Discours de réception de Charles-Guillaume Étienne - 2e élection

Le 24 décembre 1829

Charles-Guillaume ÉTIENNE

M. Étienne, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Auger, y est venu prendre séance le jeudi 24 décembre 1829, et a prononcé le discours qui suit :

   

Messieurs,

Il est dans la vie d’un homme de lettres des émotions qu’il ne ressent qu’un seul jour, c’est celui où il s’assied pour la première fois au milieu de cette enceinte illustrée par de si grands souvenirs, où le disciple vient prendre place à côté de ses maîtres, et reçoit, devant l’élite de tous les talents et de toutes les hautes renommées, cette palme académique, noble but de son ambition et glorieuse récompense de ses travaux.

Les sensations qu’excite cette solennité imposante ne sont point nouvelles pour .moi, et ce n’est pas, après de longues années, une des moindres jouissances de ma vie littéraire de les éprouver encore. Moins vives cette fois, elles sont peut-être plus profondes ; et si la faveur inespérée de vos premiers suffrages me combla de joie, le jour où je viens reprendre, parmi vous, la place qu’ils m’avaient assignée, je suis pénétré d’un sentiment qui éteint en moi l’amertume des souvenirs, et remplit mon ame de ce bonheur qu’après une longue tourmente nous trouvons à rejoindre des amis, dont la tempête seule nous avait séparés.

Mais il est, Messieurs, une pensée qui attriste mon retour au milieu de vous, mes yeux y cherchent en vain un homme de lettres qui vous fut cher ; et quand je songe qu’en des temps difficiles il hâtait, de toute l’ardeur de ses vœux, le moment où nous devions nous rejoindre, je regrette d’avoir vu finir un exil dont le terme devait être celui de sa vie.

Oui, je me plais à le dire, dans les épanchements d’une correspondante intime, dont je peux parler aujourd’hui sans être indiscret, dans l’effusion de cette vieille amitié qui n’est jamais plus forte que lorsqu’elle se réveille dans un noble cœur, il voulait bien appeler un de ses plus beaux jours celui où nous nous retrouverions tous dans cet asile.

Hélas ! j’étais loin de prévoir que ce jour ne luirait pas pour lui, et que cette main fraternelle, qu’il m’eût été si doux de tendre à l’homme que vous chérissiez, était destinée au triste devoir de répandre quelques fleurs sur la tombe qui l’a ravi à vos travaux et à votre amitié.

Je n’ai plus, comme à ma première entrée dans cette savante compagnie, à vous peindre une vie littéraire qui se passa au milieu des jeux et des fêtes ; ce n’est plus ce disciple d’Anacréon dont la muse naïve et galante chanta les amours des bergers et charma des accords de sa lyre les nobles échos de Chantilly. Alors je n’avais à fixer vos regards que sur de riants tableaux ; c’était un aimable vieillard dont les jours insouciants et légers s’écoulèrent sans qu’aucune amertume en troublât le cours si lent et si rapide ; c’était Laujon auquel, sur le déclin de sa vie, vous ouvrîtes ce sanctuaire, comme pour le faire passer doucement à cet autre Élysée où il allait rejoindre une joyeuse élite de troubadours compagnons de ses travaux et de ses plaisirs.

Aujourd’hui ce sont de plus sévères images, c’est une vie sérieuse, méditative, c’est un homme qui ne rechercha de plaisirs que les charmes de l’étude, de fêtes que les solennités des arts ; qui fréquenta plus les bibliothèques que les palais, et connut beaucoup mieux les moralistes que les courtisans ; c’est un grave écrivain qui amassa lentement les trésors de la science, et les accrut toujours sans cesser de les répandre ; qui eut le rare mérite de devenir l’ami de ceux-là même dont il avait le moins flatté les défauts, et d’arriver par le chemin si long et si épineux de la critique dans cette enceinte où il ne conduit guère, et où il est si honorable de parvenir quand on présente hardiment, comme son premier titre aux suffrages de gens de lettres, celui d’avoir été leur juge.

Tel fut le savant académicien dont vous déplorez la perte ; à une sagacité exquise, à une raison qui s’était fortifiée dans le commerce des plus grands écrivains de l’antiquité et des temps modernes, il joignait un goût délicat et sévère, qu’avait perfectionné l’étude, et que n’altéra jamais la contagion des mauvaises doctrines.

Cette première époque de la vie, où notre jeune intelligence est initiée aux beautés classiques de la Grèce et de Rome, et qu’interrompent bientôt les soins de l’avenir et trop souvent les chimères de l’ambition, fut pour lui le commencement de toute une carrière. Le jour où il ouvrit un livre décida de sa vie ; en quittant le premier sanctuaire des études, il ne les discontinua point, il ne se sépara ni de Virgile ni d’Horace. Alors, cependant, toutes les routes étaient ouvertes au talent ; dans ce vaste ébranlement des existences, dans ce travail d’une société qui se recompose, où tout avait disparu et où tout était vacant ; que de chances, que d’attraits pour un homme doué d’une ame jeune, ardente, qui sentait sa force et qui n’avait, pour ainsi dire, qu’à choisir sa place !

Mais, c’est parmi vous, Messieurs, qu’il l’avait marquée ; sa patiente ambition attendait la couronne académique comme la plus noble fortune, il ne rêvait le bonheur d’un long avenir que dans les faveurs des lettres, et n’aspirait qu’à entrer dans ce savant aréopage, sous l’escorte des grands hommes qui l’y avaient précédé, et au génie desquels il dévoua le culte de tous ses travaux, de toutes ses affections.

Imprégné, pour ainsi dire, de leur esprit, initié aux mystères savants de leurs compositions, en ayant extrait tout ce qu’elles renferment de grand, de noble, d’utile, et chargé de ce précieux butin, levé sur ce que la science a de plus profond, la morale de plus élevé, l’éloquence de plus sublime, il voulait le rapporter à sa source et faire reparaître dans cette enceinte où nous avons l’honorable mission de garder le dépôt pur et sacré de la langue, les souvenirs et les traditions de ces illustres modèles qui la fixèrent et en portèrent si loin la gloire et la splendeur.

Il est beau, sans doute, Messieurs, de conquérir vos suffrages par ces succès d’éclat qui électrisent tout un peuple, de parvenir au sommet des honneurs littéraires porté sur les ailes brillantes et rapides de la renommée ; mais il est à votre adoption des titres qui, s’ils sont plus modestes, ne sont pas moins vrais et moins puissants ; qui, s’ils ne frappent pas vivement un public insouciant et distrait, n’échappent point à vos yeux attentifs : ce sont ces études sérieuses, cette élaboration lente de la pensée, cet esprit d’observation, de rapprochement, d’analyse, et, si je puis m’exprimer ainsi, cette anatomie comparée de toutes les littératures ; ce sont ces patientes investigations qui suivent l’esprit humain dans tous ses développements, marquent d’une main ferme et sûre l’époque de ses progrès et de ses décadences, renouent le fil interrompu des traditions, et explorant pas à pas toutes les déviations et toutes les sinuosités, remontent laborieusement à toutes les sources.

Tel fut le rare mérite de M. Auger, tel fut le caractère de son esprit essentiellement scrutateur. C’est parmi les hautes renommées des deux grands siècles qui ont précédé le nôtre, que se plaisait sa raison éclairée et sévère. Il s’était fait le contemporain de tous les grands hommes qui les ont illustrés ; il ne quittait La Fontaine et Boileau que pour réfléchir avec Duclos et avec La Bruyère ; et quand son esprit s’était fatigué à suivre Pascal, Bossuet et Montesquieu, dans leurs sublimes profondeurs, il se reposait sur les pages brillantes de Voltaire, et aimait à se jouer tour à tour avec les fictions ingénieuses d’Hamilton, et avec les graves simples et piquantes des La Fayette, des Deshoulières et des Sévigné.

Il leur rendait un tel culte, qu’il aurait cru perdre tous les travaux qu’il ne leur eût pas consacrés ; il était plus jaloux de leur renom que de la sienne ; désespérant de les surpasser ou de les atteindre, il mettait donc son ambition à populariser leur gloire.

Ce fut à Boileau qu’il éleva le premier monument de son admiration et qu’il dut sa première couronne ; à Boileau, qu’alors il était si naturel de louer et qu’aujourd’hui il faudrait presque défendre ; à ce grand poète que les uns traitent d’écrivain timide et les autres de philosophe audacieux, dont la médiocrité déprécie les ouvrages, tandis que le fanatisme les mutile. Qui l’a vengé mieux que M. Auger, des dédains affectés d’une cabale qui se croit une école, et dont la répugnance pour ses écrits s’explique par l’antipathie que des condamnés ont pour leur juge ?

Boileau admirait Molière, et M. Auger, trop fidèle à la rigueur inflexible du législateur de notre Parnasse, rechercha avec une exactitude, peut-être un peu minutieuse, les taches légères qui disparaissent parmi tant de beautés ; c’est moins comme poète que comme philosophe que doit être apprécié le grand homme, dont la France est si justement fière. M. Auger, lui-même, en parlant de l’éloge qu’en a fait Champfort, lui reproche de n’avoir embrassé, toute la grandeur de son sujet : « mais qui pourrait se flatter de le remplir, dit-il,c’est-à-dire de pénétrer toute la profondeur, toute l’étendue du génie de Molière, et d’en parler avec une élévation digne de sa sublimité ! Il aurait fallu un bien rare mélange de sagacité, de force et d’éloquence. »

Ces qualités qu’il réclamait comme indispensables dans l’homme appelé à mesurer toute la hauteur de Molière, M. Auger les avait en lui-même. Qui, mieux que lui, pouvait apprécier l’influence de ce beau génie sur son siècle ? et combien ne doit-on pas éprouver de regrets qu’il ait été découragé à l’aspect de difficultés qu’il eût si facilement vaincues, et que sa modestie nous ait privés d’une étude approfondie qui lui eût assigné, parmi les moralistes, le haut rang qu’il occupera toujours parmi les philologues.

N’attendez pas, Messieurs, que je le suive dans l’immensité des travaux analytiques, des leçons savantes qui s’échappaient chaque jour de ce trésor de connaissances qu’il avait amassées et qu’il distribuait avec une si généreuse profusion. Le public jouit de ces richesses presque sans apercevoir la main qui les répand, de même que le sol se fertilise par ces phénomènes dont le secret reste inconnu au vulgaire qui en recueille les bienfaits, mais qui n’en pénètre pas les causes.

Grace aux rapides communications de la pensée et à l’action simultanée de la presse, le critique consciencieux, le philosophe, dans la solitude de leur cabinet, se font entendre partout ; ce n’est plus dans l’étroite enceinte de l’école ou du portique que se resserre le cercle de leurs disciples, ils ont tous les peuples pour auditeurs, et le monde entier pour juge.

La vie de M. Auger ne fut qu’un long cours de littérature, et il ne pensait pas que les hautes régions de la société eussent des droits exclusifs à l’instruction ; il voulait que ses premiers éléments pénétrassent dans les classes les plus humbles et les plus utiles, que le travail ne fût pas sans vertu. Cet enseignement moral et rapide qui économise le temps, premier trésor de l’homme laborieux, cette méthode que l’esprit de faction dénonce comme un fléau, et qu’un siècle éclairé célèbre comme une conquête, n’avait pas de partisan plus sincère et plus convaincu.

M. Auger était du nombre de ceux qui croient que les gouvernements n’ont intérêt à tenir les peuples dans l’ignorance que lorsqu’ils ont intérêt à les tromper.

Toutefois une réflexion chagrine lui échappait : « Cette institution si féconde en excellents effets, disait-il, sera-t-elle adoptée parmi vous ? Je le souhaite plus que je ne l’espère. Nous sommes dans un pays où malheureusement l’habitude, le préjugé et l’intérêt conspirent avec trop de succès contre les meilleures choses ! »

Ses craintes n’étaient pas vaines ; depuis quinze ans qu’il a écrit ces paroles, la lutte a été vive, opiniâtre : malheureusement elle dure encore : mais le triomphe n’est plus douteux, nous en avons pour garant les généreuses intentions d’un prince qui veut que le peuple soit instruit, parce qu’il désire que le peuple soit heureux ; d’un prince qui n’a pas oublié les nobles vœux de deux rois populaires, que M. Auger, au sujet de la nouvelle méthode, rappelle et rapproche avec tant de bonheur.

« J’établirai, écrivait Henri IV aux magistrats de la ville de Beauvais, de si bons précepteurs à toute la jeunesse française que la gloire en volera jusqu’aux confins de l’Inde. »

Et Georges III, roi d’Angleterre , a dit : « J’espère voir le jour où tous les enfants pauvres de mes royaumes seront en état de lire la Bible. »

Ces vœux paternels, il est donné au prince qui règne aujourd’hui sur la France de les accomplir ; grace à des institutions placées sous la garde de sa parole, le travail libre et honoré, la richesse publique divisée en des milliers de canaux qui répandent partout la fécondité et la vie, l’aisance qui amène l’instruction, l’instruction qui double l’aisance, réservent à Charles X le bonheur que rêvaient deux monarques amis du peuple et qui doit être la plus douce, la plus noble jouissance pour le prince appelé à recueillir les bénédictions qu’ils ont méritées.

Mais si la raison de M. Auger souriait à ces heureuses tentatives qui ont pour but d’améliorer l’état moral des Sociétés, elle repoussait, de toute son énergie, ces essais aventureux d’un prétendu esprit de réforme qui, brisant tous les freins qu’oppose le goût aux caprices et aux emportements de l’imagination, ne respecte ni les traditions ni les chefs-d’œuvre consacrés, et veut, dans une folle présomption, reconstruire un nouveau Parnasse sur les ruines de l’ancien.

L’admirateur de Boileau pouvait-il voir sans une colère généreuse les divinités du temple où il sacrifia, insultées jusque sur le piédestal où les avait placées l’orgueil de la patrie, et des dieux étrangers usurper les hommages et l’encens de sa religieuse gratitude ?

Sans doute il n’était point assez esclave de ses vieilles admirations pour ne pas applaudir à ces nobles témérités qui s’élancent vers des régions inconnues, et qui, n’espérant que de faibles lauriers d’une terre fatiguée d’en produire, aspirent à en moissonner sur un sol neuf dont il appartient au génie de féconder la jeunesse.

Il comprenait très-bien que la littérature doit suivre le mouvement des esprits et la révolution des mœurs ; qu’imiter sans cesse une nature n’est plus, que modeler toujours son siècle sur les siècles passés, c’est immobiliser la pensée humaine, c’est vouloir arrêter le temps dans sa marche ; mais il pensait, comme tous les esprits sages, que plus un peuple s’élève en raison, en lumières, plus on doit s’attacher à ne mettre sous ses yeux que des imitations d’une nature choisie, et que les délicatesses du goût ne sont pas incompatibles avec les hardiesses de la création.

Et s’il permettait au talent de restituer au langage noble de la poésie des mots qu’en avaient bannis comme roturiers les scrupules d’une pruderie méticuleuse, il poursuivait d’une impitoyable critique certains esprits qui, parce qu’on a trop dit peut-être que le génie est inégal, se sont persuadé qu’il fallait courir après l’inégalité pour rencontrer le génie, et qui, pour échapper à ce qu’ils appellent la décrépitude d’une littérature éteinte, remontent, sans s’en douter, jusqu’à son enfance : novateurs rétrogrades qui voulant écrire mieux que Racine n’écrivent pas autrement que Ronsard, et pour lesquels on dirait que Malherbe n’est pas venu.

C’est à sa carrière laborieuse, c’est à sa longue culture des lettres, Messieurs, que M. Auger avait dû vos premiers suffrages ; sa religieuse assiduité à tous vos travaux, sa fidélité aux vraies doctrines, la sage énergie avec laquelle il les soutint contre les invasions d’un zèle plus ambitieux qu’éclairé, le rendirent, dans ses dernières années, digne d’une nouvelle marque de votre confiance, et l’élevèrent à un poste auquel on voit que vous attachez un haut prix, si l’on jette les yeux sur l’académicien qui l’y précéda et sur celui qui lui a succédé.

Le voilà parvenu au comble de ses vœux ; il a vu se réaliser tous les rêves de sa vie ; une noble existence littéraire, une compagne douée de toutes les graces et de toutes les vertus, une jeune famille qu’il voyait croître avec orgueil, et dont les douces caresses le délassaient de ses travaux, un cercle d’amis peu nombreux, mais anciens, mais fidèles ; enfin toutes les jouissances de l’esprit, toutes les affections du cœur, répandaient autour de lui ce bonheur pur et vrai que l’académicien qui préside à cette solennité a si bien décrit, parce qu’il l’a peint d’après lui-même.

Hélas ! c’est lorsque le présent lui offre tant de charmes, l’avenir tant de douceur, qu’un sombre nuage s’épaissit sur ses yeux ; l’étude qui était pour lui un repos, n’est plus qu’une fatigue ; ses travaux sont sans plaisir, ses livres sans attraits ; les soins empressés de la tendresse, les touchantes consolations de l’amitié pénètre son ame, mais ne la guérissent point.

Soudain ce fils de Thalie, à la mémoire duquel deux voix éloquentes viennent de rendre un si juste hommage, est ravi à l’art qu’il avait illustré. Et quand nous entourions, dans un morne silence, ses restes inanimés, alors que les chants funèbres nous remplissaient d’une douleur religieuse et sombre, nos yeux cherchaient avec inquiétude le fidèle ami de Picard, Auger était absent !

Une sinistre rumeur parcourt les voûtes du temple ! Vous rappelez-vous ce terrible instant où la mort vient frapper d’un second coup nos cœurs déchirés ; ces regrets qui se mêlent, ces sanglots qui se confondent, et ce double deuil dont s’enveloppent les lettres éplorées ?

O triste infirmité de notre nature ! O fragilité des raisons les plus fermes comme des plus puissants génies ! Cet abîme que Pascal voyait sans cesse à ses pieds, M. Auger y tomba.