placer en regard les portraits historiques d’Hyder-Aly-Khan et de Napoléon Bonaparte, et peut-être serait-on frappé des prodigieux rapports que la nature et la fortune semblent avoir créés, presque à la même époque, sous l’influence d’une même destinée.

Tous deux d’une origine, sinon obscure, du moins sans aucun éclat, tous deux parvenus au suprême pouvoir sans autre secours que la supériorité de leur génie et la force irrésistible de leur volonté, ils réunissaient au même degré les qualités héroïques qui distinguent les plus grands capitaines ; sur le champ de bataille, même infaillibilité de coup d’œil, même sang-froid dans l’action, même intrépidité dans l’attaque, mêmes moyens pour s’assurer la victoire. Un fait bien digne de remarque au premier examen d’un parallèle entre Hyder et Napoléon, c’est qu’ils eurent à combattre le même ennemi, et qu’aux deux extrémités du globe ils s’étaient donné pour tâche la destruction de la puissance anglaise, que tous deux avaient en même temps reconnue pour le seul obstacle à leur gigantesque entreprise. Relever en Europe et en Asie les deux trônes impériaux de Charlemagne et d’Aureng-Zeyb, tel était le but qu’ils s’étaient imposé et qu’ils eussent infailliblement atteint, si la lutte eût dû se terminer sur le terrain où elle avait si loyalement commencé. Mais les Anglais, une fois convaincus que la victoire leur échappait sans retour sur le champ de bataille, eurent recours à cette arme politique qu’ils tiennent en réserve, et qui ne leur a jamais manqué dans cette question de vie ou de mort qui s’est déjà présentée plusieurs fois dans l’histoire de cette nation.

Encore une victoire comme celle de Madras, et l’Inde était perdue pour les Anglais ; Hyder-Aly-Khan, après quatorze ans de succès, meurt subitement à la veille de ce dernier triomphe.

Napoléon après quatorze ans de victoires, a mis l’Angleterre dans le plus imminent péril : il en est temps ; elle parvient à liguer l’Europe entière contre un seul homme, et profitant d’un immense revers de son ennemi, qu’elle a dès longtemps préparé, l’Angleterre se rend l’arbitre d’une victoire que ses alliés ont remportée, s’empare du prisonnier de l’Europe et l’envoie mourir sur une roche calcinée de la mer des Indes.

Il est peu de circonstances dans la vie publique et privée d’un de ces deux grands hommes qui ne nous eussent permis de continuer cet inconcevable parallèle entre Hyder et Napoléon. L’un et l’autre ont illustré leur règne par des actes de clémence où chacun d’eux paraît se disputer le prix de la magnanimité. Tout le monde connaît le trait de Napoléon, jetant au feu, en présence de la princesse de Hatzfeld, les pièces qui constataient la trahison de son mari. Ce trait d’Hyder, que nous allons citer, peut-être moins héroïque, est plus original. Après la bataille décisive de Mangalore, où l’armée anglaise fut détruite et ses restes attaqués et pris jusque sur leurs vaisseaux de transport, on amena devant Hyder vingt négociants portugais qui l’avaient trahi en traitant contre la foi des traités avec le général anglais William Schmidt. Hyder demanda au colonel, chef de la loge portugaise, quelle serait la peine que les princes chrétiens imposeraient à ceux qui trahiraient leur souverain en donnant des secours à ses ennemis. « La mort ! » répondit sans hésiter l’officier portugais. Je les jugerai donc moins sévèrement, reprit Hyder. Ils se sont faits Anglais en s’engageant à les servir. Je séquestre leurs biens, et ils resteront en prison jusqu’à ce que je fasse la paix avec la nation de leur nouveau choix. »

De tous les conquérants peut-être n’en est-il aucun dont la justice et l’humanité aient eu moins à souffrir, abstraction faite des cruautés que la guerre entraîne nécessairement après elle. En effet, de quel autre l’histoire peut-elle dire qu’il n’immola qu’une victime à son ambition ? Encore un rapport entre ces deux héros. Le supplice du ministre Cornaro et la mort du duc d’Enghien sont les seules taches de sang dont Hyder et Napoléon aient souillé leur gloire.

Une dernière circonstance achève d’établir entre ces deux hommes prodigieux une sorte d’identité dans leur organisation physique et morale.

Quelque chose que l’on ait pu penser et dire, l’indigne traitement que les Anglais exercèrent sur l’auguste prisonnier de Sainte-Hélène ne leur laisse que la honte d’avoir hâté sa fin l’empereur est mort d’un cancer à l’estomac.

Hyder, au même âge, après une bataille sanglante livrée (le 2 juin) aux Anglais, sous les murs de Pondichéry, mourut d’un cancer à l’estomac, mal auquel les Hindous donnent le nom de radjèpoura. Le régent en souffrait depuis quelques années mais cette cause, qui suffit pour expliquer sa mort, ne saurait rendre compte des symptômes d’une tout autre nature qui l’ont accompagnée.

Cette notice, tout incomplète qu’elle est, aurait atteint son but, si elle faisait naître à l’un des grands historiens dont s’honore encore notre littérature, la pensée d’écrire l’histoire de Hyder-Aly-Kan et de conserver à la postérité la mémoire glorieuse d’un de ces hommes prédestinés qui apparaissent a de si tongs intervalles sur l’horizon du monde.

 

 

[1] Chef de la république maratte.