Discours de réception de Pierre Daru

Le 13 août 1806

Pierre DARU

M. DARU ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. COLLIN-D'HARLEVILLE, y est venu prendre séance le mercredi 13 août 1806, et a prononcé le discours qui suit :

   

Messieurs,

Les amis des sciences et des lettres, qui, aux jours de vos solennités se pressent dans cette enceinte, éprouvent une émulation louable qui leur fait ambitionner, comme la plus flatteuse récompense, l’honneur d’être admis parmi vous : mais celui qui, grâce à vos suffrages, voit son nom inscrit sur votre liste, à la suite de tout ce que la nation et l’Europe offrent de plus illustre, commence à se reprocher son ambition au moment où elle est satisfaite.

Ce sanctuaire où tout ce que l’antiquité nous a transmis est recueilli, où tout ce que l’âge présent découvre est examiné, où tout ce qu’on invente vient recevoir un nouveau degré de perfection ; ces talents divers qui promettent à la postérité de nouveaux sujets d’admiration et de reconnaissance ; ces marbres même qui décorent le lieu de vos assemblées, et dans lesquels son imprudence ne voyait naguère que des objets d’émulation, tout l’avertit aujourd’hui de son insuffisance, en lui rappelant quels hommes ont honoré la place où il lui est permis de s’asseoir.

Le premier tribut que vous doit sa reconnaissance est de vous retracer tout ce que fut son prédécesseur, tous les regrets qu’il vous laisse ; et plus le sujet est riche, plus celui qui vient l’entreprendre est averti que ce n’était pas à lui de le traiter. Quand on a été l’admirateur de M. Collin-d’Harleville, quand on a ambitionné les titres de son confrère et de son ami, on doit éprouver quelque embarras de n’être que son successeur. Dans un héritage littéraire il n’y a que des titres à recueillir, et celui qui vous les laisse ne vous transmet point en même temps ce qu’il faudrait pour en soutenir l’éclat : mais vous avez prévu que ces titres deviendraient un puissant encouragement, lorsqu’ils ne sont pas une récompense, et vous avez permis de penser qu’à défaut du mérite personnel vous compteriez pour quelque chose l’admiration sincère et raisonnée du mérite d’autrui.

On est loué le premier jour qu’on s’assied dans une académie : on est jugé le jour qu’on y est remplacé : heureux les écrivains pour qui ce second jugement ne diffère point du premier !

Ici, Messieurs, en venant vous entretenir de M. Collin-d’Harleville, je n’aurai du moins qu’à vous rappeler ce que vous avez pensé, ce que vous avez entendu. L’illustre auteur du Vieux Célibataire a déjà vu sa réputation confirmée par deux jugements, celui du public, ce juge dangereux parce qu’il est passionné, et celui de la critique, ce juge encore plus redoutable, par cela même qu’elle cherche à se défendre de toute émotion.

Né sans fortune, destiné par sa famille à l’étude des lois, condamné à la commencer par la pratique des formes judiciaires, M. Collin ne put oublier les charmes qu’il avait déjà trouvés dans le commerce des Muses.

Bientôt ce jeune homme, dont les succès et la docilité avaient fait concevoir à sa famille d’heureuses espérances, ne fut plus qu’un rebelle ; transfuge de l’étude de son procureur, accablé sous le poids de l’indignation paternelle, et retiré ou caché dans un modeste asile, avec deux amis aussi pauvres, et peut-être aussi coupables que lui.

M. Collin a consigné lui-même cette partie de son histoire dans une jolie pièce, dont on me permettra de citer ici quelques vers :

Cet amour des vers, Dieu sait s’il m’a coûté.
Si je jouis un peu, je l’ai bien acheté ;
Mon père, je suis loin d’accuser sa mémoire,
Me préserve le ciel d’une action si noire ;
Mais tout autre à ta place eût fait ce que tu fis ;
Tu dus avec chagrin voir ton huitième fils
Prendre l’essor au gré d’une verve indiscrète,
En dépit de tes vœux vouloir être poëte,
Mauvais poëte encor, car cela se pouvait.
Je me crus inspiré, mais rien ne le prouvait.
Presque toujours un père à bon droit se défie,
Et c’est l’événement qui seul nous justifie.

Oui, je regrette encor mon obscure retraite,
L’humble toit dont trois ans j’occupai le plus haut,
Que je serais fâché d’avoir quitté plus tôt.

C’est là que j’ai trouvé quelques amis bien chers,
Comme moi possédés par ce démon des vers,
Orphelins comme moi du vivant de leurs pères :
Nous nous en consolions, nous nous aimions en frères.
Nous n’avions pas le sou, mais nous étions contents ;
Nous étions malheureux, c’était là le bon temps.

Ceux qui ont connu ses sentiments pour sa famille, peuvent juger que cette résistance supposait du courage. Ce courage était celui du talent qui sait persister dans sa résolution et la justifier par des succès. L’Inconstant parut, et les applaudissements du public vinrent réconcilier l’auteur avec des parents qui n’avaient pas ambitionné pour lui tant de gloire.

Les gens de goût remarquèrent dans cette comédie un plan sage, une gaieté douce, un dialogue naturel, une versification pleine de grâce. Ces qualités importantes sont celles qui distinguent principalement le talent de M. Collin. Il les manifesta dans son premier ouvrage, et il ne les a jamais démenties. Les Châteaux en Espagne et l’Optimiste vinrent confirmer les espérances qu’on avait conçues de leur auteur, et la France eut à se féliciter d’avoir un nouveau poëte comique.

Pour mieux apprécier le mérite de ces productions, il ne faut que se rappeler quel était alors l’état de la scène.

Les observations sur l’art dramatique sont des expériences sur les passions des hommes rassemblés, et elles ont cet intérêt particulier, qu’elles ne conduisent pas seulement à juger le goût et la littérature des peuples, mais qu’elles peuvent encore faire connaître leurs mœurs et les diverses circonstances de l’ordre social. Les spectacles ne furent d’abord qu’un amusement ; ils naquirent chez un peuple spirituel, léger, malin, qui prenait part au gouvernement des affaires publiques, et aimait à se venger de ceux qui les dirigeaient. Aussi ne faut-il pas s’étonner que les plus anciennes comédies ne soient que des pièces de circonstance, des satires personnelles, et que l’autorité qui n’avait pu défendre l’odieux Cléon ait laissé immoler Socrate. Aristophane servait les passions de ses auditeurs, et était trop bien récompensé par leurs applaudissements pour chercher un succès moins éclatant et plus douteux en se proposant de perfectionner la morale. Ses successeurs eux-mêmes ne s’en occupèrent pas. La satire personnelle leur étant interdite, ils ne songèrent point à la ressource que leur offrait la satire générale des mœurs. L’effet de leurs pièces n’eût été que faible devant des spectateurs accoutumés à des personnalités piquantes. Ils essayèrent de flatter la multitude par la peinture des passions désordonnées. Les pièces de Ménandre, que Térence nous a transmises, sont le tableau d’une jeunesse dépravée, et elles attachent comme nos romans par l’intérêt et la curiosité. A mesure que les observations se sont multipliées sur les devoirs et les rapports de la société, la morale a été réduite en préceptes, la raison a modéré les écarts de l’imagination, on a distingué les passions du sentiment, le goût s’est formé même avant qu’on eût inventé ce mot, et les meilleures comédies ont dû être l’ouvrage des hommes les plus réfléchis. L’histoire de la comédie est la même chez les peuples modernes. Les plus anciennes pièces, celles du théâtre espagnol, sont moins remarquables par la peinture des caractères que par la multiplicité des événements qu’elles présentent, par l’intérêt de curiosité qu’elles excitent ; c’est l’imagination qui y domine, c’est l’imagination qu’elles attachent. Chez les nations plus libres, la comédie a été satirique, elle s’est montrée plus licencieuse chez les peuples corrompus. Un heureux concours de circonstances fit naître la comédie de mœurs. Il fallut un gouvernement fort pour empêcher les excès de la satire, un respect public des choses sacrées pour écarter la licence, une habitude générale des égards de la société pour commander ce badinage ingénieux qui ne fait que soulever le masque en riant, au lieu de l’arracher ; enfin la connaissance des principes du goût et de la morale, pour faire deviner à un philosophe que l’objet de la comédie était de corriger les hommes, et qu’elle devait chercher à plaire par la peinture des mœurs. Mais à mesure que la civilisation s’est perfectionnée, la délicatesse a remplacé la franchise, le vice lui-même a exigé des ménagements, la politesse a conseillé la dissimulation ; la plaisanterie, qui avait succédé à la satire, a éprouvé elle-même le reproche d’être trop directe, trop sévère, et de là est né ce persiflage qui ne se laisse apercevoir que par les initiés, et qui a fait naître chez tous ceux qui étaient condamnés à l’entendre, la prétention de se faire remarquer par leur finesse et par leur pénétration. Cette affectation de tout entendre à demi-mot, a fait prendre l’habitude de tout laisser à deviner. Il s’est établi un défi entre la finesse des lecteurs et celle des écrivains dès lors le langage, les manières ont pris un caractère de subtilité, toutes les différences n’ont plus consisté que dans des nuances délicates, les couleurs n’ont été que pâles à force d’être adoucies. La similitude des apparences a confondu tous les rangs de la société, le financier s’est exprimé comme le grand seigneur, l’homme de cour comme l’homme de lettres, et les tableaux de la scène, devenus des miniatures, ont perdu tout leur effet.

Il a bien fallu que les auteurs comiques sacrifiassent au goût de leurs contemporains ; et comme la délicatesse des spectateurs ne permettait pas qu’on les peignît eux-mêmes, il a bien fallu faire pour la comédie des mœurs de convention.

Il est assez probable que du temps d’Aristophane les mœurs, ressemblaient à peu près à celles qu’il a peintes ; que du temps de Ménandre, et à l’époque où vivait Térence, les jeunes gens se livraient à la société des courtisanes, parce que les femmes honnêtes restaient dans l’intérieur de leur maison ; que les Espagnols, contemporains de Caldéron, se livraient à la galanterie romanesque, couraient les aventures, donnaient ou recevaient fréquemment de grands coups d’épée : ces poëtes paraissent avoir représenté assez fidèlement les mœurs de leur temps ; mais ceux de notre siècle n’ont osé le faire, parce que leurs contemporains auraient trouvé grossière une peinture qui n’aurait été que fidèle.

Toutes nos comédies représentent un tuteur jaloux, une passion naïve de deux jeunes gens contrariée par quelques obstacles, un mariage d’amour. Ce n’est point là l’histoire de la société actuelle ; et cependant tous les spectateurs auraient crié au scandale si le jaloux eût été un mari au lieu d’un tuteur.

Après avoir adopté ce système dans la construction de la fable dramatique, les auteurs ont été conduits à établir aussi des caractères de convention, ou plutôt des personnages imaginaires qui ne sont guère plus dans la nature que les matamores et les capitans.

Si ces observations sont justes, elles expliquent et elles justifient en partie les diverses tentatives que les auteurs de ce siècle ont faites pour réussir devant des spectateurs aussi susceptibles, et trop corrompus pour n’être pas excessivement délicats.

Les uns, comme Marivaux, ont substitué une finesse recherchée à la peinture franche des passions ; ils ont négligé de tracer des caractères, pour analyser des sentiments. D’autres ont cru que le sentiment pouvait suppléer à tout, et ils ont transporté le pathétique de la tragédie dans la comédie ; d’autres avaient pris pour modèle une nature factice, et pour système une subtilité qui, par malheur, avait réussi quelquefois ; enfin, l’auteur de Figaro avait ramené sur le théâtre la comédie antique, avec la satire personnelle, le mépris des règles, quelquefois l’oubli de la décence, le mélange de tous les tons, les pointes, l’emphase, l’esprit, la gaieté, les effets dramatiques ; et telle est la malice humaine, que jamais on n’avait vu d’exemple de succès pareils aux siens.

C’était une chose assez remarquable pour ceux qui jugent des mœurs par le goût des peuples, de voir le même public applaudir tour à tour les subtilités de Marivaux, les drames et les satires de Beaumarchais. On aimait les subtilités, parce que la société s’était raffinée ; on accueillait les drames, parce qu’on affectait le sentiment aux dépens de la morale, et on osait applaudir la satire, parce qu’on s’essayait à mépriser l’autorité.

Je sais qu’il a fallu que chacun de ces auteurs eût un certain talent pour se faire pardonner les défauts visibles du genre qu’il avait embrassé ; les saillies de Beaumarchais surtout, et sa vivacité, demandaient grâce pour ses fautes ; mais ce genre n’en était pas moins vicieux, les succès de cet auteur n’étaient qu’un dangereux exemple, et M. Collin eut le mérite de s’en écarter.

On lui reprocha cependant d’avoir peint, dans ses trois premières pièces, des caractères qui ne diffèrent que par des nuances. C’est l’auteur lui-même qui nous l’apprend. On avait dit que ces trois comédies n’étaient qu’une pièce en quinze actes ; ce mot avait circulé, et cette opinion s’était établie. Mais les mêmes critiques n’auraient pas manqué de blâmer M. Collin (et c’eût été avec bien plus de justice), si un personnage donné pour inconstant au commencement d’un ouvrage eût été optimiste à la fin. Qui ne voit que l’inconstant n’est tel que parce qu’il est mécontent de tout, et que l’optimiste est précisément l’opposé de ce caractère ? Qui ne voit que le faiseur de châteaux en Espagne met ses jouissances dans l’avenir, et l’optimiste dans le présent ?

Il ne fallait pas un esprit d’observation bien exercé pour apercevoir, je ne dis pas les nuances, mais les différences qui distinguent ces trois caractères. L’inconstant est remarquable par la mobilité de son humeur, l’homme aux châteaux par ses riches espérances, l’optimiste par les raisons qu’il trouve d’être toujours satisfait. Florimon se dégoûte, Dorlange projette, et M. de Plainville sourit à tous ses événements. Tandis que le premier se lasse du présent, et que le dernier cherche des prétextes pour s’en féliciter, Dorlange jouit par son imagination de ce qu’il n’a pas encore. L’inconstant est un caractère, l’homme aux châteaux un maniaque, l’optimiste un homme systématique. Aussi nous sommes tous plus ou moins inconstants, nous faisons tous des châteaux en Espagne, mais les optimistes sont rares.

Vous pourrez sans peine forcer l’inconstant à convenir de ses torts. Vous éveillerez Dorlange au milieu d’un songe, il en rira avec vous, mais un moment après il se bâtira un palais en Turquie et rêvera qu’on le fait sultan. Quant à l’optimiste, il n’y a pas moyen d’essayer le raisonnement avec lui, il le pousse jusqu’à la subtilité. Il s’est mis dans la tête que tout est bien ; pour le prouver, il faut qu’il paraisse content de tout ; il est par état obligé de soutenir qu’il est heureux, c’est un parti pris ; son bonheur est de persuader qu’il est content. C’est vouloir se faire illusion à soi-même à force de tromper les autres. Je ne sais si cette vanité de l’esprit peut dédommager des efforts continus qu’impose un pareil rôle. Il n’y aurait pas grand mal à cette contrainte, s’il n’en résultait que l’habitude de supporter ses propres maux ; mais quand on est décidé à ne pas se plaindre des siens, il est bien à craindre qu’on ne contracte de l’indifférence pour ceux des autres.

Cette observation fut faite dans le temps que M. Collin donna son ouvrage. Il l’avait prévue, et il avait même tâché de la prévenir. Pour peindre un optimiste, il a d’abord choisi un homme passablement heureux. Sa santé est bonne, sa fortune considérable, son château charmant, ses amis nombreux, sa femme honnête, sa fille aimable et vertueuse. A ces conditions bien des gens consentiraient à passer pour optimistes ; seulement le sage n’irait pas jusqu’à soutenir que tout le monde est heureux comme lui. L’auteur a pris toutes les précautions pour que cette opinion du bonheur d’autrui ne pût être attribuée qu’à la facilité et non à la dureté du caractère de son personnage.

Cependant la malignité humaine s’y méprit ou feignit de s’y méprendre, et l’auteur d’un ouvrage admirable à quelques égards s’attacha, dans une longue préface, à développer toutes les terribles conséquences des sophismes de M. de Plainville, que M. Collin n’avait point donnés pour des raisons. Ces conséquences étaient plus ou moins justes ; mais ce qui ne l’était nullement, c’était d’attribuer à l’auteur le dessein d’endurcir tous les cœurs, de les fermer à la pitié, d’ériger l’égoïsme en préceptes. L’auteur de l’Optimiste était l’homme du monde à qui on pouvait le moins supposer ces desseins odieux ; aussi le public, au lieu de voir dans cet écrit virulent les torts de M. Collin, ne remarqua-t-il que ceux de son adversaire, l’indécence de ses accusations, et cette haine des heureux, qui n’est pas toujours équitable, et qui tendrait souvent, si elle n’était contenue, à renverser l’ordre de la société.

M. Collin échappa aux dangers que ces imputations pouvaient lui faire courir ; et lorsque son accusateur eut péri l’auteur de l’Optimiste songea pour la première fois à sa vengeance. Qui de vous, Messieurs, n’éprouva un sentiment d’attendrissement et d’admiration, lorsque nous l’entendîmes à cette même place louer si noblement celui qui l’avait outragé ?

Pendant que la critique, ou, pour parler plus justement, la haine se déchaînait contre lui, M. Collin fit mieux que d’y répondre : il donna le Vieux Célibataire. Ses premiers ouvrages avaient été conçus par l’imagination riante de la jeunesse, celui-ci fut le résultat des méditations de l’âge mûr. Si on a pu reprocher aux autres d’être quelquefois un jeu de l’esprit, on n’a pas contesté à celui-ci d’offrir une grande leçon de morale. C’est un tableau à la fois intéressant et utile que celui de la maison d’un vieillard, sans appui, sans famille voyant approcher les infirmités, entouré de serviteurs avides, et expiant dans les ennuis de la solitude le tort d’avoir trompé le vœu de la nature. Il a fallu bien du talent pour rendre un pareil sujet comique, et pour que cette leçon corrigeât sans attrister.

Depuis le grand succès de cet ouvrage, l’un des deux qui honorent le plus ce siècle, M. Collin-d’Harleville chercha dans des combinaisons plus fortes les sujets de ses comédies. L’entrée d’une jeune femme dans un monde dangereux, les ridicules et les funestes conséquences de la mauvaise éducation des jeunes gens, les travers, les vices, les malheurs qui sont si souvent le résultat des richesses, sont des sujets graves qui supposent une méditation profonde et l’habitude de l’observation.

Si, sous la plume de M. Collin, la comédie paraît avoir perdu sa verve satirique et même un peu de sa gaieté ; s’il semble avoir évité de faire les portraits du vice ; s’il s’est attaché de préférence à peindre quelques travers de l’esprit ; s’il a adouci ce que le ridicule pouvait avoir de piquant en attirant l’intérêt sur ses personnages ; enfin, si ses peintures ne sont pas ordinairement sévères, c’est l’indulgence de son caractère qu’il faut en accuser ; peut-être aussi est-ce un tort de sa vertu même. Si vous lui eussiez demandé : Pourquoi ne faites-vous jamais parler ni l’intrigue ni le vice ? il était homme à vous répondre : Je ne saurais que leur faire dire.

En général, on ne présente guère plus le vice sur la scène, ou, si on l’y montre, c’est sous un aspect effrayant. Serait-ce que le vice aurait cessé d’être ridicule, ou qu’on désespère de faire rougir les vicieux ?

La gaieté de M. Collin est celle d’un sage indulgent qui considère les travers de la société sous le rapport qui les rend excusables. En observant les hommes, il ne prenait pas de l’humeur de les voir méchants, mais il avait du chagrin de ne pas les voir heureux. Cette disposition de son cœur explique pourquoi son style n’est pas toujours véhément, sa gaieté toujours vive. Ajoutons que la faiblesse de sa santé lui donnait assez habituellement cette mélancolie qu’on aime à retrouver dans ses ouvrages, et qui lui valut un jour de la part de quelqu’un qui ne le connaissait pas, le conseil d’aller voir l’Optimiste. Ce que j’essaye d’expliquer, tout le monde l’a senti. Le public s’était accoutumé à ne point séparer dans son estime le talent de M. Collin de son caractère. Il applaudissait ses ouvrages, parce qu’il y trouvait de l’indulgence, la douceur, la naïveté de l’auteur, et il aimait le poëte, parce que son talent était exempt d’orgueil, sa gaieté sans fiel et toujours réservée.

Peu d’hommes de lettres ont été plus soigneux de leur réputation que M. Collin. Ce soin il le mettait, non à s’attirer des louanges, mais à ne point mériter le blâme.

Peu d’hommes de lettres ont trouvé le public aussi juste. Quelques-uns ont pu obtenir plus d’admiration : aucun n’a su se concilier une bienveillance plus générale ; et dans ce moment où la gloire de mon prédécesseur me touche bien plus que les intérêts de mon amour-propre, c’est pour moi une douce satisfaction de sentir que je reste au-dessous de l’attente du public, et de prévoir qu’on pourra me reprocher d’avoir laissé encore fort incomplet l’éloge que je viens d’entreprendre.

Pendant qu’il s’occupait de ses grands travaux, il s’amusa à crayonner des sujets moins importants. Ses croquis même sont remarquables par la pureté du trait et l’esprit qui les anime. Quelle que soit la frivolité apparente de cette sorte d’ouvrages, c’est rendre service non-seulement aux lettres, mais au goût et à la morale, que de soumettre au jugement de la gaieté tout ce qui mérite le ridicule, et de dispenser quelquefois le public d’une vengeance plus sévère.

Il est une de ces comédies où M. Collin a voulu peindre le travers de ces hommes qui n’achèvent rien, parce qu’ils veulent tout entreprendre. Ce défaut existe dans la société ; mais on aurait pu observer combien il ressemble à celui de ces hommes qui ne font rien, parce qu’une idée les détourne toujours d’une autre.

Notre académicien donna l’Homme qui veut tout faire, à l’instant même où un auteur non moins illustre venait de peindre le même caractère sous un titre opposé. A quelques nuances près, Polimaque et M. Musard sont le même personnage. Deux hommes d’esprit le conçurent à la fois et le peignirent différemment. L’un indiqua les conséquences de ce défaut, l’autre en fit apercevoir la cause et l’on put remarquer que l’homme qui veut tout entreprendre est en même temps l’homme qui ne finit rien.

Ce qui fut encore assez remarquable, c’est que loin de réclamer pour ce sujet le droit du premier occupant, comme cela n’est que trop ordinaire dans l’histoire de la littérature, et surtout dans celle de nos jours, les deux auteurs ne s’informèrent pas si cette idée était venue à l’un plutôt qu’à l’autre, et que les deux ouvrages furent soumis au jugement du public presqu’en même temps, sur le même théâtre, et par les soins de l’un des deux auteurs intéressés.

Ce trait les honore également, et c’est une circonstance heureuse de la vie de M. Collin, que cette amitié constante qu’il sut inspirer aux hommes qui étaient les plus dignes de se dire ses rivaux.

Il eut pour compagnons d’études, pour censeurs, pour émules et pour admirateurs, les écrivains à qui nous devons Œdipe, les Étourdis, le Trésor, Médiocre et Rampant, la Petite-Ville, le Mari ambitieux, et tant d’autres ouvrages, et il eut à son tour le mérite de les conseiller, de les égaler et de les applaudir.

Cet exemple n’honore pas seulement ceux qui l’ont donné, il recommande aussi à l’estime publique cet amour des lettres qui élève l’âme, éteint les passions viles, et inspire une plus juste, une plus noble idée de la gloire.

Si on pouvait se croire digne de quelques louanges, parce qu’on a le bonheur d’avoir pour amis des hommes qui en méritent beaucoup, je ne saurais me défendre ici de quelque amour-propre en pensant que plusieurs d’entre vous, Messieurs, m’honorent d’une bienveillance qu’il m’a été permis de prendre pour de l’amitié. Quelque obligation que je leur aie de leurs suffrages, je dois encore plus à leurs conseils.

C’est dans leur société que j’ai retrouvé constamment, au milieu de tant de circonstances diverses, le charme de ces études, souvent interrompues par d’autres devoirs. Plus j’ai su apprécier l’avantage de ces réunions, plus je sens que je vous dois de reconnaissance pour m’avoir admis dans la société la plus éclairée de l’Europe, et m’avoir appelé à l’honneur de partager ses travaux.

Vous avez été, Messieurs, les dépositaires d’une partie de la gloire de la nation au milieu du tumulte de la guerre et des révolutions politiques. Vous avez su non-seulement conserver, mais accroître encore le dépôt qui vous était confié. Vous avez renouvelé l’exemple de ce philosophe qui, dans une ville assiégée, s’occupait de la solution d’un problème utile à ses concitoyens. Tandis que la discorde divisait, isolait les peuples, vous avez inscrit sur votre liste les noms les plus illustres, quoiqu’ils appartinssent à ceux qui étaient alors nos ennemis ; et tandis que nos guerriers forçaient les étrangers à reconnaître la gloire de nos armes, vous avez eu celle d’appeler ces mêmes étrangers à venir au milieu de vous pour y concourir à perfectionner, à propager des connaissances utiles à toutes les nations.

Mais, Messieurs, ce n’est pas assez pour votre zèle d’assurer votre propre gloire, vous avez aussi à transmettre la gloire de ceux qui illustrent la France par d’autres travaux. Vous vous enrichissez vous-mêmes en payant cette honorable dette ; et quels souvenirs plus dignes d’être consacrés par tous les talents, que ceux d’une époque si féconde en prodiges ?

La puissance de l’État affermie, l’honneur de la nation proclamé dans toute l’Europe, les factions calmées, les haines éteintes, l’harmonie rétablie entre les citoyens ; nos lois si diverses recueillies, conciliées, coordonnées dans un système régulier ; une guerre qui devait embraser le monde, terminée en peu de jours ; d’utiles, de glorieux monuments s’élevant de toutes parts ; cette voix qui commande à la victoire, faisant naître tout à coup ces masses triomphales qui en perpétueront le souvenir : tel sera l’objet éternel de l’étonnement des nations, de la reconnaissance des contemporains et des travaux de l’histoire, qui, en racontant fidèlement tous ces prodiges, interdira à la poésie jusqu’à l’espoir de les exagérer.

Parmi tous ces grands événements auxquels plusieurs d’entre vous, Messieurs, ont pris une part glorieuse, il est des circonstances qui vous touchent de plus près, et qui semblent en quelque sorte vous appartenir. Les chefs-d’œuvre des arts, ouvrages de vingt siècles, viennent se réunir sous nos yeux pour nous servir à la fois de monuments et de modèles. Mais ce sont des captifs dont on ne triomphe point ; après les avoir conquis, il reste à les vaincre, et tous les talents invités à cette noble lutte reçoivent déjà, comme une récompense, les nombreux travaux qui leur sont demandés. Ce puissant génie qui embrasse à la fois les vastes conceptions de la guerre, les combinaisons de la politique, les détails de l’administration, la théorie des lois, veut étendre les limites des sciences comme celles de l’empire, et médite la régénération des études. La langue française, dont les progrès et la perfection doivent tant à vos travaux, étend tous les jours ses conquêtes dans l’Europe. Les étrangers qui réclament contre ses progrès, n’ont pas le droit d’élever cette réclamation s’ils ne lui ont payé eux-mêmes un tribut d’études. Il n’y a point de ville où un Français ne puisse trouver des compatriotes. Il n’y a point de cour où ce ne soit un moyen de plaire que de s’exprimer dans cette langue, dont la politesse et la grâce semblent être l’apanage ; et jusque dans les cabinets les plus reculés, dans ces conférences mystérieuses où des ennemis jaloux travaillent à diminuer cette influence, ils lui rendent eux-mêmes un hommage involontaire.

Enfin, Messieurs, la gloire de l’Institut de France a été portée jusque chez les barbares, et par le vainqueur, qui, en honorant les sciences, s’est honoré lui-même, et par ces sages courageux qui, dans ces contrées lointaines, allaient interroger l’antiquité, propager les connaissances nouvelles, porter des secours à nos soldats et des bienfaits aux peuples vaincus.