Discours de réception de Saint-Ange

Le 5 septembre 1810

Ange-François FARIAU, dit de SAINT-ANGE

M. de Saint-Ange ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Urbain Domergue, y est venu prendre séance le mercredi 5 septembre 1810, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

La récompense que la faveur de vos suffrages m’accorde en ce jour a été l’objet des travaux de toute ma vie. Elle a été le principe de mon émulation, l’unique but de mon ambition. Je n’en ai point connu d’autres, et jamais aucun autre intérêt n’en a distrait mes pensées. Au moment où, après de longues années, j’obtiens le prix de ma persévérance, je revois avec une grande satisfaction assis encore parmi vous quelques-uns des premiers juges d’un talent naissant, qu’ils couronnent aujourd’hui après l’avoir encouragé, et, pour ainsi dire, créé par leurs suffrages dans ma première jeunesse. Si une cruelle maladie, sans trêve et sans remède, ne me permet pas de goûter, comme je le voudrais, la joie d’être admis dans le premier corps littéraire de la France et de l’Europe, cet honneur ne me pénètre pas moins de la plus vive reconnaissance. Je le regarde comme un titre à inscrire sur ma tombe, et, ce qui me touche bien plus, comme une recommandation, non moins utile qu’honorable, que je puis léguer à ma famille.

Je fais violence en ce moment aux souffrances continuelles et intolérables qui m’avertissent que l’ombre de l’académicien que je remplace attend la mienne, et qui me font dire, comme le vieux Lusignan dans Zaïre :

Mes maux m’ont affaibli plus encor que mes ans.

Je les surmonte autant que je le puis, pour tracer, en y mêlant quelques réflexions, une esquisse des progrès de la science grammaticale depuis Vaugelas jusqu’à M. Domergue, et pour répandre d’une main tremblante quelques fleurs et quelques grains d’encens sur sa cendre.

Une langue, dans son origine, est barbare et grossière comme le peuple qui la parle par l’instinct du besoin. Ouvrage du hasard et de l’ignorance, ce n’est qu’un jargon brut, un alliage bizarre et confus d’idiotismes mal assortis, un amas, de mots rudes, dont l’orthographe, la prononciation, le sens même, ne sont pas fixés. Elle se dégrossit à mesure que la société se police et se perfectionne. Enfin l’esprit de réflexion vient mettre quelque ordre dans ce chaos d’irrégularités. Il tâche d’expliquer par la raison les lois établies par l’aveugle instinct de l’usage. C’est là que commence l’ouvrage de la grammaire.

Notre langue, qui, aujourd’hui, élégante et nombreuse, joint la précision à la clarté, les grâces à l’énergie, qui se plie à tous les styles et à tous les tons ; qui, sachant tout exprimer et tout peindre, suffit aux besoins de la raison, du génie et du sentiment, et qui est devenue en quelque sorte une langue universelle, qu’était-elle à sa naissance ? Qu’a-t-elle été longtemps dans ses tardifs accroissements ? Ce ne fut que sous François Ier, qui mérita le nom de Restaurateur des lettres, qu’elle perdit sa rouille gothique, et qu’elle se para de ces grâces naïves qui nous charment encore dans les auteurs de ce temps. Elle ne cessa de se polir depuis ; et sa naïveté, en quelque sorte bourgeoise, s’anoblit par degrés. Mais qu’elle était loin encore d’être ce qu’elle est, avant l’institution de l’Académie française !

Bientôt après, comme s’il eût été donné à Louis XIV que tous les arts, tous les talents, tous les genres de littérature fleuriraient sous son règne, d’excellents esprits cultivèrent à l’envi la science grammaticale. On sait que Vaugelas, Ménage, Patru, Dangeau, Bouhours, Buffler, Régnier-Desmarais, rendirent à cet égard de grands services à la nation ; et s’ils ont été surpassés depuis, on ne-pourrait les oublier et les déprimer sans injustice et sans ingratitude. Ces écrivains, pleins de goût et d’érudition, éclaircirent des difficultés particulières ; ils posèrent des principes, mais ils n’en cherchèrent pas la raison métaphysique ; ils consacrèrent l’autorité de l’usage, mais ils n’expliquèrent pas cette logique d’instinct qui fut son guide secret dans les lois que le hasard et le besoin de chaque instant avaient successivement établies sous son influence. Enfin, ils n’eurent point la clef des opérations mystérieuses de l’entendement humain dans la formation du langage.

Eh quoi ! la philosophie de la science grammaticale manqua-t-elle donc à la gloire du grand siècle ? Non, Messieurs. Les écrivains de Port-Royal appliquèrent à l’art du langage leur métaphysique mâle et savante ; ils creusèrent suffisamment et établirent solidement les fondements des langues en général, et de la nôtre en particulier ; ils prouvèrent les premiers que si chaque langue a ses tours propres et ses usages différents, il n’y a qu’une grammaire pour toutes les langues, parce qu’il n’y a qu’une logique pour tous les hommes. Enfin, ils ouvrirent la route à ceux qui, depuis, avec plus de hardiesse, ont soumis à l’analyse et à l’examen les idées reçues dans l’enseignement de la grammaire, pour les réformer sur des principes plus approfondis encore, mieux liés ensemble et plus simplifiés.

Ce fut vers le milieu du dix-huitième siècle que l’abbé Girard, de l’Académie française, instruit par les leçons de ces maîtres savants, et qui avait appris d’eux à ne voir que par ses yeux et à ne point parler science sur la foi d’autrui, publia une Théorie des vrais principes de la langue française, développée sur un plan neuf, méthodique et complet. Ses Synonymes français lui avaient déjà acquis la réputation d’un grammairien du premier ordre ; et il la méritait, puisque Voltaire a dit « que ce livre subsisterait autant que notre langue, et servirait même à la faire subsister. » Mais j’ose dire à mon tour, que ses Synonymes ne furent que l’ouvrage de son esprit, et que sa grammaire est l’œuvre de son génie. Avant lui, une routine consacrée dans les classes avait assujetti à la méthode latine le mode d’enseignement de la syntaxe française ; il se dégagea des chaînes collégiales de cette habitude, et ne consulta que le génie de notre langue, qui diffère essentiellement du génie de la langue latine. Il n’eut pas plus de respect pour les préjugés des écoles dans la dénomination de ces espèces de mots appelés parties d’oraison ; il leur donne des noms convenables et bien expliqués, qui distinguent et désignent clairement leurs fonctions dans l’expression orale de la pensée et dans la composition grammaticale de la phrase. La nouveauté de son système n’est qu’apparente ; elle n’est pas dans la réalité, puisque ce système étant celui de la langue, il a toujours subsisté avec elle : suivi aveuglément dans la pratique, il était méconnu dans la spéculation ; d’ailleurs, la nouveauté, loin d’être un défaut, est un mérite de plus quand elle tend au vrai et à la perfection de l’art. Voulant éviter la sécheresse dogmatique dans un genre de littérature peu susceptible d’ornements, il eut malheureusement recours à une diction à la fois technique et fleurie, figurée et scientifique, et beaucoup trop prolixe, qui répand les nuages de la diffusion et de l’afféterie sur ses idées neuves et originales, et qui fatigue et éblouit l’attention du commun des lecteurs ; mais si sa grammaire n’est pas usuelle, si elle a été abandonnée du vulgaire, les savants ont bien su en faire leur profit. Les excellentes, notes de Duclos sur la grammaire générale et raisonnée de Port-Royal sont presque toutes des corollaires des vrais principes de Girard ; et beaucoup de professeurs modernes de cette science, en déguisant les obligations qu’ils avaient à son livre, n’ont fait le plus souvent que l’abréger et l’extraire.

Il n’y a point de nation, peut-être, qui compte autant de grammairiens philosophes que la nôtre. À l’exemple de Girard, Dumarsais, Condillac, Beauzée, d’Olivet, Marmontel et beaucoup d’autres se sont livrés à l’étude de cette science, qui demande autant de goût que de sagacité et de justesse d’esprit, pour découvrir et expliquer toute la sublime logique du langage humain, où chaque mot exige une combinaison fondée sur un grand sens, comme sur une théorie également subtile et lumineuse. Ils ont approfondi tous les secrets de la métaphysique, toutes les règles de la syntaxe et de la prosodie de notre langue. Ils semblaient avoir fermé la carrière grammaticale, et n’avoir rien laissé à dire après eux. À leur suite, M. Domergue est venu, et, par ses vues nouvelles, a su se distinguer en ce genre, et se placer au rang de ces auteurs célèbres.

À en juger par le titre de ses livres, Solutions grammaticales, Manuel des Étrangers, ils semblent n’être faits que pour des écoliers ou des étrangers. Mais le Français qui sait le mieux sa langue, y trouve des leçons dont il profite, et s’étonne de n’être quelquefois lui-même qu’un écolier et qu’un étranger. Vaugelas dans ses Remarques, et Bouhours dans ses Doutes sur la langue, ont éclairci beaucoup de difficultés particulières, qui, grâce à eux, n’en sont plus aujourd’hui pour nous ; mais comme ils n’ont pas embrassé le système général de l’art du langage, lors même qu’ils ont trouvé la vérité, ils n’ont pas donné le secret de la découvrir dans d’autres rencontres. Mon prédécesseur, qui était à la fois philologue et philosophe, a résolu une foule de doutes et de questions piquantes qui n’étaient point encore résolus, ou qui ne l’étaient que d’une manière vague et obscure. La solution des divers problèmes qu’il propose (car la métaphysique du langage a ses problèmes comme la géométrie), découle de principes sûrs, invariables, universels comme la logique dont ils émanent, et applicables, dans toutes les circonstances, aux difficultés qui pourraient embarrasser, et qui semblent renaître des efforts même que l’on fait pour les résoudre.

Sa Grammaire, consacrée aux jeunes élèves de l’un et l’autre sexe, présente les règles dépouillées de joute discussion et mises à la portée de l’intelligence la plus commune. Ce qui la caractérise, c’est qu’elle est à la fois élémentaire et transcendante. Il ne s’y mêle aucune espèce de système ; c’est toujours la raison qui, motivant les règles, et les épurant au creuset de l’analyse, consacre ou quelquefois réforme l’usage. Cette Grammaire, vraiment classique, aurait eu le plus de cours dans les classes des lycées et des écoles publiques, et dans l’enseignement particulier, si par malheur l’ambition d’innover sans nécessité et de se singulariser parmi tous les grammairiens venus avant lui, ne lui avait fait abandonner les dénominations des parties constructives du discours généralement reçues par les plus habiles, pour y substituer un seul terme, attribut, modifié à la vérité par un adjectif ou par une préposition qui diversifient sa signification ; mais cette ressemblance identique du même mot appliqué à divers emplois, loin d’éclaircir la matière, embrouille, par l’abus de la science, ce qui, par sa nature, était très-clair et très-intelligible. On ne peut trop se garder de toute innovation qui n’est pas légitimée par le besoin. Elle tient de la prétention ou de la bizarrerie, et l’on sait que l’une et l’autre déplaisent en tout genre.

Ses Exercices orthographiques, distribués avec un ordre et une méthode qui facilitent l’instruction, effrayent par le nombre infini de réflexions de détail, d’observations et de recherches minutieuses et néanmoins philosophiques, que suppose la composition de ce livre. Doit-on être étonné, après cela, que celui qui avait la conscience de son travail immense et continuel sur la langue, et des notions fines et exactes qui en étaient le fruit, ait dit un jour à M. Bitaubé, dans une conversation, que Voltaire ne savait pas la grammaire ? « Ce que vous me dites, lui répondit M. Bitaubé, me fait grand plaisir ; car cela me prouve qu’on peut s’en passer, sans écrire plus mal. » Était-ce donc une absurdité qu’il avait dite, comme la réponse ingénieuse du traducteur d’Homère semble le faire entendre ? Non, Messieurs. Enthousiaste de son art, il avait voulu dire qu’on ne pouvait savoir la grammaire comme lui, si on n’en avait pas fait comme lui l’étude exclusive de sa vie entière ; ce qui ne sera pas contesté par les écrivains les plus instruits qui se trouvent tous les jours embarrassés dans la pratique et dans la théorie. On est fâché que, dans ses Exercices orthographiques, comme dans sa Grammaire, il ait eu recours à certains termes d’une création nouvelle et d’une fabrique un peu étrange, qui effarouchent beaucoup de lecteurs, et qui suffisent pour jeter une sorte de ridicule sur une instruction qui, sans cela, serait d’une utilité plus commune et plus générale.

Au surplus, si, grâce à nos grands prosateurs et à nos grands poëtes, notre langue est aujourd’hui fixée, grâce à nos écrivains philologues, il n’est pas à craindre qu’elle s’altère, et que les principes en soient jamais méconnus. Les Grecs et les Romains ne nous ont laissé ni dictionnaire, ni rudiment, ni synonymes, ni prosodie. C’est en lisant leurs auteurs que nous avons découvert et conquis la connaissance de leur langue. Mais nous avons pris de telles précautions pour perfectionner et perpétuer la nôtre, que si jamais elle devenait une langue savante, il serait facile d’apprendre à connaître les beautés et à démêler les défauts de Corneille, de Pascal, de Bossuet, de Despréaux, de Fénelon, de Racine, de Molière, et même de la Fontaine ; et les écrits de l’académicien que nous regrettons suffiraient presque seuls à révéler à l’avenir les mystères les plus secrets de notre idiome.

La langue exacte ne fut pas le seul objet de ses études et de ses méditations. La langue ornée exerça aussi la justesse de son goût et la sagacité de son esprit. Mais, quoiqu’il joignit à la perspicacité de son jugement assez d’imagination pour sentir celle des orateurs et des poètes, il semble proscrire tout emploi de la langue dont on ne peut rendre compte par une loi connue. Il ne veut pas admettre que s’il y a des idiotismes consacrés, qui sont les priviléges du génie de la langue, il y a aussi des hardiesses d’instinct, qui sont les priviléges du génie des grands écrivains. Ces beautés de style qui leur appartiennent en propre, ces expressions que l’on nomme expressions trouvées, ces licences qu’on appelle poétiques, n’étaient à ses yeux que des irrégularités défectueuses. Il ne s’apercevait pas qu’elles n’étaient point contre les règles, mais au-dessus des règles. Aussi admirait-il que, dans Quinault, poëte lyrique, assujetti au double joug de l’art poétique et du chant musical, il se trouvât, selon lui, moins de fautes de langue que dans Boileau et dans Racine. S’il eût été un meilleur juge en poésie, il eût compris que si Quinault paraît à un grammairien plus pur et plus correct que Boileau et Racine, c’est qu’il a moins de hardiesse et de vivacité dans les tours, moins de figures et d’inversions dans le style, moins d’énergie et de sublimité dans les pensées, moins de chaleur et de véhémence dans les sentiments.

Plein d’un zèle en quelque sorte religieux pour la propagation de sa science, M. Domergue avait créé une espèce de jury pour la langue française. Il était l’âme et le chef de ce tribunal de première instance, où l’on pouvait s’adresser pour résoudre toutes les difficultés relatives aux règles, aux locutions, et même à la prononciation et à l’orthographe. On y avait recours de tous les départements de la France, et même des pays étrangers. Il faisait imprimer ses solutions journalières, et, pour ainsi dire, périodiques ; il en résultera un recueil très-utile et même très-agréable à lire. Il n’est pas aisé de professer ainsi la langue française à Paris. L’Académie a presque toujours confirmé ses décisions. Cette espèce d’institution grammaticale, dont l’abbé Daubignac avait dans son temps donné l’exemple, fera honneur à sa mémoire.

Réfugié dans le sein de son étude chérie, sa vie, comme son caractère, était heureuse et tranquille, lorsqu’il fut attaqué d’une hernie horrible et douloureuse, qui en abrégea la durée, et fit de ses dernières années un long supplice. Mais la douleur ne lui ôtait pas son esprit : il oubliait tous ses maux lorsqu’on lui proposait à discuter une question de grammaire, et l’on peut dire qu’il s’en occupa jusqu’au dernier soupir.

Il a terminé sa carrière au milieu des fêtes qu’avait occasionnées dans cette capitale une alliance illustre, que l’histoire comptera parmi les plus hautes conceptions politiques du héros conquérant et législateur dont le génie, plus vaste que son empire, ne conçoit, ne fait rien que de grand et d’extraordinaire. Il a précédé, il a étonné l’opinion : mais l’opinion l’a suivi, et a découvert tout ce qu’une si grande pensée assurait de gloire à la France et de bonheur au monde. Hélas ! ces fêtes brillantes, je ne les ai point vues. Je n’ai pu mêler ma faible voix aux chants d’hymen des poëtes qui ont monté leur lyre pour célébrer cette union auguste et solennelle. Le travail des vers demande du repos d’esprit, de l’imagination, de la verve, et un malade infirme et souffrant n’en a pas. Un malheureux peut-il chanter le bonheur ? Que dis-je, Messieurs ? J’oublie en ce moment que je le suis. Je me crois, je me sens heureux au milieu de vous. Ce sentiment, si longtemps inconnu, si longtemps inespéré pour moi, est à la fois le plus touchant effet et le plus digne hommage de ma reconnaissance.