Réponse au discours de réception de F.-A. Parseval-Grandmaison

Le 20 avril 1811

Michel-Louis-Étienne REGNAUD de SAINT-JEAN d’ANGÉLY

Réponse de M. Regnaud de Saint-Jean d'Angely
au discours de M. Parseval Grandmaison

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 20 avril 2011

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

  Monsieur,

Il est des hommes dont la destinée parait soumise à une fatalité déplorable. Ils luttent en vain contre elle ; en vain ils s’arment de force ou de courage, de prudence ou de résignation ; ils marchent sous l’influence d’un astre impérieux, et s’ils obtiennent enfin le bonheur ou le repos, la main invisible qui les en avait éloignés, les frappe quand ils commençaient à en jouir.

Cette affligeante réflexion m’a été inspirée par M. de Saint-Ange, auquel vous succédez. Je recherchais les événements, je recueillais les particularités de sa vie au sein de sa famille et de ses amis, et je voyais avec douleur que sa carrière, toujours honorable, toujours laborieuse, avait été alternativement, ou empoisonnée par la souffrance, ou traversée par le malheur.

Lui-même était pénétré de ce sentiment ; il l’exprima de la manière la plus énergique et la plus touchante, lorsque, prenant séance au milieu de nous pour la première fois, il présagea qu’on déposerait bientôt sur sa tombe la couronne qu’on venait de lui décerner.

Ce triste pressentiment a été trop tôt justifié. Notre malheureux confrère n’a joui qu’un instant de votre justice et de sa gloire, nous n’avons profité qu’un instant de son goût et de ses lumières.

Mais sa présence ou plutôt son apparition au milieu de nous a fait regretter qu’il y eût été admis si tard ; elle a suffi pour faire apprécier à toute sa valeur l’heureuse acquisition que nous avions faite, pour ajouter aux regrets de sa perte en faisant mieux connaître son étendue.

Placé de bonne heure dans un des collèges de la capitale qui eut le même fondateur que l’Académie française, des études distinguées, des couronnes obtenues à cette Université où la justice impartiale ne les accordait qu’au mérite, avaient fait présager son avenir et indiqué sa vocation.

Il y a été fidèle, et, depuis son entrée dans le monde jusqu’à la fin de sa vie, il a cultivé les lettres avec une ardeur que n’ont pu ralentir ni les embarras de fortune, ni les orages de la révolution, ni les souffrances de lac cruelle maladie qui l’a conduit au tombeau.

Ses derniers regards se sont tournés vers l’épouse qu’il a laissée veuve, vers les enfants qu’il a laissés orphelins, et auxquels il ne reste pour héritage que le titre que vous avez décerné à leur père, et les ouvrages qui le lui avaient mérité.

Vous m’avez dispensé, Monsieur, de parler avec étendue de ces ouvrages, dont vous avez fait connaître l’importance, les difficultés, le mérite et l’utilité.

Un écrivain dont la doctrine, quoi qu’en disent ses détracteurs, sera toujours une autorité pour les bons esprits, Voltaire, consacra son discours de réception à l’Académie française à établir que les poëtes doivent être traduits en vers.

Aussi passionné pour la gloire des lettres anciennes que zélé pour l’honneur des lettres françaises, il regrettait de voir Homère, Théocrite, Lucrèce, Virgile, Horace, heureusement traduits en vers italiens, tandis que la France était réduite ou à ces traductions dont la fidélité prosaïque n’offre jamais qu’une froide et infidèle copie d’un original admirable, ou à ces imitations malheureuses qui ne sont pas même, près de nos grands poëtes, ce qu’est la faible et timide ébauche d’un écolier près du tableau conçu, dessiné, colorié par un grand maître.

Les leçons des grands hommes ne sont jamais perdues. Elles servent souvent à l’accomplissement de leurs vœux.

Ceux de Voltaire sont remplis. Cette langue, dont il accrut les richesses sans cesser de se plaindre de sa pauvreté, a été employée avec un succès qu’il n’espérait pas, à peindre tous les objets sensibles de la nature ; et la poésie descriptive, trop vivement et trop légèrement blâmée de nos jours, n’a pas peu contribué à vaincre des difficultés qu’on crut longtemps insurmontables.

Rendons grâce aux écrivains courageux qui, entrés les premiers dans la carrière, ont éclairé leurs successeurs par leur exemple, les ont enhardis par leurs succès.

Sans eux, l’homme qui n’entend pas le langage d’Homère ou de Virgile serait à jamais privé d’admirer ces tableaux vrais de la nature, ces tableaux énergiques des passions, tracés par leur plume immortelle. Un voile impénétrable les lui cacherait encore. Le poëte traducteur déchire ce voile ; il le soulève, du moins. Dès lors, la grandeur du plan, la sagesse de l’ordonnance, la pureté du dessin, l’éclat du coloris, l’expression des figures, enfin la richesse et l’ensemble de la scène la plus magnifique s’offrent à ses regards, se présentent à son esprit : il entend Virgile ; Homère lui apparaît.

C’est pour les femmes surtout qu’ont travaillé ces littérateurs conquérants, bienfaiteurs de leur siècle et des générations futures ; c’est près des femmes que leur mémoire doit être en recommandation particulière.

Madame Dacier n’a point eu de successeur. Les langues anciennes, génératrices de toutes les langues vivantes, et même les langues modernes, les aînées de la langue française, sont rarement apprises par les femmes. Le temps leur manque autant que le courage pour se livrer à de si longues et de si pénibles études : nos mœurs les en éloignent.

À peine pardonne-t-on à celles qui consentent à dissimuler les avantages qu’elles possèdent, à oublier les talents qu’elles ont cultivés. En vain elles suivent l’heureux instinct qui les avertit qu’elles doivent cacher leurs succès ; que ce n’est pas le savoir qui blesse, mais la prétention, et qu’une modeste pudeur est favorable même à leur esprit. Les deux sexes, l’un dominateur et l’autre jaloux, toujours prêts à les accuser de l’ignorance comme d’un tort, leur reprochent la science comme un ridicule ; et pour les femmes françaises condamnées à craindre de s’instruire, Virgile et Milton n’existeraient pas sans M. Delille, Horace sans M. Daru, Homère sans M. Aignan, Ovide sans M. de Saint-Ange.

La littérature, Monsieur, a aussi ses prédilections, ses préférences, ses affections, ses préventions même ; l’esprit se passionne comme le cœur.

Enthousiaste d’Ovide, on croirait que M. de Saint-Ange n’a été poëte que pour le traduire.

En vain on tenta, par l’espoir de la fortune, de le détourner de la carrière des lettres ; en vain celle de l’administration lui fut ouverte par ce Turgot, dont les gens de lettres composaient la société, dont les malheureux formaient la famille, dont le système venait plus de son cœur que de son esprit, et qui n’eut pour sectateurs que des gens de bien.

M. de Saint-Ange céda un moment aux conseils de son honorable protecteur ; mais bientôt le dégoût d’un travail aride le ramena vers celui dont l’attrait avait tant de puissance : il résolut de fuir le monde, il était tourmenté par le sentiment de la supériorité de son talent et l’infériorité de sa position, où la mort avait moissonné ses amis les plus chers, tandis que les autres, auxquels la fortune avait souri, ingrats comme des gens heureux, l’oubliaient par égoïsme ou l’évitaient par vanité. Il rentra dans la solitude, et dès ce moment, consacrant à son auteur chéri tout le temps de sa vie, que la souffrance n’a pas condamné à la stérilité, il a laissé au siècle du nouvel Auguste une traduction complète d’un des plus élégants écrivains du siècle de l’Auguste romain, et qui a obtenu un juste succès.

Mais les succès qui ne sont pas contestés sont ceux qu’on célèbre le moins ; ils ont plus de solidité que d’éclat ; ils sont le partage de l’homme studieux qui, cachant son travail et s’éloignant du monde, n’a point aspiré à la louange, mais à l’estime ; qui a moins envisagé le présent que l’avenir, et n’a oublié qu’il faut beaucoup de temps à l’écrivain sage et utile pour former une école, tandis qu’il suffit de quelques jours à l’écrivain ardent et passionné pour faire une secte.

Cette espèce de succès est souvent le seul qu’obtiennent les traductions même les plus nécessaires et les plus parfaites ; c’est celui qu’a obtenu M. de Saint-Ange, et il suffit pour assurer sa gloire, pour fonder son éloge, pour justifier nos regrets.

Pour vous, Monsieur, porté depuis longtemps à l’Académie par les vœux de vos amis et par l’opinion de vos juges, vous y avez été placé par des suffrages d’autant plus flatteurs qu’ils ont été unanimes. Mon ancienne amitié s’applaudit du hasard heureux qui me donne le droit de rappeler par quels titres vous les -avez mérités.

L’étude des lettres et l’amour des arts embellirent les premières années de votre heureuse jeunesse ; et lorsque les événements politiques vous enlevèrent, avec l’état auquel vous étiez destiné, les espérances qu’il vous donnait, vous ne fûtes, dans le malheur, ni sans travail, ni sans consolation.

Courageux et résigné au temps de l’adversité, vous oubliâtes la fortune qui vous avait abandonné, et vous eûtes la noble pensée de trouver, de l’occupation et de la gloire dans les talents qui ne devaient qu’embellir votre existence ou charmer vos loisirs.

Nos peintres, nos poëtes vous ont vu cherchant des modèles dans nos musées, des leçons dans nos bibliothèques, admirant, étudiant tout ce que les anciens et les modernes peuvent offrir de chefs-d’œuvre, tout ce qu’il y a de grandeur, de grâce, de beauté, dans les caractères de leurs héros, dans les écrits de leurs auteurs, dans les productions de leurs artistes.

Alors un jeune, conquérant remplissait déjà l’Europe du bruit de son nom, l’Italie de l’éclat de ses victoires, la France de la richesse de ses trophées.

Vous voyiez arriver les dieux de la Grèce et du Capitole dans ce Louvre où ils trouvaient à peine une place au milieu de ses modernes ruines, et où on leur a depuis si rapidement élevé un temple et des autels dignes d’eux.

Et quand vous vîtes paraître au sein de la France pacifiée et reconnaissante celui auquel elle devait son repos et sa gloire, celui qu’avaient précédé les dieux vaincus des nations étrangères, vous lui apparteniez déjà par votre admiration, par tous les sentiments que commande un grand homme.

Plein de cet enthousiasme, glorieux pour celui qui en est l’objet, honorable pour celui qui l’éprouve, le départ du héros qui l’inspirait vous parut un malheur pour votre patrie ; le regret de son éloignement fit naître le désir de le suivre nos sentiments étaient les mêmes, une résolution commune nous attacha à sa destinée.

Vous avez eu le bonheur d’en voir de près toute la gloire. Vous avez recueilli de grands souvenirs dans la patrie d’Homère, dans la ville d’Alexandre. Vous avez été membre de cet autre Institut fondé par la victoire, qui a reporté les sciences, les lettres, et les arts vers leur antique berceau.

C’était déjà un titre pour siéger à l’Institut de France : vous en avez depuis acquis de nouveaux qui semblaient vous destiner plus particulièrement à remplacer le traducteur d’Ovide.

Vous avez conquis, pour la langue et la littérature, une partie des trésors des poëtes les plus célèbres. Tantôt fidèle traducteur, tantôt imitateur hardi, riche des pensées de vos modèles, riche de votre propre fonds, vous avez su former, des épisodes d’Homère et du Tasse, de Virgile et du Camoëns, de l’Arioste et de Milton, un ouvrage d’un genre nouveau : hommage digne d’être offert à la mémoire de ces poëtes immortels.

Vous avez marqué votre place parmi les écrivains dont les heureux essais donnent des espérances plus heureuses encore.

Vous les réaliserez, Monsieur ; déjà l’amitié, confidente de vos travaux, a été trop satisfaite des succès qu’elle leur présage, pour vous garder fidèlement le secret.

Et qui mieux que vous peut traiter dignement un sujet de notre histoire ? N’avez-vous pas vu de près tout ce que le génie peut concevoir et exécuter pour le salut et la grandeur d’une nation ? N’avez-vous pas appris comment, aux Pyramides ainsi qu’à Marengo, aux bords du Nil comme aux rives du Danube, on peut préparer, disputer, obtenir, arracher la victoire ?

Si vous voulez représenter un monarque aux champs d’honneur, vous n’aurez rien à emprunter aux autres nations, rien aux temps reculés, rien aux siècles derniers : votre modèle sera plus près de vous.

Vous peindrez un prince toujours calme et toujours actif, audacieux sans imprudence, confiant sans présomption, animé sans emportement, changeant de vues et rarement de pensées, d’opérations et non de desseins, de mesures et jamais de résolution.

Pendant la chaleur de l’action la plus vive, de la bataille la plus terrible, son attitude sera tranquille et son air serein ; ses ordres auront au loin fait gronder la foudre, et imprimé à ses légions les mouvements qui doivent leur assurer la victoire : autour de lui tout sera silencieux, attentif, immobile ; prêts à écouter et à obéir, ses braves ne lui parleront que par leurs regards, seul indice de l’ardeur qui les dévore, et qui contraste avec le sang-froid de leur maintien ; et cependant on verra sur le front du héros le calme de la sagesse, la sécurité de la prévoyance, la confiance de la force, la puissance du génie, le présage du triomphe.

Et quand votre poésie, noble émule de la peinture, nous aura montré sous ces traits Philippe-Auguste à la journée de Bouvines, nous croirons voir un autre tableau de Napoléon à la journée d’Austerlitz.

Si la tâche que vous vous êtes imposée n’eût réclamé tous vos instants ; si, incessamment occupé de la pensée d’un ouvrage impatiemment attendu, vous n’aviez en quelque sorte contracté l’obligation de vous y consacrer sans relâche, votre muse fidèle aurait déjà célébré l’événement qui donne un fils à l’empereur, à Rome un monarque, à la gloire un héritier, à la victoire un élève, à la France la sécurité, à l’Europe une garantie.

Vous auriez dit comment la joie des Français ne tenait pas seulement à cet instinct des peuples qui les avertit de leurs besoins, et leur indique ce qui assure la grandeur des monarques et le repos des États.

L’allégresse publique prenait sa source dans un autre sentiment plus honorable pour la nation, plus digne de son caractère, plus doux pour son souverain.

C’est trop peu pour son peuple de le voir si grand, il a besoin de le savoir heureux ; et le bonheur des monarques est dans la partie de leurs palais qu’habite leur famille ; dans cette espèce de retraite, d’où ils n’aperçoivent plus le trône et ses devoirs ; dans cet asile où ils se réfugient pour fuir la grandeur.

C’est là qu’on aime à se représenter Napoléon s’essayant aux douceurs, aux espérances, aux craintes rances, aux craintes même de la tendresse paternelle, de ce sentiment si vif et si doux, celui de tous dont l’imagination donne l’idée la plus imparfaite, qu’elle peint le plus infidèlement, de ce sentiment qui doit être pour lui une source inépuisable de jouissances nouvelles, auxquelles tous les cœurs français s’associent avec transport, avec amour, et dont nos vœux ardents demandent à la Providence et le renouvellement et la durée.