Harangue au Roi sur ses heureuses conquêtes

Le 25 juillet 1676

Paul PELLISSON

HARANGUE au Roi, sur ses heureuses Conquêtes, prononcée le 25 Juillet 1676, par Mr. PELISSON, alors Directeur de l’Académie.

 

SIRE,

CETTE joie générale et publique du Retour et des Conquêtes de VOTRE MAJESTÉ, ne peut éclater ailleurs, ni plus vivement, ni plus justement, que dans l’Académie Française. Quand chacun revoit avec un nouveau plaisir un très-grand Roi, très-bon Maître, nous ajoutons par-dessus les autres, un Protecteur très-auguste, qui n’a daigné prendre ce titre que pour nous. S’ils goûtent également le repos qu’on doit à ses travaux héroïques, nous joignons celui des Muses à celui de l’État. Si parmi tant d’autres biens, la gloire immortelle de VOTRE MAJESTÉ qui honore son Royaume et son siècle, touche principalement les esprits, elle ne se répand pas seulement sur nous comme sur tous les Français, elle est proprement notre partage, l’objet de nos veilles, l’espérance de notre gloire même, et de cette IMMORTALITÉ[1] que nous cherchons par nos écrits. Que nous serions heureux, SIRE, si dans ces communs devoirs nos expressions nous distinguaient autant que nos sentiments ! Mais c’est le propre de la grande admiration et de toutes les passions violentes, de donner la voix aux muets, et de rendre l’Éloquence muette. Le Peuple, jusqu’au plus bas, jusqu’à celui qu’on prendrait pour insensible, parle en ces occasions d’une manière si naturelle et si vive, que nulle étude ne la saurait imiter ? Ces Compagnies illustres, oracles de la Justice qui semblaient ne se devoir expliquer que par des Arrêts, deviennent pour VOTRE MAJESTÉ fertiles en riches et brillants Panégyriques ; L’Académie après avoir cultivé avec tant de peine l’Art de bien parler, n’a point de paroles en un sujet si ample, presque réduite à honorer par sa confusion et par son silence, ce qu’elle ne peut ni relever, ni égaler par ses Discours. Peut-être qu’une si vive lumière éblouit davantage ceux qui comme nous n’en détournent jamais leurs regards. Peut-être que devant également le tribut de nos louanges à toutes les grandes Actions de VOTRE MAJESTÉ, à peine nous arrêtons-nous sur l’une que toutes les autres nous rappellent, et rendent nos efforts inutiles pour être trop partagés. En effet, SIRE, que laisser et que choisir dans cette abondance de matière, et cette courte étendue de travail ! Il est vrai qu’on nommera désormais CONDÉ et BOUCHAIN parmi les premières Places du monde, par les circonstances et par les suites de leur conquête. Il est vrai que nous aurons éternellement devant les yeux la justesse du projet ſurpassé par celle de l’exécution ; l’armée ennemie deux fois accourue, non pas au secours mais au spectacle, vaincue sans avoir même l’honneur de combattre ; contente d’admirer un Roi, soit qu’il se présente, soit qu’il se retire en Bataille, toujours également maître de lui-même, des siens, et des Ennemis, et dont le cœur magnanime compte pour le premier fruit d’une si belle victoire, de pouvoir se rendre plus facile à la Paix.[2] Il est vrai enfin qu’on pense et qu’on sent encore, en parlant à VOTRE MAJESTÉ, tout ce qu’on pensait, tout ce qu’on sentait auprès d’elle en ce beau jour lorsque la voyant si libre dans un péril si proche, on condamnait un moment avec tout l’État les mouvements trop généreux de son courage, un moment après on les louait, on les admirait, on les suivait, on se tenait assuré de vaincre avec elle. Mais, SIRE, pour célébrer tant de grandes choses faudrait-il oublier celles que la postérité n’oubliera jamais ? Le mémorable passage du Rhin, la même journée deux ans après revenue aussi triomphante à Besançon ; La Franche-Comté prise, rendue, reprise, toujours avec plus d’éclat ; Les maximes de la Guerre changées ; L’Art inouï, jusqu’à VOTRE MAJESTÉ, d’attaquer et d’emporter presque en même temps les Places les plus grandes et les plus fortes ; Le torrent de ses premières conquêtes de Flandre et de Hollande, et toute l’Europe liguée contre Elle, mais jusqu’ici pour faire trouver seulement à ses Armes invincibles avec beaucoup plus de résistance, beaucoup plus d’honneur.

En serait-ce assez, et cacherions-nous dans ce Tableau le débris encore fumant des flottes d’Espagne et de Hollande jointes ensemble, et l’infortune du plus fameux de leurs Capitaines digne en sa mort d’être honoré des éloges et des généreux regrets de VOTRE MAJESTÉ ? Voudrait-Elle qu’on lui dérobât en cette seule Campagne trois combats sur mer, qu’on peut dire qu’elle a gagnés Elle-même, Elle qui n’a pas seulement relevé et rétabli, mais presque tiré de rien les forces navales des François, comme pour faire revivre en nos jours toute la magnanimité des Romains[3], lorsque n’ayant encore ni flotte ni expérience de la navigation, instruits et excités tout ensemble par un seul vaisseau de guerre que la fortune fit échouer sur leurs côtes, ils entreprirent de disputer à Carthage et à toute l’Afrique l’empire de la mer qu’ils lui enlevèrent bientôt après ; Avec tous ces traits combien s’en faudrait-il, SIRE, que le Tableau ne fût achevé, si nous ne voulions, comme Peintres malhabiles, n’y représenter que de lointain, au lieu d’y faire régner, et d’y toucher principalement les objets les plus proches ; Nous le savons, SIRE, on révèrera longtemps après nous toutes les traces de Louis LE GRAND : on suivra, non seulement sur la Carte et dans l’Histoire, mais sur les lieux mêmes ses marches, ses campements, et les misérables cabanes qu’il a voulu habiter ; mais on ne le trouvera pas moins grand au milieu de ses États, et dans ses Palais magnifiques. Ici sous un air serein et tranquille il formait ces foudres dont le bruit a retenti par tout le monde, et ceux qui grondent encore sur le point d’éclater ; Il préparait pour des fins que l’on croyait impossibles, les moyens également sages et cachés, également surprenants au commencement de chaque Campagne ? Il interrompait ses plaisirs pour écrire de sa main propre l’ordre et la suite de ce qu’il devait exécuter ? Il choisissait, il marquait les postes qu’il allait occuper en Flandre, plus savant que ses Ennemis même dans leur propre pays. Ici par un miracle en vain attendu, en vain demandé au Ciel sous nos plus grands Rois durant tant de siècles, il réduisait sa Noblesse à ne plus combattre que pour lui, à ne plus connaître de faux honneur ni de valeur criminelle. Ici rien ne se faisait que par ses ordres ; et quatre vastes abîmes, le détail des Troupes, des Finances, des Affaires étrangères, du dedans du Royaume, n’occupaient qu’une partie de son esprit, pendant que ses Lois (ses Lois en effet, non seulement pour porter son Nom, mais parce qu’il les faisait lui-même) redressaient l’État, et que sa régularité dans tous ses devoirs, plus que la peine, plus que la récompense, nous enseignait à remplir les nôtres. Ici il écoutait tout le monde, toujours prêt, toujours attentif, et décidait, plein d’équité comme de lumière, tantôt seul, tantôt au milieu des plus Sages, mais toujours avec leur admiration, les différends des particuliers, pendant que sa Magnanimité toujours mêlée de la même justice, nourrissait les Arts, distinguait le mérite, redoublait le prix des biens et des honneurs par la manière de les donner. Ici il savait pardonner nos fautes, supporter nos faiblesses, descendre du plus haut de sa Gloire dans nos moindres intérêts, tout à ses peuples, General, Législateur, Juge, Maître, Bienfaiteur, Père, c’est-à-dire véritablement Roi.

Nos éloges, SIRE seraient toujours au-dessous de VOTRE MAJESTÉ, comme nos remercîments très-humbles au-dessous de ses bienfaits. Que le Ciel qui nous l’a donnée prenne soin de nous acquitter envers Elle ; Qu’il répande sur sa personne sacrée autant de grâces qu’elle en répand sur nous ; Qu’Il abrège nos jours pour en ajouter aux siens et pour rendre son Règne aussi long qu’il est glorieux. Nous ne pouvons faire de plus grands souhaits, ni pour VOTRE MATESTÉ, ni pour nous-mêmes.

 

[1] À l’immortalité est la devise de l’Académie.

[2] Le Roi se relâcha aussitôt sur les préliminaires.

[3] Polyb. Lib. I. sect.20.
On peut juger par-là autant que par chose du monde, de quelle magnanimité et de quelle audace les Romains faisaient profession, etc.
Cette action lui a semblé si grande, qu’elle l’a obligé seule, comme il dit, à écrire beaucoup plus exactement et plus amplement qu’il n’aurait fait, tout ce qui la précède.