Réponse au discours de réception de Pierre-François Tissot

Le 9 août 1833

Victor-Joseph-Étienne de JOUY

RÉPONSE DE M. DE JOUY
Directeur de l'Académie française

AU DISCOURS DE M. TISSOT

prononcé dans la séance du 9 août 1833

 

Monsieur,

L’illustre Delille, en vous nommant son suppléant, et en vous désignant pour son successeur au Collége de France, avait depuis long-temps retenu votre place à l’Académie française. En vous appelant dans son sein, elle veut aujourd’hui reconnaître les services signalés que vous avez rendus aux lettres dans le cours d’une vie entière que vous leur avez consacrée.

Les longs et honorables travaux du savant collègue que vous venez remplacer parmi nous ont été couronnés d’une double élection académique. Abandonnant aux soins d’une autre classe de l’Institut cette partie de l’éloge de M. Dacier, qui doit avoir pour objet ses profondes connaissances de 1’antiquité, ses recherches dans les champs de l’érudition, vous avez dû vous restreindre à le considérer dans ses rapports plus immédiats avec la littérature moderne, comme un critique plein de goût, comme un écrivain pur, élégant et poli.

Vous l’avez adjuré, Monsieur, comme un témoin des événements d’un siècle mémorable qu’il a presque parcouru dans toute sa durée, et cette circonstance est devenue pour vous le sujet principal d’un discours où vous venez de retracer avec ce rare talent d’analyse qui vous distingue, la plus étonnante époque de notre histoire nationale ; vous y avez fait revivre, en quelque sorte, les personnages les plus célèbres, au milieu des grands événements auxquels ils ont participé. En parcourant la vie d’un seul homme, vous nous avez fait assister au spectacle d’un siècle entier.

L’Académie doit compte de son choix à l’opinion publique : elle n’a besoin, pour remplir aujourd’hui ce devoir, que de citer vos ouvrages.

Si je mets au premier rang de vos titres littéraires la traduction en vers des Bucoliques de Virgile, c’est que cet ouvrage, proposé dans le temps par l’Institut pour un des prix décennaux que 1’Empereur avait fondés, adopté depuis par l’Université, accueilli avec tant d’empressement dans le monde littéraire, doit aussi vous être le plus cher, puisque vous lui avez dû la protection et l’amitié du grand poëte dont vous occupez encore aujourd’hui la chaire au Collége de France. Le succès de votre traduction en vers des Bucoliques de Virgile est d’autant plus honorable, que de l’avis de Delille lui-même cette traduction était d’une exécution plus difficile que celle des Géorgiques, dont il a enrichi notre littérature.

Ce qui assure à votre traduction des Bucoliques une incontestable supériorité sur celles de vos rivaux, c’est ce caractère mélancolique et passionné dont l’original est empreint, et que vous avez su reproduire ; c’est une précision qui ne nuit jamais à la clarté et à l’élégance, c’est une variété de formes et de couleurs, qui permet quelquefois de confondre le texte avec la traduction.

L’ouvrage que vous avez trop modestement intitulé Études sur Virgile, offre le cours le plus complet que nous ayons encore sur la poésie épique. Toutes les grandes questions de l’art, la composition, l’ordonnance, le style, la peinture des passions et des mœurs y sont traités avec une complète indépendance, sans influence de parti, sans préjugés d’école, sous les seules réserves du goût et du bon sens, au jugement desquels vous voulez que l’imagination et le génie lui-même ne puissent jamais se soustraire.

Dans le parallèle ingénieux que vous établissez entre les principales épopées anciennes et modernes, votre critique inspirée supplée quelquefois avec une heureuse témérité à ce qui lui paraît manquer dans telle ou telle partie des plus belles compositions des grands maîtres ; elle se permet plus souvent d’y blâmer avec franchise des choses qui lui paraissent avoir surpris l’admiration des siècles, ou d’en relever d’autres qu’un injuste arrêt a frappées de réprobation.

Le style (jamais il n’a été plus nécessaire de le répéter), le style fait seul vivre les ouvrages ; il assure la durée des vôtres. – Constamment pur, animé, brillant, souvent une expression trouvée y fait jaillir une pensée profonde ; mais toujours fidèle aux lois du goût, aux règles fondamentales de la langue, votre style, dans ses plus grandes hardiesses, dédaigne de chercher ses effets dans l’art de créer ou d’exhumer des mots pour exprimer des idées vulgaires : vous croyez qu’en prose, comme en vers, on doit écrire pour être entendu, et que la langue de Voltaire, de Racine, de Bossuet, de Rousseau peut, à la rigueur, suffire quelque temps encore aux besoins les plus impérieux de notre moderne éloquence.

Personne avant vous, Monsieur, n’avait cherché dans la Bible des leçons de poésie épique. Le premier, vous avez signalé, dans ce livre immortel, des fragments qui réunissent tous les caractères d’une véritable épopée : c’est ainsi que l’amitié de David et de Jonathas, mise en parallèle avec celle de Nisus et d’Euryale, vous a fourni un rapprochement ingénieux qui vient à l’appui d’une opinion que vous avancez néanmoins avec réserve, et qu’il faut vous savoir gré de n’avoir pas suivie dans toutes ses conséquences.

Le rang secondaire qu’occupe dans la littérature latine les poésies érotiques de Jean Second, me dispenserait peut-être de m’arrêter sur votre élégante traduction des Baisers, si vous n’aviez publié dans le même recueil un volume entier de pièces originales du même genre, où vous vous êtes montré, avec plus d’entraînement et de passion, le rival de nos premiers poëtes érotiques.

Vous étiez né, Monsieur, avec le talent de la parole : Delille, en vous confiant par intérim l’exercice de sa chaire, vous avait offert l’occasion que vous avez habilement saisie de développer cette faculté brillante, dans des leçons où il est venu souvent lui-même applaudir à vos premiers succès. Il a vu se développer en vous cet amour pour la jeunesse studieuse, cette passion toute paternelle qui vous a mérité ce culte de reconnaissance que vous ont voué vos nombreux élèves.

Avec vous, Monsieur, l’étude de la littérature devient une école de morale, où le sentiment du vrai et du beau dans la pensée conduit à l’amour du vrai et du beau dans les actions. C’est dans la nature et dans le cœur de l’homme que vous avez constamment cherché vos modèles, et que vous avez souvent trouvé les inspirations d’une haute éloquence. C’est à la même source que vous avez puisé les éléments de votre critique ; et cette critique judicieuse vous l’avez exercée avec candeur et conscience, sans jamais descendre des hauteurs de votre enseignement à de malignes allusions, encore moins à d’affligeantes personnalités. On vous devait des récompenses pour de longs et utiles travaux ; on vous a destitué : vous pouviez vous y attendre. La haine pardonne quelquefois à la vertu, l’envie ne pardonne jamais au mérite.

C’était une grande et patriotique pensée que celle d’opposer les fastes civils de la France depuis 1789 à ses fastes militaires. – La paix a ses héros comme la guerre, et le peuple français n’a pas opéré moins de prodiges dans la cité que sur les champs de bataille : cependant les exploits guerriers ont été célébrés à l’envi par toutes les voix de la Renommée, et les dévouements civils, pour la plupart, sont restés dans l’oubli ; l’entreprise littéraire que vous aviez conçue avait pour objet de réparer cette grande injustice, et la nation tout entière applaudissait à ce généreux dessein. Si des circonstances indépendantes de votre volonté en ont arrêté en partie l’exécution, il en reste du moins un monument durable dans une Introduction aux fastes civils de la France où vous avez eu l’art d’abréger en un volume l’histoire des révolutions du monde politique, depuis l’invasion des Barbares jusqu’à nos jours.

Dans cet ouvrage vous caractérisez avec une rare intelligence, avec une parfaite impartialité, les événements et les hommes de chaque époque. On suit avec vous, pas à pas, la marche, les progrès, et, si j’ose m’exprimer ainsi, les haltes de l’esprit humain. On assiste comme juge aux combats que se livrent par intervalle la tyrannie et la liberté.

Trop souvent affligé par le malheur des peuples, on se console, on reprend courage en voyant de siècle en siècle s’avancer, à la clarté progressive de la philosophie, cette liberté légale qui ne peut désormais triompher ni régner qu’avec elle.

On a beaucoup écrit sur les causes de notre révolution ; vous en avez, je pense, assigné la plus féconde. Les mœurs de la nation étaient changées, le gouvernement était resté le même ; l’opinion publique agissait depuis un siècle en sens inverse de l’autorité royale, et cette lutte d’une force toujours croissante, contre une résistance sans cesse affaiblie par des efforts sans but et sans résultats, devait nécessairement amener la chute d’une monarchie absolue qui n’avait plus d’appui que dans les vertus privées du monarque.

C’est aux jours les plus sinistres de la restauration que vous traciez ces pages éloquentes, dans lesquelles vous semblez prédire les immortelles journées dont nous venons de célébrer avec tant l’éclat le troisième anniversaire : époque à jamais mémorable où le peuple français apprit au monde comment trois jours d’héroïsme et de sagesse pouvaient suffire à fonder la liberté publique sous l’abri d’un trône constitutionnel, où la volonté de la nation tout entière porta d’un commun élan un roi citoyen, élève de son siècle, protecteur éclairé des lettres et des arts, pour tout dire en un mot, un roi patriote.

Monsieur, l’Académie française en m’appelant à l’honneur de la présider le jour où elle vous reçoit dans son sein, m’impose un devoir dont je m’acquitte avec une bien vive satisfaction. Ce sentiment a sa source dans un souvenir qui peut-être se retrace également à votre esprit : j’ai pu croire en terminant ce discours qu’il me serait permis de faire un retour sur moi-même, et de rappeler que c’est un ami d’enfance, un compagnon d’étude, un bienfaiteur même que je me félicite de nommer aujourd’hui mon confrère.

Séparés au sortir des écoles par les premières commotions d’une révolution naissante, nous nous rencontrâmes dans ces jours néfastes dont la gloire et la liberté doivent seules conserver la mémoire : j’allais être victime des passions du temps, je vous retrouvai au jour de l’infortune, et ce fut à vos soins infatigables, à votre courageuse intercession que je dus de recouvrer ma liberté, à une époque où la prison était encore si voisine de l’échafaud.

Je n’ajouterai qu’un mot à l’éloge de votre cœur et de votre caractère public ; l’adoption de l’Académie française honore également en vous les grands talents de l’homme de lettres, les vertus domestiques de 1’homme privé et les qualités honorables du citoyen.