Réponse au discours de réception de Charles Nodier

Le 26 décembre 1833

Victor-Joseph-Étienne de JOUY

Réponse de M. Victor-Joseph-Étienne de Jouy
au discours de M. Charles Nodier

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 26 décembre1833

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

     L’orateur Romain, en disant que la gloire de l’homme de lettres consistait surtout à composer des ouvrages utiles et dignes d’être lus, avait marqué la place réservée à M. Laya dans l’estime de la postérité. Le caractère d’un noble dévoûment au bien public, d’une généreuse audace dans la manifestation de ses sentiments, est si fortement empreint dans son drame de l’Ami des Lois, que la critique la moins indulgente a dû respecter jusqu’aux défauts d’une œuvre de gloire et de courage, défendue par la réputation d’un homme de bien.

Vous avez satisfait avec tant de justice et de talent à l’obligation qui vous était imposée d’acquitter notre dette envers votre prédécesseur, que je craindrais, en voulant ajouter quelque chose à l’éloge que nous venons d’entendre, d’affaiblir l’impression que vous avez laissée dans tous les esprits du mérite et du caractère du vertueux Laya.

Ainsi, sans nous arrêter plus long-temps sur l’idée affligeante d’une perte dont votre présence au milieu de nous adoucit l’amertume, je me hâte de reporter l’attention publique sur les titres qui vous désignaient depuis long-temps aux suffrages de l’Académie.

Tour à tour moraliste, romancier, historien et philologue, vous n’attendez pas de moi l’analyse de ceux de vos nombreux ouvrages auxquels une apparente frivolité a procuré cette vogue populaire qui n’est pas toujours la mesure exacte du talent qui les a produits : en me bornant à rappeler les succès de Jean Sbogard, de Trilby, de Thérèse Aubert, du Peintre de Salzbourg et de plusieurs autres romans, également remarquables, par l’intérêt, la grâce et l’originalité ; je m’arrêterai plus particulièrement sur celles de vos productions, moins connues du public, et qui cependant vous donnaient des droits plus directes à nos suffrages.

Il appartenait à l’Académie Française, instituée plus spécialement pour la conservation et le perfectionnement de la langue, d’apprécier à leur juste valeur ceux de vos écrits où vous vous êtres proposé le même but.

D’Alembert avait dit qu’un bon dictionnaire de notre langue était l’ouvrage le plus utile et le plus philosophique dont une société littéraire pût doter son pays : vous paraissez imbu de cette vérité, Monsieur, dans votre Examen critique des Dictionnaires, et la malice de quelques-unes de vos observations, où l’Académie aurait pu voir une censure injuste de son propre ouvrage, ne l’a point empêchée de vous tenir compte des choses utiles qu’elle a trouvées dans le vôtre.

Sous le titre trop modeste de Mélanges tirés d’une petite bibliothèque, vous avez traité avec une érudition, tout à la fois, profonde et spirituelle, quelques-unes des questions bibliographiques et littéraires les plus importantes dans l’histoire des livres. Ce volume rempli de recherches précieuses, d’observations dictées par le sens le plus droit et la critique la mieux éclairée, a pour but de ramener au goût des bonnes et fortes études, une jeunesse ardente, trop disposée à croire que l’imagination suffit à tout, et à nier que la raison soit un lien nécessaire entre le génie qui invente et le talent qui exécute.

Il n’a fallu rien moins que l’édition critique que vous avez publié de l’élégie de Philomène pour donner de la vraisemblance à l’opinion de quelques érudits qui ont attribué ce petit poème à l’auteur des Métamorphoses. Les notes dont vous l’avez enrichi suffiraient pour vous assigner un rang parmi les plus habiles scoliastes.

Une seule remarque suffit à l’éloge de votre Dictionnaire des Onomatopées : vous étiez encore sur les bancs d’un collège, quand cet ouvrage, au moment où il venait d’être publié, fut aussitôt mis à l’usage des Lycées et distribué en prix à vos jeunes camarades.

Si l’on consent à adopter, sans un nouvel examen, ce que j’appelle un paradoxe de Buffon : s’il est vrai que le style soit l’homme lui-même, il est peu d’écrivains auxquels on puisse faire une application plus directe qu’à vous, Monsieur, d’un principe que l’expérience, il faut en convenir, a tant de fois mis en défaut. En décomposant votre style, on y trouve en effet cette imagination brillante, cette naïveté spirituelle, cette sensibilité vraie, cette ironie piquante, en un mot, toutes les qualités de l’esprit et du cœur dont se composent votre caractère et votre talent. Sous votre plume, la grâce et l’élégance de l’expression donnent un prix à la pensée la plus vulgaire, et lors même que l’on pourrait vous reprocher, en quelques endroits, une sorte d’affection néologique, on trouve à l’examen que le terme nouveau que vous essayez d’introduire, a son excuse, ou du moins son prétexte, dans une élégante euphonie et dans la difficulté de rendre avec le mot commun votre pensée toute entière. Vous osez heureusement, suivant l’expression d’Horace. L’originalité de l’idée vous semble comme à Rivarol mendier une expression nouvelle : on aurait désiré, peut-être, que vous lui fissiez moins souvent l’aumône.

Ce qu’on appelle le génie de notre langue n’est autre que le génie des grands écrivains qui en ont fait l’usage ; l’un d’eux en a fixé le caractère principal dans cette ingénieuse réflexion : « Ce n’est pas le besoin, a dit Fontenelle, c’est le plaisir de vivre en société qui semble avoir réuni les Français en corps de nation, et c’est dans cet esprit que s’est formée leur langue. »

Les Français ne parlent pas seulement pour s’entendre mais aussi pour se plaire : de là cette clarté continue, ces nuances délicates, ce choix d’expressions, ces convenances dans les mots et dans les images, qui font le charme du style de nos grands écrivains ; ce charme, on le retrouve souvent dans vos principaux ouvrages.

Le sentiment le plus vif du ridicule, le coup-d’œil le plus prompt à le saisir, l’expression la plus propre à le peindre, vous appelaient dans la carrière de la critique, et vous l’avez parcourue, Monsieur, sans renoncer à ce caractère de bienveillance universelle qui vous dicta des excuses pour toutes les erreurs, de l’indulgence pour toutes les opinions, et des éloges pour tous vos rivaux.

À ce don d’une critique sans amertume, plus rare encore que le talent, vous joignez cet esprit voltairien qui met en mouvement celui des autres ; cet esprit communicatif qu’on ne peut mieux caractériser qu’en lui donnant le nom d’un homme qui, seul, est une époque dans les annales de l’esprit humain.

On a pu remarquer que le titre de quelques-uns de vos ouvrages n’est souvent pour nous, Monsieur, comme pour Montaigne, qu’un moyen d’introduire en fraude, si j’ose parler ainsi, quelques-unes de ces vérités hardies que le prudent Fontenelle tenait si serrées dans sa main.

Cette indépendance d’opinions et de sentiments, cette hardiesse de pensées, a fait de vous, sous tous les gouvernements, un zélé partisan de la liberté de la presse, et l’on peut s’en convaincre, dans les Tablettes de Jean Sbogard, où vous exposez avec tant de force et de logique vos théories de liberté, les plus hardies peut-être qui aient encore été écrites. Le gouvernement d’alors vous les pardonna : il n’en voyait pas la portée. Mais il n’en fut pas de même de votre réclamation en faveur des exilés de 1815 ; vous parliez de principes à l’esprit de parti ; vous parliez de clémence au pouvoir de droit divin ; on crut vous faire grâce en saisissant votre écrit et en défendant aux journaux d’en faire mention.

La presse libre est incontestablement la plus forte protection contre les caprices et les passions du pouvoir arbitraire ; toute amélioration dans la science du gouvernement vient d’elle. La critique la plus amère, la satire même lui sont permises lorsqu’elles ont pour objet de flétrir des actions malhonnêtes que la loi ne saurait atteindre et sur lesquelles l’opinion publique, mise en mouvement par la presse, peut seul exercer une utile censure.

La mesure était comblée ; la presse était muette et la restauration achevait de détruire ce palladium des libertés nationales, lorsque l’Académie Française poussa le cri d’alarme.

La reconnaissance publique n’oubliera pas que c’est du sein de cette assemblée que sorti la première protestation légale contre la violation des libertés de la presse et de ses droits constitutionnels.

Le même sentiment dictait en d’autres temps, à l’Académie Française, l’énergique réclamation qu’elle osa faire entendre en faveur de la liberté de la presse, ne lui commande-t-il pas aujourd’hui de signaler l’abus qu’on en peut faire et qui tendrait à la rendre odieuse par ses propres excès ?

La presse est une arme loyale que l’on porte en plein jour, dont on se pare avec orgueil. Il est glorieux de l’employer au service de l’État. Il est honorable de s’en servir pour venger son honneur ; il est juste et licite d’en faire usage pour sa défense personnelle. La presse est une épée, la licence est un poignard, ou pour répéter vos propres paroles : la liberté de la presse est une muse, la licence de la presse est une furie.

Si la presse sans garantie devient de l’arbitraire entre les mains du pouvoir, elle dégénère en licence entre les mains du peuple : mais où trouver cette garantie contre des excès également dangereux ? Dans la loi même qui en proclame la liberté illimitée. C’est quelquefois violer l’esprit d’une loi, a dit Voltaire, que de n’en pas transgresser la lettre. En effet, qui oserait soutenir que la loi qui garantit la libre circulation des idées ait voulu se priver du droit de punir l’expression publique de la pensée qui peut compromettre l’existence physique ou morale de la société tout entière, de la famille, ou même d’un seul individu. Je ne crois pas qu’on puisse citer parmi les défenseurs les plus zélés de la liberté de la presse, un seul publiciste qui n’ait rangé l’abus qu’on peut en faire au nombre des plus grands fléaux dont l’ordre social puisse être affligé.

Et pourtant, Messieurs, n’hésitons pas à le dire, il faut plus de courage aujourd’hui pour attaquer les excès de la presse qu’il n’en fallait sous la restauration pour défendre ses droits. On n’avait à craindre alors que les rigueurs honorables d’un pouvoir absolu ; maintenant on court le danger plus grand, de se voir calomnier dans ses intentions, outrager dans sa conduite ou diffamer dans son honneur.

Traduit calomnieusement au tribunal de l’opinion publique, c’est trop souvent en vain qu’on invoque les souvenirs du passé, les services qu’on a rendus, les témoignages d’estime et d’amour qui vous furent prodigués jadis par les mêmes hommes qui vous persécutent aujourd’hui : vous vous défendez de l’injure par des raisons, devant un public ingrat ou frivole qui se plaît à voir briser ses propres idoles, ne fût-ce que pour se débarrasser d’une dette d’admiration ou de reconnaissance qu’il nie avec autant d’ardeur qu’il en avait mis à la contracter.

J’ai pu croire, Messieurs, que ces observations sur la liberté de la presse auraient quelque poids dans la bouche d’un homme qui a passé quarante ans de sa vie à la défendre, en présence de toutes les tyrannies, et qui s’est vu trois fois jeté dans les fers en expiation d’un pareil crime ; je puis espérer du moins que ces observations ne paraîtront pas déplacées en parlant de l’estimable confrère que nous regrettons et en répondant à celui qui vient occuper sa place : tous les deux ont donné des gages honorables de leur fidélité au principe conservateur de la véritable liberté de la presse.

L’Académie est heureuse d’associer à ses travaux un collaborateur animé des sentiments dont elle s’honore ; car vous pensez comme elle, Monsieur, que les qualités de l’homme de lettres, à l’époque où nous vivons, sont inséparables des vertus du citoyen, que sa gloire consiste à remuer ces âmes engourdies dans un repos que toute innovation inquiète, que toute agitation fatigue ; à éveiller les passions généreuses en leur donnant pour mobile l’amour de la patrie, et pour exemple les grands hommes qui l’ont illustrée. — Vous pensez comme nous, Monsieur, que l’homme de lettres digne de l’honorable mission que la société lui confie doit s’occuper à refréner, dans les factions qui s’agitent autour de nous, cette activité dévorante qui tendrait à ébranler, par des secousses en sens divers, les fondements de l’ordre social, et qui, dans sa haine aveugle pour des principes qu’elle affecterait de confondre avec les abus et les préjugés, demanderait effrontément à l’anarchie les bienfaits d’une sage réforme.

Après vous avoir exprimé les sentiments de l’Académie, qu’il me soit permis, Monsieur, de me féliciter du hasard qui me procure pour la seconde fois, dans le cours de cette même année, l’honneur de présider l’Académie Française dans une solennité où elle me donne un ami pour confrère. C’est un devoir si doux à remplir que celui qui nous autorise à louer solennellement l’homme que nous aimons, à manifester en public notre admiration pour ses talents, notre estime pour son caractère et notre amitié pour sa personne !

Ce bonheur, je vous le dois, Monsieur ; et c’est une dette du cœur dont je m’acquitte avec une bien vive satisfaction.