Discours de réception de M. Marc Lambron

Le 14 avril 2016

Marc LAMBRON

DISCOURS

DE

M. Marc LAMBRON

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M. Marc Lambron, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. François Jacob, y est venu prendre séance le jeudi 14 avril 2016, et a prononcé le discours suivant :

 

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

« Chacun de nous sait ce qu’est la vie, combien elle est fragile. Chacun de nous en connaît l’infini du possible et la merveilleuse diversité. Chacun de nous sait qu’il n’est pas sur la Terre de bien plus précieux que la vie, que c’est même le seul bien de ce monde. Que transmettre la vie à un enfant est l’acte le plus profond que puisse accomplir un être humain. » Ces lignes datent de janvier 2000 et sont signées François Jacob.

Sans nous y attarder pour l’instant, remontons avec lui vers le mois d’octobre 1965. Cette année-là, une élection présidentielle occupe en France tous les esprits. Churchill est mort en janvier, Albert Schweitzer en septembre. Sur les écrans, Pierrot le fou de Jean-Luc Godard côtoie Le Corniaud de Gérard Oury. Le prix Goncourt ira à Jacques Borel pour L’Adoration, le prix Renaudot à Georges Perec pour Les Choses. Tandis que des combats font rage au Vietnam, la reine Élisabeth II d’Angleterre nomme les quatre Beatles membres de l’ordre de l’Empire britannique. Chaque samedi soir, j’écoute avec mon père « La Tribune de l’Histoire » où s’illustre Alain Decaux. Le jeune ministre des Finances, Valéry Giscard d’Estaing, apparaît volontiers à la télévision pour commenter les chiffres de l’économie. On s’apprête alors à lancer de Hammaguir le premier satellite artificiel français, baptisé Astérix, une fierté de 42 kilos propulsée par une fusée Diamant A. Ce succès scientifique est de bon augure.

Le 14 octobre, la nouvelle tombe sur les téléscripteurs du monde entier : à l’unanimité, le prix Nobel de physiologie et médecine a été décerné à une équipe de l’Institut Pasteur composée des professeurs André Lwoff, Jacques Monod et François Jacob. Les nouveaux héros de la nation reçoivent aussitôt les félicitations de M. Raymond Marcellin, ministre de la Santé publique, et de M. Christian Fouchet, ministre de l’Éducation nationale. Il est vrai que le dernier prix Nobel de médecine français avait récompensé Charles Nicolle en 1928. On dirait le début d’un album de Blake et Mortimer. J’avais alors huit ans, et j’ai vu dans Paris Match les visages des trois savants.

Les journaux français, justement, tentent de mettre des légendes dans la bulle. L’équipe de Pasteur, dont le conseil d’administration est présidé par le professeur Louis Pasteur Vallery-Radot, de l’Académie française, a été distinguée pour ses travaux sur la régulation cellulaire. Des journalistes intrépides s’attachent à expliquer que les découvertes des pasteuriens portent sur l’A.R.N. messager, agent de transmission entre le noyau d’une cellule et son cytoplasme. Et qu’ils ont identifié des gènes opérateurs régulant la fabrication des substances nécessaires à la vie des cellules, les activant ou les inhibant à la façon d’un interrupteur électrique commandant l’arrivée de la lumière. Sans doute, mais encore ? À défaut de réponse clairement intelligible par tous, l’attention du grand public se tourne alors vers les savants eux-mêmes.

Chef du service de physiologie microbienne, André Lwoff est un enfant de l’immigration russe, né en 1902 dans une ville de l’Allier où son père dirigeait un hôpital psychiatrique. Il a soixante-trois ans.

Chef du service de biochimie cellulaire, Jacques Monod est le fils d’un peintre, quoique daltonien, et a servi dans l’armée de Lattre. Violoncelliste de très bonne tenue, ce protestant aime l’alpinisme et la voile, avec la coquetterie de la distraction : tel Tryphon Tournesol, il lui arrive de répondre « allô » quand on frappe à la porte. Il a cinquante-cinq ans.

Chef du service de génétique cellulaire, professeur au Collège de France depuis 1964, François Jacob est grippé le jour où le télégramme arrive de Stockholm. Des photos de famille le montrent dans un appartement donnant sur les jardins du Luxembourg, avec sur les murs des tableaux peints par le maître de maison, une nature morte, une vue de la terrasse d’un café, un vieux bonhomme pittoresque. Ce père de quatre enfants écoute des microsillons de Bach, aime aller au cinéma, passe ses vacances à La Tranche-sur-Mer. Il n’a que quarante-cinq ans.

Le général de Gaulle aurait alors déclaré : « Il y a trois choses auxquelles il ne faut pas toucher : le Collège de France, l’Institut Pasteur et la tour Eiffel. » François Jacob est donc doublement intouchable. Les laboratoires sont les temples de l’avenir, aimait à dire Louis Pasteur, mais Jacques Monod en dénonce devant la presse la vétusté : « Les conditions matérielles sont désastreuses. Nous sommes logés, M. Jacob et moi, dans un grenier exigu et inconfortable où la température atteint 35 degrés pendant l’été. » C’est toutefois sous la neige que leur prix sera remis, le 10 décembre suivant au Concert Hall de Stockholm, aux côtés notamment de Mikhaïl Cholokhov, Prix Nobel de littérature 1965. Durant la soirée de gala, les trois chercheurs dansent chacun avec la princesse Christina de Suède. « La recherche est un jeu, les savants sont comme les enfants, ils aiment gagner et comme eux être récompensés », s’enthousiasme André Lwoff, tandis que la France plonge en pleine affaire Ben Barka.

Ce rite, comme d’autres, pourrait être placé sous le signe de la pérennité. En 2014 encore, deux Français, Patrick Modiano et Jean Tirole, étaient distingués par l’Académie suédoise. Quelque chose pourtant attire l’attention, qui ne pourra jamais se répéter. Ce sont les titres de guerre des trois savants. Lwoff est médaillé de la Résistance et officier de la Légion d’honneur. Monod, décoré de la croix de guerre 1945 et de la Bronze Star Medal, est également officier de la Légion d’honneur. Jacob, le plus jeune, est compagnon de la Libération, commandeur de la Légion d’honneur, titulaire de la croix de guerre avec cinq citations, décoré de la médaille coloniale avec agrafes « Fezzan-Tripolitaine » et « Tunisie », porteur de l’insigne des blessés militaires. L’année 1965 s’achève. Cette saison-là, les jeunes chanteurs populaires semblent d’humeur nocturne. Salvatore Adamo chante La Nuit. Johnny Hallyday entonne Quand revient la nuit. Françoise Hardy susurre La nuit est sur la ville. Se pourrait-il pourtant que ce mot, « nuit », n’ait pas exactement la même acception, la même résonance, le même écho de mémoire pour les savants couronnés et leurs cadets insouciants ? Qu’est-ce que la nuit en 1965 ? Nous y reviendrons.

François Jacob est né le 17 juin 1920 à Nancy, fils de Simon Jacob et Thérèse Franck. Son grand-père maternel, Albert Franck, Lorrain de souche modeste, est entré à Polytechnique, a combattu comme officier d’artillerie en Orient, avant de devenir le premier Français juif atteignant le grade de général de corps d’armée. Escrimeur, flûtiste, amateur de romans, ce bretteur est aussi un homme du Livre. Pour lui, écrira son petit-fils, on était juif comme on est « brun, ou grand, ou bourguignon ». Infirmière en 1914, la mère de François Jacob est entrée dans une famille plus pieuse.

Simon Jacob, père de François, s’occupe de biens immobiliers dans une petite affaire familiale du quartier des Ternes. Respectueux des lois et des gens, détestant l’arrogance et ceux qu’il appelle « les officiers de cavalerie à particule », cet homme, néanmoins sujet à des colères inopinées, vote toujours pour Blum ou Herriot. Comme son fils, il vivra nonagénaire.

L’enfant Jacob se demande si les enfants naissent d’un baiser. Des décennies plus tard, le grand biologiste aura acquis quelques notions sur le sujet. À la synagogue, il s’étonne, dira-t-il, de voir les hommes s’agiter tels des diables, saluer les dames, bavarder comme on lui interdit de le faire en classe. Il caresse déjà l’idée qu’il existe un monde parallèle donnant de « la profondeur au vivant ». Son adolescence, ce sont les marronniers de la place Malesherbes, la rotonde du parc Monceau, le sombre bâtiment du lycée Carnot. Il y échange des horions avec des jeunes militants de l’Action française, tout en caressant une vocation : il sera médecin. C’est à ce moment que la maladie frappe sa mère. « Brusquement, écrira-t-il, elle avait ce que je ne lui avais encore jamais connu : un âge. » La drôle de guerre arrive. Madame Jacob s’éteint au début du mois de juin 1940 avec la France qui meurt.

Son fils est déjà en route vers celle qui résiste. Le 17 juin 1940, date de la demande d’armistice et jour de son anniversaire, il roule vers Saint-Jean-de-Luz. Le 21 juin, trois jours après l’appel du général de Gaulle, qu’il ne peut entendre, le garçon de vingt ans trompe le service d’ordre pour embarquer à bord du Batory, un navire évacuant vers l’Angleterre des troupes polonaises. Sans le connaître, un autre insoumis, Maurice Schumann, use du même stratagème sur le même bateau. La terre de France où repose la mère de François Jacob s’éloigne avec sa jeunesse. Cinquante-sept ans plus tard, passant d’un fond de cale à une Coupole, c’est ce même Maurice Schumann qui le recevra dans votre Compagnie.

Alors c’est Londres.

En juillet 1940, quatre mille hommes, composés pour l’essentiel des unités revenues de Norvège avec le général Béthouart, sont regroupés dans le camp d’Aldershot. Un jour, on annonce une inspection du général de Gaulle. S’avance alors un personnage qui frappe le jeune homme, dit-il, par sa solidité de pilier gothique. François Jacob raconte : « Il parla. Il fulmina. Il tonna contre le gouvernement Pétain. Il dit les raisons d’espérer. Il prophétisa. Il brassa le monde, les armées, les forces, les peuples. » À cette heure, les premiers Français libres ont trouvé leur homme. Ils sont à l’âge où l’on ne sait pas que les actes deviendront légende.

Dès le 1er septembre 1940, François Jacob prend part à l’expédition de Dakar. Cette équipée navale tournant à la déroute, le voici en octobre à Brazzaville, où les tirailleurs africains défilent au son de Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine devant le pilier gothique lui-même, le général de Gaulle re-matérialisé dans toute sa raide splendeur. C’est le début de l’épopée de Jacob l’Africain.

Pour commencer, le jeune homme découvre le rivage des Syrtes. Après quelques mois à Fort-Archambault, il se voit affecté en février 1942 au petit poste tchadien de Mao. On lui a refusé l’intégration dans une unité combattante. Seul médecin dans un territoire grand comme plusieurs départements français, François Jacob combat d’abord des fièvres et des escarres, pratique une trépanation périlleuse et, muni du Manuel du méhariste, s’initie à la locomotion par dromadaire. Mais c’est à dos de zébu qu’il entre à Fort-Lamy pendant l’été, affecté enfin à une compagnie de marche. Le voici en route vers le Tibesti avec ses camarades, coloniaux chevronnés, guerriers Sara, jeunes évadés, militaires de carrière ou planteurs, anciens combattants de France et de Norvège. Les camions roulent au long d’éboulis de galets lunaires. Les visages sont protégés par des chèches, on tire de l’eau des guerbas, ces peaux de bouc amarrées aux ridelles. Dans le Fezzan, les Italiens reculent devant ces soldats galvanisés par Leclerc. À Tripoli, la jonction se fait avec la 8e armée britannique qui s’apprête à attaquer la ligne Mareth, les Français venant en appui sur l’aile gauche.

Mars 1943, Sud tunisien, Ksar Rhilane, premier choc avec les troupes allemandes. Des clochards du désert contre les blindés de l’Afrika Korps. Quand ses camarades sont crispés sur leurs armes, François Jacob ne serre qu’une boîte à pansements. Les chars allemands approchent dans un fracas de chenilles, Messerschmitt et stukas piquent et mitraillent plusieurs fois. Il faut tenir. Soudain, telle une cavalerie de western, quarante Spitfire et Hurricane surgissent à ras du sol, remontent en chandelle pour fondre sur les chars, forçant l’ennemi à la retraite. François Jacob songe à cette étrange circonstance qui voit des jeunes gens venus d’Allemagne, d’Angleterre et de France s’entretuer sur une terre étrangère.

Quelques jours plus tard, dans le djebel Matleb, les combattants de la force L chargent baïonnette au canon. Blessé le 10 mai 1943 dans le djebel Marci, François Jacob n’accepte de quitter la ligne de feu que le 11 au matin, s’étant assuré qu’un officier de santé va le remplacer. Tunis étant bientôt libérée, c’est vers la métropole que se tournent les espoirs.

En avril, le jeune médecin vogue vers l’Angleterre avec un détachement précurseur de la 2e DB. Le Débarquement est imminent. Du 6 juin 1944, il écrit que cette date lui fit sentir que l’Histoire avait fini par ressembler au rêve. Mais ce rêve allait se briser pour le relancer vers une autre vie.

Le 1er août 1944, François Jacob revient en France comme il l’avait quittée quatre ans plus tôt : en passant par l’Océan. Compagnie médicale de la 2e DB, rattachée à l’armée Patton. Voici les petites routes bordées d’arbres en fleurs et les verres de cidre dans les cours de fermes. Mais la guerre n’est pas finie. Le 8 août, en route vers Le Mans, ville où son grand-père avait exercé un commandement militaire, la colonne de véhicules de François Jacob est prise sous le feu des Junkers. Les hommes sautent dans un fossé, mais un jeune lieutenant reste étendu à découvert, frappé par un éclat de bombe. Comme le médecin Jacob se prodigue auprès de lui, les avions reviennent. « Ne me laisse pas », dit l’officier blessé. Alors que François Jacob, qui aurait pu regagner le fossé, le couvre de son corps, il ressent soudain un choc violent au côté droit. Il se réveillera dans une ambulance pour apprendre que le lieutenant n’a pas survécu.

Nous voici devant une nouvelle incarnation, un autre avatar du sujet Jacob : cet oxymore qu’est un médecin blessé. L’homme qui s’avançait en première ligne sans tirer un coup de feu, mais s’exposait autant que ses camarades aux rafales de l’ennemi, se retrouve, dit-il, « cloué sur un lit comme un hanneton sur le dos ». Le bras droit et tout le thorax enserrés dans un plâtre, la jambe droite et le bassin dans un autre. Il a vingt-quatre ans, et une soixantaine d’éclats d’obus dans le corps. Ce sont alors sept mois au Val-de-Grâce, des opérations et des handicaps qui s’enchaînent en le privant de l’espoir d’être un jour chirurgien. La guerre s’achève, il faut se réinventer une vocation. Il hésite. Sera-t-il journaliste ? acteur ? banquier ? Tentera-t-il le concours de l’ENA à peine créée ? De son propre aveu, trois pages d’un manuel de droit administratif suffisent à l’en dissuader.

De guerre lasse, tout en sachant qu’il ne pourra jamais accéder aux salles d’opération, François Jacob achève son doctorat en médecine, pour l’honneur. Une fois de plus, serait-on tenté de dire, car ces mots le résument déjà : pour l’honneur. Et puis il apprend qu’un organisme au statut vague, le Conseil national de la pénicilline, vient d’être fondé pour tenter de produire en France ce nouvel antibiotique dont les Anglo-Saxons refusent de céder le brevet. Le voilà engagé dans une industrie biologique en gestation. Il s’y sent déplacé, ignorant. Mais rencontre un soir, à un concert où l’on donne des suites de Bach pour violon et clavecin, une jeune fille lumineuse dans sa robe verte à dessins noirs.

La pianiste Lise Bloch, qu’il épousera quelques mois plus tard, sera la mère de ses quatre enfants, Pierre, les jumeaux Odile et Laurent, Henri. Et lumineuse elle restera sa vie durant.

François Jacob sent alors qu’un certain remue-méninges, selon son expression, s’annonce aux confins de la génétique, de la bactériologie et de la chimie, autour de la question de l’hérédité. Le professeur Tréfouël, alors directeur de l’Institut Pasteur, par ailleurs ami d’enfance de Louis Aragon, lui offre une bourse de recherche. Mais dans quel laboratoire travailler ? Éconduit plusieurs fois par André Lwoff, un pasteurien de haut vol, François Jacob s’entend finalement questionner : « Cela vous intéresserait-il de travailler sur l’induction du prophage ? » L’apprenti biologiste, qui ignore tout du sens de ces deux mots, répond : « C’est juste ce que j’aimerais. » Le voilà recruté, même si, dira-t-il plus tard, « je n’aurais sûrement pas accepté dans mon service un individu dans mon genre ».

Mesdames et Messieurs de l’Académie, voici venu le moment où, même si l’on compte dans vos rangs quelques scientifiques éminents, vous pourrez constater que vous n’avez pas recruté en ma personne un spécialiste de l’induction du prophage. Au point que, apprenant mon élection en juin 2014, mes trois enfants proposèrent de m’offrir un cahier de vacances avec exercices de S.V.T. – sciences de la vie et de la terre. À ma décharge, un littéraire qui s’est intéressé à la prosodie de Gongora ou à la syntaxe de James Joyce a tout de même inscrit à son passif quelques délits de complexité.

Mais de quoi parlons-nous ? Eh bien, nous allons parler des rapports entre les bactéries et la reine d’Angleterre. C’est une façon d’évoquer ce qui fit la signature de François Jacob dans l’ordre de la science et de la découverte. Un biologiste aurait tendance à dire que l’homme, c’est du vivant qui a conscience de sa propre mort et peut, à la différence d’autres espèces, analyser les composants moléculaires de son propre organisme. Un esprit littéraire en retiendra que, autant qu’une théorie générale de la vie, la biologie moderne est comme l’autobiographie au microscope d’un être composé de cellules.

Ce qui m’a requis en découvrant la figure du grand biologiste, ignorant que j’étais des complexités de la vie enzymatique, c’est la cristallisation en sa personne d’un état mouvant du savoir qu’il contribua à renouveler. C’est un Jacob à la fois dedans et dehors, un Jacob épistémique, un Jacob contingent mais inscrit. « Je suis moi et ma circonstance », aimait à dire Ortega y Gasset. Puisque François Jacob fut de sa circonstance comme Pasteur avait été de la sienne, on peut tenter de cerner ce qu’il est permis d’appeler « le moment Jacob ».

Un jeune médecin qui débutait en 1950 dans un laboratoire de l’Institut Pasteur se trouvait au cœur d’une problématique alors brûlante : le décryptage de la molécule. Autrement dit, cette idée que les propriétés des êtres vivants doivent nécessairement s’expliquer par la structure et les interactions des molécules qui les composent. Six ans plus tôt, en 1944 – au moment même où François Jacob souffrait sur son lit du Val-de-Grâce –, Oswald Avery identifiait aux États-Unis le support de l’hérédité, baptisé A.D.N. En 1953, Crick et Watson décryptaient la structure moléculaire de l’A.D.N., ce qui leur vaudra le prix Nobel de médecine en 1962.

Comme dans un roman de David Lodge, on est là dans un univers de quelques dizaines d’individus sur la planète, chercheurs et universitaires qui se connaissent tous, unis par des rapports d’émulation parfois jalouse mais de nécessaire complicité, lâchés tels des enfants dans un jardin pour la chasse aux œufs de Pâques. À ce stade, j’espère d’ailleurs que d’autres enfants, les miens, me donnent déjà sur la foi de mes efforts la moyenne en S.V.T.

Un regard s’affine à proportion des instruments qui le soutiennent. Le microscope électronique permit de passer de l’étude de la cellule à celle des molécules qui la composent. Sur les dix prix Nobel de physiologie et médecine ayant couronné des généticiens depuis 1901, huit furent décernés entre 1955 et 1965. C’était alors la science chaude, la décennie du bonheur héroïque. À cette époque, les bactéries se recommandaient comme les meilleures souris de laboratoire : en quelques heures, on peut obtenir à partir d’une seule d’entre elles une population homogène de quelques milliards d’unités. Plus tard, François Jacob se défendra d’avoir été, selon son expression, un « gourou du sexe bactérien », et s’amusera de la zoophilie expérimentale des scientifiques, ainsi décrits par lui : « fanatiques de l’oursin », « enthousiastes de la grenouille », « fervents du poulet », « passionnés de la souris ».

La biologie pourrait d’ailleurs s’envisager comme le face-à-face entre deux tribus, celle des chercheurs et celle des microbes, la victoire restant souvent indécise. Comme le notait Jean Rostand : « Les théories passent, la grenouille reste. » Avec un humour anglais, François Jacob pouvait quant à lui inférer de ses partouzes bactériennes quelques maximes sentimentalement froides, comme celle-ci : « La reproduction est assurée chez l’homme par un organe dont un individu ne possède jamais que la moitié, ce qui l’oblige à dépenser beaucoup de temps et d’énergie pour trouver une autre moitié. »

Toujours est-il que 1965 sonna l’heure du Nobel. De manière imagée, Jacques Monod comparait leur découverte à une gare de triage. Personne n’avait encore établi comment, à la façon d’une unité tutrice faisant varier la circulation des trains selon les horaires et les destinations, des mécanismes d’autorégulation permettent de satisfaire les besoins variables de la vie cellulaire.

L’intéressant est que François Jacob, qui travailla plusieurs décennies au-delà de cette découverte, put mesurer combien elle entrait dans le mouvement général de la nouvelle science. Des livres tels que Le Jeu des possibles ou La Souris, la mouche et l’homme en portent témoignage. Ce qui se dessinait déjà au milieu des années 1960, c’est une dialectique entre la diversité et l’unité du vivant. Dans ses essais, dans ses conférences, il aimera à se faire l’historien de ce passage, qui fut le sien. Toujours le moment Jacob.

Cet homme de science cultivait la politesse de l’intelligible, l’art de cristalliser en métaphores simples les découvertes les plus complexes. Il rappelait volontiers ceci : la croyance commune fut longtemps, et encore au vingtième siècle, que les molécules des différents organismes étaient différentes. Autrement dit, que les chèvres avaient des molécules de chèvre et les escargots des molécules d’escargot. Or, il est désormais établi que certaines molécules sont les mêmes chez tous les êtres vivants. Imaginons un bloc de marbre, disait François Jacob : selon son inspiration, le sculpteur peut façonner une danseuse, un lion ou une gorgone, mais ce sera toujours le même marbre. Comme un petit nombre de fragments d’A.D.N. suffit à former un nombre considérables de gènes, l’ensemble du monde vivant ressemble à un Meccano géant, les mêmes pièces pouvant être agencées selon des combinatoires quasi infinies. Son ami Jacques Monod aimait ainsi à rappeler que ce qui est vrai pour la bactérie l’est aussi pour l’éléphant, ou pour votre belle-sœur.

Si Darwin nous avait mis en cousinage avec les grands singes, la biologie moléculaire a ainsi établi que nous sommes tous parents de la reine d’Angleterre, mais aussi de diverses bactéries moins titrées. Cela compose une famille. Le paradoxe de la biologie moderne étant que, en décrivant des raboutages, des jeux de segments, des séquençages, des boucles, des opérations fractales, elle a démontré l’unité du vivant.  

Une autre conséquence est éthique. Même si un microscope n’est pas doté d’une conscience morale, la biologie moderne, en établissant que les différences procèdent chez les hommes d’un matériau génétique commun, est spontanément antiraciste et rejoint les maximes d’un humanisme égalitaire. En un sens, le Prix Nobel 1965 était né en 1789 : deux siècles après, le petit cirque de bactéries savantes de monsieur Jacob vint confirmer l’esprit des Lumières. On le vit dès l’affaire Lyssenko, lorsque l’idéologie soviétique voulut scinder l’approche du vivant en opposant science bourgeoise et science prolétarienne. À Brno, on arracha les pois qui avaient servi aux expériences de Mendel sur l’hérédité. À Budapest, on détruisit des mouches drosophiles en grande cérémonie. Des biologistes récalcitrants furent envoyés en camp. Le Parti voulait avoir autorité sur la science et les cellules. Toutes les cellules.

Les pasteuriens ne s’y laissèrent jamais prendre, et le firent savoir. L’éthique de la science trouve son bonheur dans la vérité. Comment ne pas relever que la figure de François Jacob se rattache ainsi, par son universalisme même, à un lignage français ? C’est en 1751 que commence à paraître L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Une ouverture de perspective a lieu là. L’universalisme français, c’est une volonté d’exploration éclairée du monde, entre les voyages de Bougainville et ceux de Dumont d’Urville, tandis que Louis XVI lui-même demandait le matin de son exécution : « Avons-nous des nouvelles de M. de La Pérouse ? » Cette volonté s’allie intrinsèquement à la philosophie des Lumières, qui postule l’universalité des droits et pose la liberté en principe inconditionnel.

Il s’agit bien là de cette « certitude de la vérité rationnelle » que Hegel déclarait « admirable » dans la pensée française. Historiquement, elle ambitionne d’épuiser la diversité du monde pour compacter l’univers en dictionnaires et en planches. Depuis le xviiie siècle, cela n’a pas cessé, voyages de découverte, explorations, entomologie et botanique, zoologie et géographie, ivresse de la variété, navires chargés de savants. Bonaparte, dans son expédition d’Égypte, recherchait la gloire autant que le savoir : le glaive soutenait le livre. En François Jacob, cent cinquante ans plus tard, c’est encore le combattant qui rejoignit le chercheur.

François Jacob nous a laissé plusieurs beaux livres, et deux grands livres : La Logique du vivant et La Statue intérieure. Ces ouvrages utilisent, eux aussi, deux ciseaux différents pour attaquer le même bloc de marbre. Paru en 1970, La Logique du vivant adopte la forme de l’essai ou du traité. Le livre fit événement et fut assez vite regardé comme étant à la biologie ce que Les Mots et les Choses de Michel Foucault sont à l’archéologie des savoirs. En 1987, La Statue intérieure revêt la forme d’une autobiographie. Tel le Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss, c’est un magnifique livre de scientifique-écrivain qui retrouve l’esprit butineur des itinéraires de Jean-Jacques Rousseau, mais avec l’ironie alerte et parfois assombrie du Michel Leiris de L’Âge d’homme.

Ces deux optiques se rejoignent pour approcher la logique de la découverte, ce que François Jacob appelait « la science de nuit ». Ah ! revoilà la nuit. La science de nuit, ce sont ces états fécondateurs et troublés où une intuition cherche son issue, entre ivresse et veille de l’esprit. François Jacob parle de l’expectative et de la ferveur du savant, de la chance de trouver ce que l’on n’attend pas, d’une sorte de Terre promise. Passion, visions saugrenues, incertitudes lancinantes. On attendait un laborantin, on trouve un dostoïevskien.

Il aurait sans doute fait son miel et sa hantise de cette phrase de Paul Valéry, qui occupa avant lui ce fauteuil 38 : « Un homme compétent est un homme qui se trompe selon les règles. »

Racontée par François Jacob, la science de nuit peut revêtir des aspects débridés, délirants, sauvages – ce sont là ses propres adjectifs. C’est toujours l’attente des résultats de la veille, le soin apporté à l’expérience du jour, l’incertitude transformée en espoir. « Mon anxiété, résume-t-il, j’en avais fait mon métier. » Le grand biologiste se prévalait volontiers d’une éthique du bricolage, où les manipulations de laboratoire faisaient écho aux aléas du vivant. Il aimait à dire que la recherche scientifique ressemble à la contemplation de la mer. Un jour, une vague survient qui ira plus loin, plus haut que les autres. Le savant est l’homme qui attend, et reconnaît cette vague.

Mais comme il n’est pas de grande passion sans les gestes du quotidien, François Jacob est aussi le chroniqueur d’une forme de jubilation à vivre, du bonheur trouvé dans les actes simples d’un métier qui deviendrait son destin. Plaisir d’arriver tôt le matin au laboratoire par les trottoirs mouillés de la rue Falguière. Impression, comme à Londres en 1940, d’avoir trouvé la bonne adresse. Séminaires dans des petites pièces mansardées. Préparation minutieuse et quotidienne des cultures bactériennes. Un univers où chaque microbe a son spécialiste, son propagandiste, son avocat. Communications enflammées entre spécialistes internationaux de l’adaptation enzymatique, un tout petit monde. Palabres sur la guerre froide et les chances qu’a l’humanité de survivre. Descente annuelle dans la crypte de l’Institut Pasteur pour une cérémonie idolâtre devant le mausolée néo-byzantin du fondateur, élu à l’Académie française en 1881. Cris des singes accrochés aux barreaux des cages de l’animalerie. Sentiment que certains essais sur des souches virales ressemblent à une patrouille de guerre sondant les lignes adverses. Nourritures insolites – queue de caïman ou filet de serpent – cuisinées par des confrères américains sur un bec Bunsen. Mélange fréquent chez les biologistes, note François Jacob, d’infantilisme dans les choses de la vie et de maturité dans celles de la science. Curieuse conviction que l’on se livre à des opérations déductives comparables à celles d’un détective dans un roman de Raymond Chandler. Expériences baroques où l’on organise le coïtus interruptus de bactéries dans un mixeur à purée. Jalousies fécondes ainsi résumées par André Lwoff : « Ce qui rend pénible le métier de chercheur, ce sont les découvertes des autres. »

Le xixe siècle nous a légué le profil du chercheur-prophète qui peut éclairer le futur. Comme l’écrivait Anatole France, qui occupa lui aussi ce 38e fauteuil : « L’avenir est un lieu commode pour y mettre des songes. » Le mythe de la découverte éclair, de l’Euréka, n’a cessé de hanter les imaginations. Ce lieu commun n’est pas dénué de pertinence. François Jacob raconte ainsi qu’en regardant avec son épouse un film assez ennuyeux dans une salle obscure il prit conscience soudain que deux sortes de travaux en cours, la recherche sur la lysogénie avec André Lwoff et celle sur la biosynthèse induite d’enzyme avec Jacques Monod, n’étaient en fait que deux aspects d’un même phénomène, ce qui fut assez vite confirmé en laboratoire. C’est d’ailleurs un crédit que l’on peut faire à une partie du cinéma français : les mauvais films ont la vertu de faire penser à autre chose.

La vie de François Jacob, elle, pourrait en son début faire songer à une grande fresque cinématographique des années 1960, réalisée par David Lean et mise en musique par Maurice Jarre. Ce docteur Jivago du Tchad avait des aspects de Lawrence d’Arabie. Mais, par d’autres aspects, elle évoque ces films d’Alain Resnais où la science devient existentielle, tels Providence ou Mon oncle d’Amérique. Pour les femmes et les hommes de mon âge, la leçon est saisissante. Car l’on ne peut parler de François Jacob sans crever les ballons de la défausse, tant il invite chacun à se situer, c’est-à-dire à se regarder.

Au miroir du passé, nous fûmes ces jouvenceaux des années 1970 auxquels les tragédies précédentes apprenaient que les idées peuvent conduire à la noblesse autant qu’à l’infamie. J’ai toujours suivi des yeux ceux de mes aînés qui alliaient la considération éclairée du passé aux interrogations ferventes sur le présent. Nos vies sont faites d’encre et de dette. Le voyage fait le récit, mais le récit est un voyage. Les étranges agitations de protozoaires familières aux biologistes, nous les retrouvions dans les jeux de lumière gélatineux des concerts de musique planante, quand des nymphes sous opiacés nous promettaient un paradis en sandales. C’était vers 1975. Dix ans plus tard, Wall Street régnait. On pourra déplorer que dans ses élites, une partie de ma génération ait abjuré le surmoi littéraire au profit des attraits du lucre. Le Dow Jones aura supplanté la chartreuse de Parme. Nous aurons pris la France pour un budget quand elle représente une Histoire.

De cette génération, je partage la plupart des échecs et quelques-unes des vertus. Mais quand une époque a été ravagée par l’amertume de l’argent, comment ne pas se tourner vers des visages qui nous lèguent d’autres espoirs ? François Jacob ne connaissait pas seulement la génétique de la rainette. Notoirement désintéressé, il savait qu’en république l’excellence se dissocie du patrimoine. La fortune séculière n’est pas l’héritage de l’esprit. Et il y a une sacralité du studium qui élève une société au-dessus d’elle-même.

À Paris, en suivant les quais de la rive gauche, on peut tomber sur le palais de l’Institut. La curiosité porte à s’y aventurer. En y entrant, on éprouve un sentiment de reconnaissance envers ces figures qui nous disent combien le temps révolu a rendu le monde habitable. Il est des maisons qui nous précèdent et nous survivront, ce qui oblige et rend modeste à la fois. Nous sommes des locataires : on succède, on nous succédera. Il nous incombe de transmettre un monde aussi civilisé que nous l’avons trouvé lors de la prise de bail.

En ces temps où l’idée de nation revient comme un refoulé, il n’est pas inutile de reconsidérer nos exceptions. La France est probablement l’unique pays au monde où des écrivains, des scientifiques, des philosophes, des élus du peuple, des prélats, des hommes de loi se côtoient dans une société de pensée fondée il y a bientôt quatre siècles. On doit cette anomalie remarquable au cardinal de Richelieu, dont il convient ici de saluer la mémoire.

Arrêtons-nous aussi un instant pour saluer celle du chef de la France libre. François Coulet, qui fut chef de cabinet du général de Gaulle à Londres, puis premier commissaire de la République de la France libérée, a raconté ceci. C’est un jour du printemps 1942, et l’homme du 18 Juin est morose. Après le déjeuner où le Général a très peu parlé, soudain, sur le trottoir de gauche de Saint James, avant d’arriver aux bureaux de Carlton Gardens, il lâche : « Voyez-vous, Coulet, le plus beau métier, c’est d’être bibliothécaire. » Un peu étonné, François Coulet lui confie que son père, grand universitaire, s’était vu offrir la direction de la très belle bibliothèque du palais Bourbon. « Oh non ! répond le Général, pas une grande bibliothèque comme ça, non, un poste de petit bibliothécaire dans une petite ville en Bretagne. Ah ! quelle belle vie, on est là, on lit tout ce qu’on veut avec une grande tranquillité et puis à soixante ans, brusquement, on est pris de frénésie et on pond une plaquette de quatre-vingts pages : “ Madame de Sévigné est-elle passée par Pontivy ? ” Et alors là on embête tout le monde, on se dispute avec le chanoine qui prétend que non, eh bien, croyez-moi, Coulet, c’est la plus belle vie. »

J’aurai bientôt l’âge de me disputer avec le chanoine. Toutefois le général de Gaulle, qui aurait mérité autant que Churchill le prix Nobel de littérature, savait, pour reprendre une formule de son ministre André Malraux, que toute bibliothèque « est l’héritage de la noblesse du monde ». Quand la vie chancelle, le secret des hommes s’inscrit dans les livres. La vraie noblesse, elle est dans l’interrogation et le voyage.

Comme beaucoup d’entre nous, je suis né assez tôt pour avoir côtoyé des combattants de la génération de François Jacob, et ai vécu assez tard pour connaître maintenant le temps où ils entrent dans l’Histoire. Pourtant je les ai croisés vivants. Je revois Alban Vistel, silhouette discrète dans un cercle de la place Bellecour, un soir des années 1960 à Lyon. Je me souviens de Claude Bouchinet-Serreulles un jour de 1997, racontant comment il avait échappé à la rafle de Caluire où tomba Jean Moulin, parce qu’il s’était trompé de colline et de funiculaire. Je revois Jean Kahn et Pierre Bockel, et près de moi Bernard Simiot et les frères Missoffe. D’autres encore.

Jamais je n’ai pu me départir à leur endroit d’un sentiment étrange. Ces hommes arrivés étaient prêts à repartir. Il y avait en eux la fantaisie d’une virilité adolescente, des silences entendus, comme le souvenir d’un effroi qui les avait pour toujours ancrés dans la vie. Tels des Orphée en battle-dress, ils étaient allés de l’autre côté.

C’était le temps de mon enfance. Le général de Gaulle n’avait pas des « followers », mais plutôt des compagnons. L’éloge complaisant du déprimisme ne tenait pas lieu de littérature. La cendre des incandescences religieuses restait tiède. Une des clefs de la France des trente glorieuses, celle où je suis né, était peut-être d’avoir été façonnée par des femmes et des hommes qui faisaient passer leur communauté de destin avant les stigmates de leurs origines. C’est une question d’optique. Comme dans un tableau de Vélasquez, un homme est regardé pour ce qu’il regarde.

Je revois Roland de La Poype, un soir chez mes amis Armanet. L’aviateur de Normandie-Niémen, quatorze victoires homologuées, décollait vers 1943 du terrain de Doubrovka aux commandes de son Yakovleva, groupe de chasse n° 3, quatorze pilotes, cinquante mécaniciens. Il faisait indissolublement équipe avec son ami Marcel Albert, l’ouvrier métallurgiste de Billancourt, les deux seuls hommes dans la guerre mondiale à avoir cumulé les trois distinctions de compagnon de la Libération, héros de l’Union soviétique et grand-croix de la Légion d’honneur. C’était la France de Lazare Carnot et de Jean Renoir, celle des cheminots de La Bête humaine et des aristos de La Règle du jeu.

C’est encore un autre pilote, Roman Kacew, dit Romain Gary, naturalisé français en 1935, compagnon de la Libération dix ans plus tard, qui l’a souligné : « Nous ne tenions au fond qu’à coup de littérature : entendez par là tout ce que les Français savent raconter sur eux-mêmes, de Jeanne d’Arc à Napoléon. » Et il ajoute : « Chacun avait dix siècles d’Histoire dans sa giberne. »

Voilà le secret. Ce que le soldat Jacob emportait sur ses épaules, dans son pauvre sac de toile, c’étaient les ombres de Corneille et Racine, Bossuet et Fénelon, La Fontaine et Boileau, La Bruyère et Fontenelle, Montesquieu et Voltaire, Lamartine et Victor Hugo, qui tous furent membres de votre Compagnie. En pénétrant sous cette Coupole, l’enfant juif du quartier des Ternes n’eut qu’à rouvrir sa giberne : il était chez lui. Comme est chez soi celui qui ouvre un livre où chante la langue de France, qui est une langue du monde parce qu’elle a fait le vœu du monde. « Être français, écrivait Witold Gombrowicz, c’est précisément prendre en considération autre chose que la France. »

Cette autre chose, c’est peut-être une mémoire qui transcende la mémoire. En passant par Londres, l’Afrique, le Levant, l’Italie, la Russie, les vagues de l’Atlantique ou les rades de la Méditerranée, chaque combattant de la France libre, le hobereau et l’ouvrier, le tirailleur de Douala et l’arsouille de Ménilmontant, le croyant et l’athée, aura fait une double expérience qui renvoyait au mythe. Il y a le récit odysséen, chacun de ces guerriers était un Ulysse en son périple loin d’Ithaque, des années durant. Et il y a le destierro, l’exil loin de Jérusalem et de Grenade, chacun était un Juif errant dans l’espoir de la lumière. Affronté à la barbarie, chacun de ces soldats de l’an II, muni d’un armement de fortune, à la fois un gueux et un seigneur, aura vu renaître en lui le profil immémorial des deux voyageurs du Temps, Odysseus et Ahasvérus. Il aura retrouvé le double sillon des grands livres qui nous constituent comme des êtres civilisés dans le combat et dans la foi. C’est le courage qui fixe les stations, c’est l’espoir qui commande le retour.

J’ai aimé cette France de l’honneur et de l’égalité, comme j’ai aimé recevoir à quelques jours de mon élection en votre Académie une lettre de Dany Laferrière qui m’accueillait en écrivant : « Dans le mot “confrère”, j’entends surtout “frère” », me rappelant ainsi qu’aux frères disparus peuvent succéder des frères choisis. Sur l’écran des films de Renoir, j’aime autant Pierre Fresnay que Jean Gabin, et Marcel Dalio que Gaston Modot. Ils ont disparu, et ils sont là.

Je crois à la comparution devant les morts. Je voudrais que, là où ils sont, mes grands-parents puissent savoir que je leur suis resté fidèle. Ils ne parleront plus mais je peux les nommer. Robert Lambron, l’officier de spahis qui fut détaché au Deuxième Bureau, et chez qui j’ai lu autrefois des livres qui parlaient de guerre secrète. Pierre Denis, l’ouvrier métallo de la Nièvre, qui avait fait sauter des trains, lisait L’Humanité Dimanche et regardait avec douceur les arbres croître dans son verger.

Nos vies sont des jardins. J’ai aimé Paris parce que les lieux du savoir et de la justice y étaient indissociables de la science des pétales, le cloître du lycée Henri-IV, la cour buissonnante de la rue d’Ulm, les parterres du Palais-Royal. Les fleurs passent pour revenir.

Cette vie nous offre sans cesse des saisons, et la littérature des phrases qui disent la perte et l’espoir. À quelques jours de cette cérémonie, j’ai lu ces mots dans le dernier livre de Patti Smith : « Je veux entendre la voix de ma mère. Je veux revoir mes enfants quand ils étaient enfants. De grâce, restez pour l’éternité, dis-je à ceux que je connais. Ne vous en allez pas. » Ma mère est là cet après-midi, une reine du jardin qui fut institutrice et m’a donné la langue française. Aujourd’hui, je la lui rends.

Pendant les semaines où je préparais ce discours, je n’ai pu que tourner autour d’une question qui me paraissait centrale pour comprendre François Jacob : pourquoi cet homme à la conduite si héroïque est-il le même qui s’ingénia à percer les secrets du vivant ? Sans doute la guerre déclencha-t-elle chez lui un vœu de mémoire : expliquer la vie, c’était rendre hommage à ceux qui l’avaient perdue. Connaissant le prix de l’existence humaine, il était enclin à en percer les mystères. Ayant lutté frontalement contre la barbarie, il plaçait son honneur dans l’élucidation, c’est-à-dire dans le doute créatif.

« Rien n’est aussi dangereux que la certitude d’avoir raison », avertissait-il. Et aussi : « J’aime les idées fixes, à condition d’en changer. » François Jacob se voyait comme une succession de personnages différents, presque d’étrangers. Aux hurluberlus qui rêvaient de cloner les Prix Nobel pour obtenir une phalange d’élite, il répondait : « Il ne faut pas connaître les lauréats Nobel pour vouloir les reproduire. »

Tous ses amis le disent : devant la distinction de la parole et de l’être, devant l’élégance des raisonnements, et même dans ses fréquents silences, suprêmement intimidants jusqu’à parfois se faire glaciaux, ils sentaient la présence d’une intelligence souveraine, c’est-à-dire d’un homme qui n’abdiqua jamais sa part d’enfance. C’était un margrave du savoir. C’était un grand-duc de la vie.

Celle qui fut sa dernière épouse, Geneviève Barrier-Jacob, m’a plusieurs fois précisé quelle hiérarchie intérieure il établissait. En tout premier lieu, soldat de l’armée Leclerc, et il y tenait dur comme fer. Ensuite, compagnon de la Libération. En troisième lieu, prix Nobel de médecine. Enfin, grand-croix de la Légion d’honneur. Le reste, Mesdames et Messieurs de l’Académie, venait après.

Ajoutons que trois hommes seulement cumulèrent les dignités de lauréat du prix Nobel et de compagnon de la Libération : Winston Churchill, René Cassin et François Jacob, ce qui est unir, pour une fois, la Grande-Bretagne, le Conseil d’État et l’Institut Pasteur.

Nous sommes presque rendus. Vivant ayant déchiffré le vivant, François Jacob a retrouvé l’ombre des arbres. Des proches m’ont rapporté qu’au crépuscule de sa vie la biologie occupait moins ses pensées que les réminiscences de la France libre. François Jacob, jusque dans son grand âge, c’était un courage : le réveil de ses blessures, les élancements de douleurs tenaces lui rendaient extrêmement difficile la posture assise. Un courage, mais aussi un charme. Quand on abrite le génie de Pasteur dans l’élégante enveloppe d’un acteur de la Warner, toutes les sidérations sont possibles. Qui était-il, et qui sommes-nous ? Il aurait sans doute ratifié cette phrase de Cioran : « La conversation n’est féconde qu’entre esprits attachés à consolider leurs perplexités. » Non sans humour, et le sien pouvait être incisif, il aimait à dire que nous constituons un redoutable mélange d’acides nucléiques et de souvenirs, de désirs et de protéines.

Peut-être l’Académie française fut-elle l’un de ses laboratoires. En entrant dans votre Compagnie, François Jacob prit place dans un aquarium accueillant, selon la description de Jean Cocteau, « quarante sirènes à queue verte et à voix mélodieuse » qui le portèrent sans doute à réviser sa classification des espèces. La science est un vertige. Elle nous apprend, par exemple, que dans le temps de la présente séance, sous la voûte de ce vaisseau spatial dessiné par l’architecte Le Vau, la vitesse de la Terre nous aura fait parcourir 30 kilomètres par seconde, soit une cérémonie couvrant 216 000 kilomètres en deux heures, ce qui peut rendre immodeste, d’autant que l’on reste assis.

J’ai tenté de m’avancer avec modestie, mais debout, vers un homme que beaucoup ici connurent et dont je ne ferai jamais qu’effleurer le mystère. Emmanuel Berl évoquait en 1969 « la vitesse fulgurante de la génétique par rapport à celle de la littérature ». Comment, parfois, ne pas se sentir gourd ? François Jacob nous fait mesurer le privilège perdu d’avoir vécu dans une société où l’on côtoyait des héros. Il fut un professeur d’éblouissement devant le miracle du vivant. Et sa vie propose une réponse en acte à la lancinante question nietzschéenne : « Qu’est-ce qui est noble ? » Plus que jamais, elle nous reste posée.

Je sais aujourd’hui, Mesdames et Messieurs de l’Académie, à quel fauteuil vous m’avez élu. Les honneurs octroyés peuvent éveiller en chacun des émotions diverses, mais mon sentiment est le suivant : je vous sais gré d’avoir adressé un signe à un ancien petit garçon de province qui aimait les livres. C’est lui surtout qui vous remercie. Le temps des premières lectures est derrière nous : c’est-à-dire qu’il est devant nous. Il sera espéré autant qu’il a été hérité. Dans le labyrinthe du temps, j’ai rencontré un homme qui se nommait François Jacob. Je peine à le quitter.

Ce voyageur de l’intelligence a distillé de lui-même quelques images, celles que l’on porte en soi, celles par lesquelles on prend en considération les grâces et les silences de la vie. Elles tournent dans le presse-purée de l’Institut Pasteur comme au finale d’un roman de Nabokov.

Voici, dans le ballet du temps, un tableau d’enfance représentant Andromède livrée au monstre. Voici papa et l’oncle Henri fêtant à coup de bière et de bretzels la victoire du Front populaire. Voici la prémonition que l’existence serait dominée par « un invincible sentiment du devoir ». Voici la jeune fille éblouissante croisée dans une pâtisserie d’Étretat et dont on ne saisira que le prénom, Odile. Voici le jour du bac où l’on vous donne à commenter une page de Benjamin Constant. Et encore, le Guernica de Picasso contemplé à l’Exposition universelle de 1937. L’Italienne de Sestrières dont les cheveux avaient de fugitifs reflets vénitiens. La table de dissection de la faculté de médecine, quand les étudiants apprennent à repérer le nerf crural et l’artère fémorale. Les routes de juin 1940 où la radio diffusait des chansons de Charles Trenet. Le sergent aux grandes oreilles croisé à Aldershot et qui se nommait Raymond Aron. La Française de Piccadilly qui tarifait ses charmes mais glissa un billet de cinq livres dans la main du jeune médecin parce qu’il venait de rejoindre la France libre. Le calme de la nuit sur les ergs du Tchad. L’immense infirmier africain, Toubalba, qui dans les dunes tunisiennes murmurait : « Mais quand va-t-on tirer enfin ? » Les guerriers sikhs de la 8e armée britannique qui étranglaient les sentinelles ennemies avec de longs lacets de cuir. Le kaddish qui parfois résonna sur les tombes du désert. Les pommiers fleuris de l’été 1944 en Normandie. Le lit du Val-de-Grâce où l’on ne cesse d’extraire de votre corps des éclats de métal. L’ami revenu d’Allemagne qui, dans un dancing de Montmartre, relève sa manche pour laisser apparaître un matricule tatoué sur la peau. Les trois seuls survivants sur les vingt officiers que l’on côtoyait en 1940 dans une compagnie de marche à Dakar. Le sentiment que Paris sera toujours la cité des vies réinventées.

La musique de Bach résonnant quand l’on regarde pour la première fois une jeune femme qui deviendra la vôtre. La ferveur primesautière de Jacques Monod, qui jouait aussi bien du violoncelle que du microscope. Le premier voyage à New York coïncidant avec l’exposé par Watson et Crick de la structure de l’A.D.N. Le mystérieux sourire de nos enfants dans leur sommeil. Le jardin du Luxembourg un jour de neige où naît l’idée d’une expérience sur la division cellulaire. Une leçon inaugurale au Collège de France. Des symposiums de biologistes à Pasadena où l’on commence à entendre, dans les soirées, une étrange musique pop. Un avion qui vous conduit vers Stockholm avec Lwoff et Monod. Dans un salon de l’Élysée, les compagnons de la Libération reçus avec petits fours par le général de Gaulle, un peu alourdi, mais toujours gothique. L’aile d’un papillon final comme ceux que des grands-mères aimantes nous ont autrefois appris à nommer.

Mais, voyez, la lumière du printemps est revenue. Quand Georges Bernanos évoquait sa future disparition, il disait que c’est l’enfant en lui qui prendrait la tête de sa vie et rentrerait le premier dans la maison du Père. L’enfant est rentré. Écoutons une dernière fois la voix de François Jacob : « Je me sentais passionnément français. Par la culture, par la langue, par la tradition de ma famille, par les rêves qui m’avaient hanté durant toute la guerre. » Les théories passent, la grenouille reste, mais François Jacob inscrivit dans le sable et dans le ciel cette idée qui a pour nom la France. L’histoire n’est pas finie. Nous devons pour vivre cingler vers l’horizon. Toujours il nous faudra sortir d’Égypte pour marcher vers la lumière d’autres prairies. Nos vies sont des jardins où volètent des papillons. En nous, il y a un enfant émerveillé qui attend la fin de la nuit et les espérera toujours.