Discours de réception de Pierre-Louis Lacretelle l’Aîné

Le 6 mars 1805

Pierre-Louis LACRETELLE l’Aîné

M. de LACRETELLE Aîné, ayant été élu par Messieurs de l’Académie Françoise à la place de feu M. de LA HARPE, y vint prendre séance le mercredi 6 mars 1805, & prononça le Discours qui suit.

    

Messieurs,

Quel est donc ce besoin de changer et de détruire qui, à de certains périodes, agite, bouleverse, dévore les nations, et cependant les retrempe pour de plus fortes destinées ? Quelle est aussi cette puissance des regrets et des retours, qui ne permet pas que tout un système de lois, de mœurs, d’habitudes, périsse dans le triomphe même des révolutions ? Et quelle est encore cette horreur des troubles publics, leur dernier résultat et leur terme, qui peut enfin ramener l’ascendant de la sagesse par la leçon des malheurs, rattacher l’un à l’autre les deux régimes qui luttaient ensemble, et en diriger les institutions réconciliées vers une nouvelle prospérité, une nouvelle gloire de l’empire ? Partout on reconnaît les traces de ces trois révolutions dans la nôtre ; ce paisible sanctuaire lui-même en offre l’empreinte.

Nous voici encore dans ce Louvre antique, déserté injurieusement par les rois, mais noblement légué par eux aux sciences, aux lettres, aux arts. Il reçut les académies à leur naissance, mais successivement et comme quatre empires, qui se posaient à côté l’un de l’autre sans avoir déterminé ni ce qui pouvait les unir, ni ce qui devait les séparer : ils forment aujourd’hui une auguste fédération où les rapports se multiplient par la facilité des secours, où les travaux sont divers, le but commun : chacune des académies s’agrandit et se perfectionne par l’institut qui les rassemble.

Avant la révolution elles entraient dans le plan d’une monarchie ; pendant la révolution une république fut leur asile ; après la révolution, un empire représentatif les admet aussi dans son système. Mais quel inopiné changement dans le pouvoir protecteur qui leur confie encore la culture de l’esprit humain ! Une vieille dynastie avait succombé sous la toute-puissance de l’ébranlement politique ; une nouvelle dynastie est proclamée, et, armée de toute la gloire, de toute la fortune de celui qui la fonde, se lance déjà dans la carrière inconnue des siècles.

Cependant honneur encore, et toujours honneur en ce lieu, au fondateur des académies ; à ce Louis XIV, qui sut tirer du noble orgueil de son caractère un principe de grandeur nationale et la vertu d’un trône ! sous l’abri du sien et comme sous l’inspiration de ses regards, toute gloire privée vint resplendir autour de la majesté royale ; la majesté royale couvrit tout l’empire, et le nom d’un grand roi fut celui d’un grand siècle. Cet hommage est bien libre cette fois ; il sort de l’épreuve des destructions ; c’est l’hommage d’une révolution.

Honneur à son tour au régénérateur des académies ! et cet hommage, quoiqu’il appartienne à la circonstance où je parle, pourra aussi retentir dans les temps reculés ; car il est fondé sur une haute conception, imprimée dans la rénovation même que je célèbre : l’Académie française est reconstituée pour une permanente discussion de toutes les productions littéraires, en remontant et en descendant dans les âges. Cette belle destination s’était perdue dans son origine même ; elle s’est reproduite dans le génie du second fondateur ; et cela seul atteste qu’elle est une acquisition éternelle. Attendons cette pensée de Bonaparte à l’organisation savante et libérale que lui doit l’empereur des Français ; attendons la fructification de ce germe, qui renferme peut-être une des gloires du dix-neuvième siècle.

La république, encore égarée par la révolution, en créant l’Institut, en avait fait une sorte de proscription sur les académies. Il a dénoncé, dès qu’il a pu, cette violation des droits acquis, cette ingratitude publique, ce funeste exil de plusieurs gloires contemporaines. Déjà une autorité digne de faire justice à une telle plainte, l’autorité consulaire, était là ; tout a été réparé, et l’Institut s’est enrichi de ses propres pertes. Je vous contemple encore sur vos sièges d’honneur, hommes illustres, honorables débris de la littérature du dix-huitième siècle, vous, dont j’avais vu, dans ma jeunesse, mûrir les talents, s’affermir les réputations.

L’Institut avait répudié les solennités d’aujourd’hui ; le retour de l’Académie française les rend à l’Institut ; elles nous imposent à chacun l’honorable devoir de payer le tribut de l’estime publique à la mémoire de notre prédécesseur : une belle et vaste tâche est devant moi ; je me hâte de l’entreprendre.

Oui, sans doute, Messieurs, l’éloge de M. de la Harpe suffit à tout l’espace de ce discours ; je dirai plus, il l’excède. Quelle carrière riche et variée il a parcourue ! L’orateur s’y joint au poëte ; le professeur du Lycée au, critique des journaux ; l’écrivain, qui avait déjà une gloire certaine avant la révolution, à celui qui attira sur lui une renommée périlleuse dans les orages de la révolution ; et en lui un caractère personnel, empreint dans tous ses travaux, relève et anime la physionomie de l’écrivain. Il agita toute sa vie les plus grandes questions littéraires ; peut-on examiner ses résultats sans reprendre quelquefois les questions mêmes ? Il mérita de devenir le chef d’une école : ne faut-il pas apprécier sa doctrine si on veut la consacrer ? Il proscrivit des principes, des genres, des réputations souscrirons-nous à tout sans avoir rien vérifié ?

Embarrassé entre la marche resserrée de ce discours et l’abondance de la matière, une vue qui concilie tout est venue à mon secours je me propose d’esquisser ici M. de la Harpe, de le reprendre tout entier dans un plus long écrit, réservé pour une de vos séances particulières.

J’ai voulu appliquer à nos travaux cette tactique, créée par nos illustres capitaines, qui, ne pouvant, dans une seule attaque, accomplir leur combinaison guerrière, ont su, plus d’une fois, diviser la bataille pour doubler la victoire.

Pourrais-je méconnaître ici le vœu que M. de la Harpe semble nous adresser du fond du tombeau ? Qui de nous n’a connu cette âme avide de gloire, qui eut le noble courage de demander sa place de son vivant même ? Si, à ses derniers moments, son âme n’eût pas été subjuguée par la sublime abnégation de l’esprit religieux, sa pensée impatiente ne se fût-elle pas tournée vers cette cérémonie, qui lui est dédiée ; et ne croirions-nous pas voir son ombre présente ici attendre, avec une inquiétude inévitable, sans doute, mais néanmoins avec une juste confiance, le jugement libre et impartial qui peut déjà se former et s’énoncer sur ses nombreux travaux ?

Il ne m’appartiendrait pas de tirer ce résultat de mes seules impressions, et d’oser exercer cet imposant ministère de la justice publique envers les hommes célèbres. Mais ce n’est pas d’aujourd’hui que le mérite littéraire de M. de la Harpe est en discussion. Ne trouvé-je pas déjà tout fait ce jugement, que je n’aurai plus qu’à énoncer, en quelque sorte, sous la dictée des anciens juges de notre littérature dont vous êtes ou les contemporains ou les successeurs ?

M. de la Harpe vécut et écrivit sous les regards, sous l’influence, sous la gloire de ces quatre hommes qui forment une classe à part dans l’histoire de l’esprit humain, mirent à distance tout leur siècle et n’ont de supérieurs dans aucun autre : Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Buffon. Il n’a rien qui permette de le rapprocher de ces grandeurs colossales ; mais il prend une place dans cette foule d’écrivains, faits pour honorer leur siècle à eux seuls, qui se rencontrèrent à la même époque, cultivèrent, avec des mérites souvent inégaux, des genres différents et illustrèrent plus que jamais cette Académie, à laquelle presque tous appartinrent : superbe réunion de belles renommées, que nos vœux n’oseraient encore promettre au siècle qui commence. Là se présentent ensemble d’Alembert, Condillac, Diderot, Gresset, Saint-Lambert, Delille, Raynal, Marmontel, Thomas, Condorcet, Bailly, Bernardin de Saint Pierre, Barthélémy, et d’autres noms encore, que je n’omets point par une exclusion injurieuse, mais parce que ceux que je cite sont déjà plus consacrés.

Jeté au milieu de l’effervescence philosophique de cette époque, il n’en prit que ce qui était vulgaire ; il ne fut ni moteur, ni modérateur dans cette perquisition ardente de vues nouvelles sur tous les objets, précieuse pour l’élaboration des vérités, terrible dans leur subite application. Il allait avec son siècle, mais il était disciple de l’autre. Semblable à ses rivaux par un talent réel, il en différait par quelque chose ou de plus sage ou de plus timide.

Poëte, ni par le caractère des ouvrages, ni par la hauteur de l’exécution, il n’a rien qui le place entre le chantre des Saisons et celui des Jardins. Mais dans un grand nombre de moindres poëmes, il en a qui se détachent pour être relus ; et presque tous offrent des morceaux qui restent dans la mémoire.

Dramatique plutôt par obstination que par vocation, il a cependant sur notre scène une place de second rang ; elle lui est assurée par son premier ouvrage, distingué parce qui conserve une tragédie ; un style où l’énergie se joint souvent à l’élégance ; un bel acte ; un dénoûment heureux, et un rôle qui satisfait l’imagination et remplit le théâtre ; par une belle copie de l’antique, appropriée à notre scène, sans perdre son caractère ; enfin par une pièce pathétique, où les vices du plan n’ôtent rien au charme de l’exécution ; celui de ses ouvrages où il touche le plus à l’originalité ; et cela dans un genre que ses principes littéraires réprouvaient.

Orateur, si nous ne pouvons lui déférer la gloire de la haute éloquence ; de cette chaleur d’âme de l’écrivain génevois, qui se répand, sans surabonder ; de cette triple puissance de l’âme, de l’esprit, de l’imagination, qui maîtrise tous les sujets et commande à l’expression dans Montesquieu ; de cette noble et simple magnificence du peintre philosophe de l’Histoire naturelle, nous devons du moins reconnaître qu’il lui fut donné d’exceller dans un genre d’éloquence que l’Académie avait trop longtemps abandonné aux écoliers et aux rhéteurs qui devint un genre de plus dans notre littérature, lorsqu’elle y appela les solides talents par des sujets dignes d’eux, et que, faute d’autres dénominations, j’appellerai l’éloquence académique. C’est là qu’il a reproduit et porté à un haut degré la juste harmonie de la phrase française, la phrase de toutes les langues qui se moule le mieux dans la pensée, en reçoit le mieux l’empreinte et le caractère, sait le mieux la proportionner à la netteté et à la vivacité de la conception ; c’est là qu’il a développé avec un art supérieur, l’élégance, la noble parure et les contours souples et variés de la prose solennelle. Il a rendu plus sensibles les défauts de son précurseur, mais il ne s’éleva point à ses mâles beautés : l’Éloge de Catinat, ce qu’il a produit de plus accompli, est un meilleur mais non un plus beau discours que l’Éloge de Descartes.

En suivant M. de la Harpe dans sa marche ambitieuse, on croit y reconnaître qu’il ne voulut le céder dans son siècle qu’à Voltaire. En cherchant ce qui pouvait justifier une telle émulation qui le porta dans tous les genres, on voit qu’il lui était plus facile de faire bien dans plusieurs, par la raison que son talent n’était dominateur dans aucun. Ce qui lui est propre, ce qui le distingue, ce qui ramènera toujours aux productions où il a rassemblé toutes ses forces, c’est un heureux sentiment de la belle nature, tel qu’il est reproduit dans les écrivains qui ont allié le goût au génie ; une sorte de réflexion de leurs beautés toujours pures et simples ; une seconde inspiration, née, non pas du modèle, mais du tableau c’est ce que j’appellerai la grâce littéraire.

Je ne vois qu’un écrivain avec qui je puisse le mettre en parallèle ; et c’est celui de tous avec lequel il eut le moins de ressemblance ; mais un rapport singulier dans les caractères de leurs écrits les rapproche malgré eux : je parle de l’auteur d’Inès. On sait que la Mothe fut l’écrivain le mieux doué par l’esprit et le moins doué du talent. Il a manqué, au contraire, à M. de la Harpe les richesses de la pensée qui fécondent et agrandissent le talent. Il s’appropria tous les principes de ce goût qui sauve des écarts ; il s’éleva rarement à celui qui sait dépasser les règles et les exemples : et c’est par là qu’on peut dire que le talent de M. de la Harpe ne put que s’approcher du génie, de même que l’esprit de la Mothe n’a-ait pu que ressembler quelquefois au talent.

Vous remarquez, Messieurs, que je ne touche pas encore à une autre partie des travaux de mon prédécesseur où il a obtenu une réputation peut-être plus éclatante ; et dans ceux dont je viens de faire l’examen, tel il avait été apprécié, lorsque, dans la maturité de son âge, il entra à l’Académie.

Maintenant, je le demande, la place que nous lui déférons n’est-elle pas une place de gloire, dans son siècle et dans d’autres encore ? Qui voudrait le retrancher de la liste des écrivains destinés à traverser les âges et faits surtout pour épurer le goût de la jeunesse ? Dans laquelle de ses plus belles époques l’Académie française n’aurait-elle pas eu à s’orner de son nom et de ses écrits ? Ses écrits recommandables ne sont-ils pas assez nombreux, assez variés, pour que celui qu’elle couronnait tour à tour dans l’éloquence et la poésie, pût être admis deux fois dans son sein, et à des titres différents ? Laissons donc leurs dédains à ces hommes qui, croyant sans doute se relever lorsqu’ils rabaissent tout autour d’eux, affectent de ne plus rien estimer, là où une éminence bien avérée ne les subjugue pas. Pour nous, qui ne voulons être ni injustes, ni ingrats, qui ne voulons rien étouffer dans les fruits de l’esprit humain, rien perdre dans nos jouissances, décourageons toujours la trop féconde médiocrité par l’indifférence, son lot légitime ; mais favorisons de tous nos vœux, de tous nos soins, de nos hommages réels et sentis, tout ce qui porte le noble caractère du talent, et pardonnons-lui d’avoir été surpassé, ou de pouvoir l’être dans ses plus belles offrandes.

J’arrive, Messieurs, à cette seconde partie de la carrière et de la gloire de mon prédécesseur, qui fut à la fois un événement dans sa vie et un événement dans notre littérature même ; à ce célèbre Cours du Lycée, consacré à nos grands écrivains et qui mit son auteur plus près d’eux ; commencé sous l’ancien régime avec un éclat qui s’est encore reproduit sous le nouveau : qui, après avoir retenti, par la parole, dans les plus brillantes assemblées forme aujourd’hui un ouvrage d’une instruction usuelle.

Rouvrons un moment, par nos souvenirs, ces beaux cours, où plusieurs d’entre vous, Messieurs, étendirent encore leurs talents et leurs réputations, et retraçons surtout celui de M. de la Harpe, qui, par sa nature, devait attirer une attention plus vive et plus générale.

Là, se rassemblaient et l’homme du monde, heureux d’amasser un fond d’idées par lequel il pouvait faire estimer son jugement, son goût et son esprit, et l’homme de lettres, qui jouissait de voir les objets de son culte et plus connus et plus en honneur, s’étonnait encore d’apprendre dans les premiers objets de ses études. Là, la mère amenait sa jeune fille, non pour lui donner le babil des conversations littérairement frivoles, mais pour lui apprendre à lire et à relire un bon livre, à le goûter par tout ce qu’il pouvait perfectionner dans son âme, ou développer dans son esprit ; à se faire ainsi des amis, pour tous les âges et toutes les circonstances, de ces grands hommes avec qui elle entrait en commerce par l’admiration. Là, affluait une foule de jeunes gens des diverses classes, avides de toutes les émotions que donnaient à la fois un enseignement aimable le talent d’un excellent écrivain, et le spectacle d’une école de ce genre : car, Messieurs, grâce à l’heureux plan qu’avait adopté le professeur, son cours était une véritable scène, puisque les impressions de chacun des auditeurs se communiquaient à tous, et réagissaient même sur l’orateur qui en était l’âme et la source.

Je n’oserais dire que lui-même s’était promis tout ce qu’il obtint par la réunion des trois talents qu’il fit concourir : celui de traduire dignement les anciens, soit en prose, soit en vers ; celui d’expliquer le secret des parfaites compositions, et celui de bien rendre son propre discours, mieux encore ces admirables fragments qui appuyaient ses preuves et fournissaient ses exemples. Comment serait-on sorti, sans une émotion particulière, de cette école où, pour la première fois, les beautés de nos meilleurs livres, restées ternes pour nous dans nos lectures isolées, recevaient l’effet de la déclamation publique ? J’ai vu plusieurs fois l’auditoire, ravi d’un enthousiasme inconnu, se féliciter d’acquérir ce sentiment plus vif du beau, et l’offrir au professeur comme le plus doux des hommages.

Notre théâtre surtout, reproduit dans ces séances, y répandait un enchantement qu’on ne peut se figurer. Un homme moins docilement mené par ce qui affecte le public se serait peut-être interdit de relire ce qu’on savait par cœur, de retracer dans un Lycée ce qu’on entendait tous les jours avec la magie du théâtre. Eh bien, c’était là que M. de la Harpe obtenait ses plus beaux triomphes ; il offrait à l’admiration des scènes de Corneille, de Racine, de Voltaire ; on croyait les admirer pour la première fois. Son impression faisait son éloquence ; et ce qu’il exprimait, chacun s’honorait de l’avoir senti.

Telle était surtout l’aimable affection d’un grand nombre de jeunes femmes, qui bénissaient un siècle une éducation, des mœurs qui les admettaient au partage de ces richesses de l’âme et de l’esprit. Et qu’on ne vienne pas soupçonner qu’elles y altéraient la modestie, la réserve et la dignité de leur sexe ; j’en appelle à notre justice à tous fut-il jamais plus de femmes nourries de la culture des lettres ? et quelles femmes eurent plus de bons sentiments dans le cœur, surent mieux faire des sacrifices à leurs devoirs, eurent plus de simplicité, de décence, de véritables grâces dans les mœurs, le ton et les manières ? Ah je me plais à relever ce touchant honneur pour les lettres : sans doute, elles furent pour quelque chose dans cet immortel héroïsme que les femmes ont montré, presque seules dans nos jours de désastre et d’ignominie !

Vous ne me démentirez pas, Messieurs, si j’ajoute que ce modeste Lycée eut, pendant six ans, un effet sensible sur l’esprit des meilleures sociétés de cette capitale. Ce n’est donc pas sans une grande vue que le Gouvernement a rétabli nos anciennes solennités. Que deviendront-elles, si un jour vos discussions littéraires, offertes au public, nous rendent, avec encore plus d’utilité et d’éclat, les leçons de M. de la Harpe, qui faisait réellement à lui seul la fonction d’une académie ? Je dois à cette heure, les examiner sous cet aspect.

Apprécier tous les talents, juger tous les beaux ouvrages qui ont enrichi l’esprit humain fait l’honneur des siècles divers, et qui forment l’école du beau dans tous les genres, quelle entreprise pour un seul homme Elle supposait cette sorte de confiance enthousiaste qui a souvent égaré les plus légitimes ambitions, mais les a souvent aussi portées à un développement inattendu de leurs propres moyens.

En lisant le Cours de littérature, on s’y attache encore par ce continuel étonnement de voir l’auteur ne juger rien au-dessus de lui dans cette immense carrière, défaillir quelquefois aux plus beaux sujets, et croire toujours avoir suffi à tout. Nulle vue propre à tout rassembler, tout éclairer, à le soutenir, à le guider, ne domine dans cet ouvrage, un des plus beaux, s’il était complétement exécuté. Nulle proportion dans les parties : tel genre obtient à peine une place, et tel autre, moins important, s’étend outre mesure ; tel écrivain est approfondi, comme dans un ouvrage, et tel autre est à peine ébauché par les traits rapides d’une notice. Racine et Voltaire ont justement obtenu deux tomes, et cinquante pages, aussi légères de substance que de volume, sont tout le lot de Molière ; quelquefois l’écrivain monte à toute la hauteur d’un grand objet ; d’autres fois on croirait qu’il ne pouvait même toucher à tel autre : là, il est l’excellent critique, qui méritera un beau renom dans la postérité ; ailleurs, il n’est plus qu’un impitoyable censeur, qui ne veut pas laisser sans réponse une sottise dans un livre ignoré.

Messieurs, il n’y a, dans les éloges même, que la justice qui honore, que la vérité qui reste : ce principe seul a pu me conduire à relever les disparates du Cours de littérature. Il me serait bien plus doux, si les bornes de ce discours ne me prescrivaient de pénibles sacrifices de rappeler à la haute estime du public, d’offrir à votre imposante approbation ce grand nombre d’excellents articles qu’il renferme, indépendamment même de la partie éminente de l’ouvrage de cette belle discussion de nos trois grands tragiques, que chacun semble me désigner comme celle où je dois chercher la physionomie propre du grand talent de M. de la Harpe pour la critique littéraire.

Il n’entre pas dans cette carrière avec un système sur l’art, dont il n’aura plus qu’à faire l’application aux modèles qui ont dû le fournir ; il n’en cherche pas un qui devienne le résultat de ces belles productions ; et c’est en cela qu’il a mieux fait, parce qu’il est resté dans la marche propre de son génie. Chaque pièce de ce magnifique ensemble se saisit de son âme, de sa pensée, de son étude ; et il exprime ce qu’il a senti, ce qu’il a observé. Il n’a pas même une méthode pour ces morceaux du même genre qui se répètent sur trente sujets ; il se confie à l’inspiration, et il va mieux pour elle. On est souvent près d’accuser ce manque d’invention dans ses cadres, cette uniformité de désordre dans des travaux si divisés ; mais il s’absout toujours de ce reproche par la manière dont il sait, dans chacun s’emparer de toute votre attention et la porter bientôt à un vif intérêt.

Cependant, tout en ne traitant que le sujet, et sans sortir du plan d’une analyse de grands principes, des vues hautes et heureuses se mêlent aux impressions qu’il énonce et qu’il fait partager. S’il est une matière où M. de la Harpe ait montré de l’étendue et de la souplesse dans la pensée ; cette sagacité d’esprit, sans laquelle il n’y a ni lumière ni puissance dans la discussion ; ce tact, auquel rien n’échappe, et surtout l’expression heureuse et piquante de ses aperçus les plus fins, c’est ici : on sent qu’il écrit dans les impressions, l’expérience les acquisitions journalières de son esprit ; et il reçoit de ce précieux avantage quelque chose de cette verve, de cette effusion de soi-même, qui signalent l’écrivain original, par cela même qu’il tire de lui seul de ces choses où chacun se retrouve, ou que chacun veut s’approprier ; de ces choses qui nous font voir et près et loin de nous.

En vérité, quoiqu’il ne soit ici question que d’analyses, je regrette de ne pouvoir, dans ce discours, quitter ces traits d’une louange toujours un peu vague, pour faire valoir mon auteur par lui seul : je pourrais alors acquitter pleinement mon admiration ; je citerais des morceaux de critique presqu’avec le même avantage qu’il reproduisait les beaux morceaux de nos grands écrivains ; je vous ferais remarquer qu’il a eu le vrai talent, l’heureux goût de ce travail, en adoptant pour le genre de son style le ton simple et libre d’une conversation avec ses auditeurs, quoique toujours relevé par cette noblesse et cette bienséance qui convenaient devant une assemblée particulièrement sensible et délicate à cet égard. Lui, si bien doué pour la prose solennelle, c’est la prose peu ornée, mais plus souple pour la pensée plus vive, plus variée, qu’il sait s’approprier. Je ne prendrais pas de préférence ces réflexions qui se détachent, ces vues fines et profondes qui atteignent jusqu’à la cause encore ignorée des beautés ou des défauts ; ce serait plutôt, ce serait surtout ces pages où il s’arrête sur une belle scène où comme enivré de tant de beautés réunies, il se recueille dans son enthousiasme ; où il le nourrit par la réflexion ; où elle lui révèle, pour nous révéler à tous, ce qu’on peut saisir dans cette science intérieure du génie, qui le domine plutôt qu’elle ne le guide, ne s’enseigne pas, ne se communique que par les œuvres.

Nous avoir appris à dignement admirer nos beaux ouvrages, à en jouir mieux ; avoir porté plus loin la méditation du plus grand des arts ; avoir étendu chez les étrangers la renommée et la salutaire influence de nos chefs-d’œuvre dramatiques : quel service et quelle gloire ! Cette gloire participe de la belle destinée de ces hautes productions ; elles iront étonner, enchanter nos derniers neveux et, devenu inséparable d’elles, l’ouvrage qu’elles ont inspiré restera désormais attaché à leur propre triomphe.

Cependant, Messieurs, gardons-nous de penser, pour l’intérêt et la gloire de l’art, ni que M. de la Harpe ait tout vu dans celui-ci, ni même que nos grands maîtres aient tout fait ; avec cette idée, nous ne les aurions pas eus eux-mêmes avec cette idée, ils n’auraient pas de successeurs.

Pressé parle temps, je quitte malgré moi le mérite littéraire de M. de la Harpe, pour vous arrêter encore quelques moments sur sa vie personnelle, qui, par la vive préoccupation de ses amis et de ses ennemis, a été une sorte de spectacle sous deux règnes, sous deux régimes, et dans des situations bien opposées ; et peut-être trouverez-vous que je n’ai pas changé d’objet, car tous les événements de sa vie, liés à ses ouvrages les retraceront encore.

Rappelez-vous ses premières années. La nature l’avait bien doué pour les lettres, et les lettres furent la première, la seule nourriture de son âme. Point d’affections de famille autour de lui, nulle destination qui ait tourné ailleurs ses vœux et ses pensées ; nul autre élément n’est entré dans son être pour croître et se développer avec lui.

Nous dépendons tous de notre première position ; elle nous marque de son empreinte et nous donne quelque chose d’indélébile. L’homme de naissance rapportera tout à l’illustration de ses aïeux ; celui qui a passé ses jeunes années dans les spéculations du commerce conservera l’habitude de l’ordre et l’art des combinaisons de la fortune ; l’élève de la religion sera toujours ramené à des sentiments plus vifs pour la Divinité et à un dévouement particulier pour les intérêts du culte. L’homme dont un collège fut la famille, la patrie, qui n’a rien connu, rien senti que dans ses études, par ses études, prendra et gardera naturellement les idées, les habitudes, la tournure d’esprit de cette société, nécessairement à part des autres ; où les maîtres ne parlent qu’à des élèves, où les élèves reçoivent tout des maîtres ; où les élèves entre eux, malgré l’égalité, fixent des rangs et décernent des supériorités, par la libre et pure impression de la justice ; où l’enseignement est toujours doctoral et la doctrine dogmatique, surtout s’il y montra un mérite précoce, et si son mérite lui obtint une prééminence habituelle. Tel on le trouvera dans sa vieillesse, parce que tel on l’avait vu au sortir de l’enfance ; tel il sera dans les scènes du monde, comme dans les relations d’une académie ; tel dans un cours de choses où il avait son emploi marqué ; tel encore dans un renversement de l’ancien ordre lorsque chacun sera appelé ou condamné à un rôle nouveau.

Mais daignez le remarquer, Messieurs, ceci n’est vrai que des hommes nés avec un caractère. Or, M. de la Harpe en avait un très-réel très-prononcé. C’est par là que s’il éprouva souvent les inconvénients attachés au sien, il en recueillit aussi les avantages car tout ce qui est sincère plaît dans un sens, même en choquant dans un autre ; tout ce qui est de nature a de la puissance ; tout ce qui donne une physionomie obtient un intérêt.

Il était de son esprit de se pénétrer des meilleurs écrivains, et de ne pouvoir se prêter à ce que d’autres génies ont d’étrange et d’extraordinaire, Il eut donc le sentiment, l’intelligence, les conceptions de la meilleure école rien de plus.

Cependant tout était en lui entier, inflexible. Avec la conscience de sa vive passion pour tout ce qui était pur et beau dans les arts de l’esprit, de sa vive émulation de s’y élever, il eut ce fort sentiment de soi, qu’on appelle de l’orgueil, et ce mépris de tout ce qui n’entre pas dans la sphère de nos idées, qui accompagne trop souvent un légitime orgueil ; et c’est ainsi que, jusqu’à sa vieillesse, on lui reprocha de vouloir régenter toute la littérature, et que, dans sa vieillesse, revenant sur les mêmes objets avec un esprit nouveau, il promit encore de confondre toute la philosophie moderne.

Mais cette vie d’attaques journalières, incessamment cruelle et importune à tout autre, le retenait par une affection secrète, par la pente du caractère. Aussi ces querelles l’agitaient, l’aigrissaient, sans bouleverser son âme ; ne doutant jamais de vaincre ou d’avoir vaincu, sa confiance bravait innocemment le public même, et ne pouvant s’accroître par les succès, ne pouvait non plus céder à des revers.

Ce qui arriva souvent à d’autres, son caractère le menait où n’allait pas son talent ; né pour l’épanchement d’une belle admiration, il était bien moins partagé pour les sévères justices de goût, dont il se fit le ministre ; il eut, dans le genre polémique, deux défauts, qui tournent beaucoup le lecteur contre l’écrivain : celui de raisonner à faux sur certains objets qui n’étaient pas de son ressort, et celui d’avoir trop raison sur les autres singularité vraiment déplorable ! Ce qui compromit son repos, sa considération, n’a presque rien fourni pour sa gloire !

Cette méconnaissance de son vrai talent me conduit encore à relever en lui une funeste erreur dans l’emploi de la critique. Un mauvais poëme, un mauvais discours, une opinion absurde, dans la préface d’un mauvais livre, lui paraissait une invasion du mauvais goût dans l’empire des lettres ; et, couvert de toutes ses armes, il volait au secours de l’enceinte sacrée ! Il ne s’était pas aperçu que les mauvais ouvrages, tombant bientôt par eux-mêmes, malgré la vogue qui souvent les accueille un moment, sont au-dessous et du service et de l’honneur de la critique ; qu’il n’y a point de défauts qui comptent partout où il n’y a pas des beautés qui marquent ; enfin, que la critique est assez heureuse pour n’être jamais condamnée à l’offense, puisque, dans sa destination, elle a toujours à verser le baume d’une juste louange dans la plaie d’une utile blessure.

C’est ce que j’éprouve ici moi-même. Si je dois refuser à M. de la Harpe le don d’attaquer agréablement et utilement les mauvaises productions, je me plais aussi à observer qu’il savait se venger de la satire par la satire. Il voulut traiter une fois ses ennemis de la seule manière qui avait tourné à la gloire de Voltaire ; il osa prétendre à un poëme, qui s’approcha du Pauvre Diable il fit l’Ombre de Duclos ; et l’imitation est encore un charmant ouvrage, même à la distance où elle est restée de l’original.

Celui qui avait affaire à tant d’amours-propres devait mettre le sien en sûreté contre les rebuts de la fortune ; n’avoir jamais à ramper autour de la richesse et du crédit, savoir vivre de son travail. Qu’est-ce cependant que le travail d’un homme de lettres ? Nous le savons tous : la merveille est d’en tirer une existence décente. M. de la Harpe sut s’y borner ; il sut aussi l’augmenter par l’ordre et l’économie ; il menait sagement sa modique fortune ; n’ayant jamais de dettes, ayant plutôt des secours à offrir qu’à recevoir.

Par son genre de caractère, par la carrière qu’il suivait, il s’était rendu les récompenses plus difficiles qu’à un autre ; il ne put les obtenir qu’à force de succès ; et les succès même, il lui fallut les arracher à la prévention, à la haine, à ce malin plaisir des indifférents qui favorise souvent l’injustice des détracteurs.

Cependant quelles heureuses impressions durent descendre dans son âme, lorsqu’après Warvick, il se vit proclamé une des espérances assurées de la littérature ! lorsque sa Mélanie faisait couler de si douces larmes, dans des sociétés brillantes de l’éclat des rangs, de celui des réputations, des grâces du monde et du goût littéraire ! lorsqu’après l’Éloge de Catinat, on reconnut universellement que, par quatre couronnes dans un nouveau genre d’éloquence, il avait mérité d’entrer à l’Académie en triomphateur ! lorsqu’au lycée, ses ennemis même se virent forcés de lui décerner une gloire nouvelle, qui se relevait encore du noble caractère d’un service public ! Ah ! qu’une sévérité cruelle et aride ne vienne pas accuser ces acclamations, ces hommages, ces justices éclatantes, qui payent en un jour les travaux d’une vie entière les réprouver comme une exaltation frivole, funeste même aux talents, qu’elle enivre d’amour-propre et d’orgueil ! Non, c’est déjà les outrager que de ne pas les sentir ; non, un peuple affaiblit son ardeur pour les grandes choses qu’il a à faire, à inspirer, quand il ne l’entretient pas par les belles émotions des arts et des lettres ; non, les lettres et les arts languissent et périssent, quand ils sont déshérités de cet enthousiasme qu’ils ont l’ambition de donner, le besoin de recevoir.

Cette observation s’applique bien à M. de la Harpe. En relisant ses ouvrages, je les ai rapprochés de leurs circonstances ; toujours j’ai vu les mauvaises productions appartenir aux jours du chagrin et de l’injustice, et les bonnes à ceux de la gloire et du bonheur.

Quelle épreuve pour les gens de lettres qu’une révolution comme la nôtre ! d’autant plus funeste, qu’en ne laissant plus d’emploi aux sentiments généreux, dont ils sont naturellement les organes, elle exaltait toutes les espèces de fanatisme, dont ils sont aussi susceptibles ! Disons-le, cependant, à leur éloge : les disciples des lettres sont encore plus dominés par l’âme que par la raison ; et l’humanité est encore plus avant dans leurs cœurs que la liberté même. Dès l’origine, et aux premiers crimes, ils ont frémi ; épouvantés de ce qu’ils avaient offert, non à l’action des peuples, mais à la méditation des sages, ils auraient voulu, en se calomniant souvent eux-mêmes par les reproches de leur patriotique douleur, pouvoir retirer de la mémoire des hommes ces vérités ou ces erreurs, devenues également des poisons dévorants.

M. de la Harpe dut à la révolution des écarts, des malheurs, et encore des méprises sur sa destination. C’est encore ici que je dois avouer que ses nombreux écrits n’ont rien fait pour sa gloire. Si quelqu’un venait leur faire des reproches plus graves, je lui dirais : Osez-vous demander compte de toutes ses pages à celui qui écrivait tour à tour sous les fureurs d’une, tyrannie anarchique et au sein des vengeances d’une réaction ? et l’indulgence des hommes manquera-t-elle à celui qui se précipita dans la miséricorde divine ?

Au sein de nos assassinats juridiques, et lorsque lui-même, dans une prison, attendait un échafaud, il se sentit pénétré de la piété la plus sincère, qui devint dès lors l’affection dominante de son existence.

N’ai-je pas à exprimer ici vos propres sentiments, Messieurs ? Oui, sans doute, toujours nous louerons la piété dans cette enceinte, comme on la bénit dans nos temples ; nous la louerons dans nos membres, comme dans les autres citoyens ; toujours nous nous plairons à reconnaître de nouvelles vertus dans celui qui, désabusé de ce qui n’a pas suffi au cœur de l’homme, se lancera vers la Divinité même, ira encore épurer son âme à cette source sacrée.

Que veulent donc ceux qui affectent de supposer une guerre ou publique ou secrète entre les sciences, les lettres et la religion ? Les unes ne sont-elles pas la lumière, et l’autre, la consolation du genre humain ? Prêtres et philosophes, quel génie malfaisant pourrait nous opposer les uns aux autres, malgré l’accord de nos missions ? La philosophie n’avait-elle pas désavoué l’athéisme avant même qu’il fût démenti par la conscience publique ? et la religion ne voulant plus connaître que la charité universelle, la plus sainte de ses vertus, n’a-t-elle pas consacré la liberté des cultes comme un dogme social ajouté à la profession de ses propres principes ? Là est notre éternelle paix, notre heureuse alliance. Elles ont leur garantie dans cet immortel Concordat, loi de la France aujourd’hui, bientôt loi de l’Europe, qui a rétabli la religion dans l’État, comme un droit, comme un besoin, et non comme un pouvoir ou rival ou séparé.

Je devrais ici satisfaire à une impression commune à l’Institut et au public ; je devrais déplorer le vide que la mort prématurée de mon prédécesseur laisse dans notre littérature, condamnée incessamment à perdre les dernières colonnes que lui prête encore la littérature antérieure. Mais devons-nous aller, par une cruelle prévoyance, au-devant des ravages du temps ? Ah ! fuyons des regrets anticipés ; et livrons-nous plutôt à la méditation de tout ce que nous promet de beau et de prospère le majestueux événement qui vient de s’accomplir parmi nous.

La France se reconnaît-elle elle-même, Messieurs, dans ce magnifique spectacle, dont la renommée est déjà répandue, par l’admiration de tant de témoins, dans tous les coins de l’empire, dans toutes les contrées de l’Europe, et qui s’inscrit déjà dans les premières pages d’une nouvelle histoire ? Considérez cette révolution qui, en quinze ans, a fourni les événements de plusieurs siècles accumulés, et attachez-vous surtout à son principal caractère. Lorsqu’elle ne s’offrait encore qu’avec ses premiers principes et ses superbes promesses, combien de talents en France, dans tous les genres, pour toutes les carrières ! et combien peut-être ils étaient avides de ces fortunes extraordinaires qui ne s’enfantent que dans les convulsions politiques ! Mais elle était jalouse de toute gloire qui aurait pu s’approprier quelque chose de sa terrible puissance ; elle voulut en être servie, sans les servir, et elle sut les contenir par leurs inquiétudes mutuelles, par leurs ombrageuses rivalités. Voici cependant qu’un de ses plus jeunes élèves, méconnu d’abord dans les seconds rangs de l’armée, conservé sous un abri tutélaire, dès qu’il a pu se produire, a trouvé, dans chaque beau fait, une puissance d’opinion qui lui a enfin départi l’honneur suprême de dompter la révolution elle-même : à l’âge d’Alexandre, il est aussi haut qu’Alexandre ; aussi haut que César, sans l’affreux triomphe d’une guerre civile ; aussi haut que Charlemagne, sans l’héritage de gloire et de domination de quatre grands hommes de sa race.

Oui, c’est véritablement le trône de Charlemagne qui se relève, après dix siècles, si vous considérez et la destinée sans modèle de celui qui en prend possession, et ces légions victorieuses qui lui dévouent leurs armes et lui soumettent leur propre gloire ; et le pontife des pontifes, sorti de ce trône mystérieux qui tient au ciel et à la terre, élevé dans la patrie des belles antiquités par la vénération des peuples et les offrandes des rois, qui a franchi les hautes barrières de deux illustres contrées pour venir encore une fois marquer d’un plus auguste caractère une haute fondation.

Mais c’est aussi le trône, le siècle, la nation de Louis XIV, si vous considérez cette capitale, qui vient enfin de s’orner de tous ses monuments par le seul genre de destruction qu’elle aurait dû connaître ; ces solennités, qui ont appelé tous les peuples au grand jour du héros qui veut leur faire pardonner ses victoires ; ces merveilles de la civilisation, cette pompe des arts, cette élégance nationale, qui se célèbre elle-même dans l’éclat plus doux dont elle embellit la majesté suprême.

C’est tout ce qui fut jamais de plus imposant, si vous embrassez tout ce qui se rassemble dans un seul acte un grand peuple qui donne une couronne ; un grand homme qui la reçoit, l’antique religion qui la bénit ; une révolution qui se ferme, un siècle qui s’ouvre, et un nouvel empire français qui commence !