Réponse au discours de réception du duc de Montmorency

Le 9 février 1826

Pierre DARU

Réponse de M. le comte Daru
au discours de M. le duc de Montmorency

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le 9 février 1826

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

Monsieur,

Tant que le public s’intéressera assez à l’Académie pour lui demander compte de ses choix, il sera glorieux d’y être admis. Il y a aussi quelque chose d’honorable pour les lettres dans cette sollicitude, et dans le concours des nobles ambitions qui briguent l’avantage de concourir à nos paisibles travaux. Cette compagnie est le domaine des lettres : mais ceux qui ne considèrent la littérature qu’en elle-même, dans ses théories plutôt que dans son emploi, ne s’en forment peut-être pas une assez haute idée.

Il en est de l’art d’écrire comme des théories mathématiques : l’art d’écrire s’applique à tout, mais c’est de ses applications qu’il titre son utilité. On ne lui rendrait pas toute la justice qui lui est due, si, en admirant les créations brillantes de l’imagination, on ne savait pas aussi tenir compte aux lettres de la clarté, de la méthode, de l’élégance qu’elles répandent sur tous les sujets. Aucun ne leur est étranger ; elles peuvent les embellir tous, pourvu que ce soit avec cette sage économie que le goût lui-même conseille : il leur appartient de donner de l’attrait aux études les plus graves, de les rendre plus accessibles. La littérature sert les sciences, et elle en reçoit à son tour plus de dignité.

Ceux qui n’apprécient dans l’art de bien dire que la correction et l’élégance des formes oublient que de tous les arts c’est celui dont le domaine est le plus étendu ; ceux qui lui reprochent d’être un art frivole semblent ignorer que la saine littérature a pour principe la saine raison, et que c’est à elle qu’appartient l’honneur d’avoir tiré les hommes de la barbarie. Les allégories de l’antiquité nous représentent les villes s’élevant au son de la lyre, c’est-à-dire les lettres poliçant les mœurs, les sciences divines et humaines, les lois, l’histoire, confiées à la poésie. Sans cette puissance qui captive la mémoire, les connaissances utiles ne seraient venues que bien lentement au secours de la société ; mais aussi ; si elles n’eussent contracté cette noble alliance, l’éloquence et la poésie n’auraient été que de ces aimables enchanteresses, dont le sage peut craindre de trop écouter la voix.

On rendit hommage à cette vérité, lorsque, après la suppression momentanée des académies, le législateur qui les rétablit voulut leur donner une constitution nouvelle. Il conçut l’heureuse pensée d’en former un seul corps, comme pour rassembler toutes les lumières en faisceau.

Il y a deux cents ans que le parlement ne voyait pas sans inquiétude l’établissement de l’académie, et qu’il n’enregistrait le titre de sa fondation qu’à la charge, par ceux de la dite assemblée, de ne connaître que de l’ornement, embellissement et augmentation de la langue. Il y a trente ans que le législateur appelait la philosophie à approfondir les principes des sciences mondes et politiques.

Ceux à qui cette mission fut confiée n’étaient pas seulement des hommes versés dans l’étude des lettres anciennes et modernes ; c’étaient des publicistes, des jurisconsultes, accoutumés à méditer sur les objets les plus dignes d’occuper la raison humaine.

De profondes connaissances dans la science des lois avaient fait distinguer M. Bigot de Préameneu dans la carrière où brillaient les Gerbier, les Tronchet, les Portalis. Ses opinions, ses travaux dans nos assemblées politiques lui avaient concilié l’estime de tout ce qu’il y avait d’hommes éclairés, de bons citoyens. Tels furent, monsieur, les titres qui réunirent en faveur de votre prédécesseur les suffrages de ceux qui furent chargés de la première organisation de l’Institut. Dès la création de cette société savante, M. de Préameneu lui fut associé comme membre non résident, et bientôt il lui appartint de plus près, lorsqu’il fut appelé à prendre place parmi les hommes à qui nous devons l’Histoire de la Législation, l’Essai sur la Puissance temporelle des Papes, le grand Répertoire de Jurisprudence, et tant d’autres ouvrages justement estimés.

Il était loin alors des hautes fonctions qu’il a exercées depuis. Si les honneurs politiques sont venus plus tard le chercher dans une paisible bibliothèque, ce n’est pas la faute de l’académie ; elle n’avait fait que reconnaître la supériorité de ses lumières, et c’est cette supériorité qui a préparé son élévation.

Quelque temps après l’admission de M. de Préameneu dans la section de législation, l’Institut reçut une organisation nouvelle. La philosophie métaphysique et morale, la législation, l’économie politique, l’histoire, furent jugées sans doute des sciences trop étendues pour n’occuper particulièrement que quelques académiciens ; et ceux qui composaient ces sections spéciales furent répartis dans les autres classes.

Celle qui est devenue plus tard l’Académie française vit ainsi ajouter à la liste de ses membres plusieurs noms dont elle s’honore ; et celui de M. le comte de Préameneu est un de ceux qui doivent nous être les plus chers. L’académie s’aperçut bientôt, assurément sans en être étonnée, que le savant jurisconsulte était en même temps un littérateur profond, un des hommes les plus versés dans les langues anciennes, un des écrivains qui s’exprimaient avec le plus de justesse et de pureté. Son amour pour les lettres, si nous ne l’avions déjà connu, nous aurait révélé par l’ardeur avec laquelle il concourait à nos travaux philologiques. On voyait que c’était un bonheur pour lui de revenir aux études chéries de sa jeunesse. Cependant elles ne suffisaient pas à l’activité de son esprit. L’histoire naturelle, l’histoire des voyages, se partageaient ses moments. Cette ardeur pour l’étude, dans un âge déjà avancé, avait toute la vivacité de la reconnaissance.

En effet, l’homme public devait à l’homme de lettres cette philosophie qui sait supporter avec une ame égale la bonne et la mauvaise fortune. Les orages politiques n’avaient pu altérer sa sérénité ; les dangers personnels ne lui avaient rien fait perdre de sa modération, ni le ministère de sa tolérance et de sa modestie. Sage dans l’exercice du pouvoir, il l’avait quitté sans regret, quoique, par un rare privilège, la faveur ne lui eût pas coûté un ami ; et il n’avait vu que l’avantage de recouvrer un utile loisir dans ce retour à la vie privée, que les esprits moins calmes appellent trop souvent une disgrace. Douce puissance de l’étude, qui ne permet de connaître ni le poids du temps, ni le vide de l’ame, ni les regrets d’une ambition vulgaire, et qui montre à l’homme une source plus pure, où il ne tient qu’à lui de puiser tout ce qui lui appartient de bonheur et de dignité !

Cette épreuve était d’autant moins difficile à soutenir, pour un homme tel que M. le comte de Préameneu, que sa retraite était environnée d’une juste considération. Il avait eu le bonheur d’attacher son nom au monument le plus durable et le plus utile que notre génération ait à léguer aux générations futures, à ce Code de lois qui atteste les progrès de la civilisation et qui les favorise. Quoique ce grand ouvrage soit tout-à-fait étranger à nos travaux, il doit être permis à notre compagnie de le rappeler, puisqu’elle a compté parmi ses membres plusieurs de ceux qui y ont pris une grande part.

De tels travaux ne pouvaient appartenir qu’à des hommes qui alliaient les fonctions politiques aux études littéraires ; mais il y a long-temps que l’existence modeste, isolée des gens de lettres ne saurait plus suffire, pour entretenir les rapports que les lettres elles-mêmes ont nécessairement avec la société.

Les premiers fondateurs de l’Académie s’étaient fait à cet égard une douce illusion. Lorsque quelques hommes que rapprochaient la simplicité de leurs goûts, la conformité de leurs travaux, imaginèrent de se réunir, pour s’entretenir des pensées habituelles, dans le commerce de leurs pareils, leurs statuts se composèrent d’un seul article : ils se promirent de ne pas divulguer l’existence de leur société. Isolés du monde, encore plus éloignés de la cour, tant qu’ils restèrent dans leur obscure retraite, ils n’eurent pas besoin de protecteurs ; mais dès qu’ils devinrent des hommes publics, lorsqu’on leur demanda de donner au goût une utile direction, de conserver la pureté du langage, de contribuer à la gloire nationale par leurs travaux, il leur fallut des appuis. Heureusement ils se virent forcés, par les progrès de l’esprit public, à sortir des étroites limites qui leur avaient été tracées, et à mesure que les procédés de l’art d’écrire devinrent plus familiers, les sciences et les lettres se prêtèrent des secours mutuels. Les noms de Fontenelle, de Buffon, de d’Alembert, de Condorcet, de Bailly, sont venus plus tard confirmer cette alliance ; et aujourd’hui que les hommes qui ont fait faire le plus de progrès aux sciences physiques et mathématiques sont comptés parmi nos meilleurs écrivains, la littérature ne peut plus être considérée comme la science des mots, ni la science être accusée de dédaigner la littérature.

Il est une autre alliance dont les lettres sont redevables aux progrès de la raison humaine, c’est-à-dire à elles-mêmes. D’abord les hommes puissants les ignorèrent, dans la suite ils en aperçurent l’utilité et voulurent les protéger ; plus tard ils en connurent le charme, et s’honorèrent eux-mêmes, en désirant d’être comptés parmi ceux qui les cultivaient. C’est la seule manière dont les lettres veuillent être protégées.

Il y a loin de l’époque où les plus grands personnages de l’état ne pouvaient puiser par eux-mêmes l’instruction dans un livre, à celle où ils croient ajouter quelque chose à la considération qui les environne, en ambitionnant les honneurs académiques. Rien n’indique mieux la marche de la société et les progrès de cette puissance invisible qu’on appelle la pensée.

Dans tous les tems, cette compagnie a présenté la réunion d’hommes qui devaient toute leur illustration à l’étude, et de personnages qui, dans une position sociale plus élevée, avaient su apprécier tout ce que les lettres ont d’utile et de noble à la fois. Ceux qui se sont fait une étude spéciale de l’art d’écrire ne pouvaient ignorer que l’éloquence ajoute à son autorité, en se parant de la politesse du langage, et ils durent en chercher les modèles dans cette société choisie, où les esprits cultivés se distinguaient par la finesse du goût, par l’habitude et le sentiment de toutes les convenances.

Aujourd’hui, il faut le dire, ce genre de distinction commence à s’effacer. La cour ne donne plus le ton à la ville ; la capitale ne dicte plus les lois du goût aux provinces ; l’éloquence académique, à qui sa circonscription, son élégance obligée, interdisent le mouvement, a dû pâlir devant cette muse libre et fière, qui, en discutant les intérêts publics, dédaigne une vaine parure, et ne doit qu’aux nobles sentiments ses plus belles inspirations. Nous en avons vu, nous en avons perdu de grands modèles. Pour ces beaux talents, il ne s’agit pas des applaudissements des gens de goût, il s’agit de la reconnaissance de la patrie.

Mais si l’éloquence politique se montre quelquefois indépendante de nos théories, si elle se propose un tout autre objet que les succès littéraires, ce n’est pas une raison pou oublier qu’elle enrichit le domaine des lettres, comme l’éloquence apostolique et comme ces improvisations brillantes, qui font triompher l’innocence aux pieds de la justice. Sans doute il y a un tout autre mérite que celui de bien dire dans les orateurs de la tribune, de la chaire et du barreau : mais l’importance du sujet ne nous interdit pas d’apprécier le mérite de l’art ; et tel est l’heureux privilège de notre compagnie, qu’étrangère à toute espèce de pouvoir, elle a, si je l’ose dire, des droits sur tous les talents.

Elle ne pouvait manquer, Monsieur, d’apprécier cette éloquence élégante et facile, noble et polie, qui vous fit distinguer, dès votre jeunesse, parmi de brillants orateurs, et qui n’a rien perdu de sa grace dans l’âge de la maturité. Vous auriez pu appartenir à l’académie à diverses époques, et à plus d’un titre. Né dans un rang où vous auriez pu protéger les lettres, si dès long-temps la sagesse éclairée du prince ne leur eût interdit de chercher aucune autre protection, vous avez puisé à la cour ; et dans les exemples domestiques, cette urbanité dont les hommes studieux connaissent aussi tout le charme, et qu’ils aiment à prendre pour modèle. Aujourd’hui et ici il est permis de ne voir en vous que l’homme de goût et l’orateur.

L’autorité de vos paroles, Monsieur, prend sa source dans la modération de votre caractère, dans la profonde conviction d’un cœur généreux, et surtout dans vos vertus. Tel est l’empire, je ne dirai pas de l’homme qui porte un nom illustre, mais de l’homme de bien, qu’avant de l’entendre on désire partager ses sentiments. C’est la seule vanité qui soit permise auprès de vous.

Vous vous êtes rencontré, Monsieur, avec votre honorable prédécesseur dans toutes ces associations d’hommes bienfaisants, qui, par tant de succès, ont mérité tant de bénédictions. Vous nous avez dit quelles furent ses lumières, ses vertus publiques et privées, son infatigable charité, sa modestie ; et cet exemple vous a conduit à nous parler de celui qui fut le plus ingénieux de tous les hommes bienfaisants, et qui puisa aux sources les plus élevées son héroïsme apostolique et son éloquence. Le portrait que vous en avez fait, Monsieur, est de ceux dans lesquels le peintre ne réussit que lorsqu’il a des traits de ressemblance avec le modèle.

Comme lui, vous avez consacré une noble vie aux actes d’une charité éclairée ; comme lui, vous avez porté des paroles de douceur et de conciliation. Cette voix que vous avez fait entendre aux hommes assemblés, aura bientôt à pénétrer dans le cœur d’un noble enfant, et dans ces entretiens solitaires vous influerez plus que jamais sur les destinées de la patrie. Au milieu de si grands intérêts, l’Académie peut se féliciter, sans avoir le droit de s’en enorgueillir, d’avoir devancé de quelques instants, par ses suffrages, un choix si glorieux pour vous. Vous venez de parler liberté : les lettres ne doivent la demander que pour eu user avec décence ; et elles n’oublieront jamais que le premier acte du prince qui les protège fut de briser les entraves qui s’opposaient encore à la manifestation de la pensée. Il ne doit en recueillir que des acclamations de reconnaissance et de bénédiction, et pour lui, et pour cette race auguste, dans laquelle votre royal élève aura à choisir entre tant de modèles.

Ceux qui seront chargés sous votre direction de l’initier aux connaissances humaines lui apprendront sans doute à compter pour quelque chose les suffrages de la postérité, seule puissance sur la terre qui montre de loin aux princes leur jugement et leur récompense. Et pour exciter en lui cette heureuse ambition, toutes les voix se réuniront à la vôtre : elles lui retraceront la bonté, la noble franchise de son aïeul, le sage héroïsme du pacificateur de l’Espagne, les graces ingénues et les vertus courageuses dont il trouve l’exemple si près de lui.