Réponse au discours de réception du comte Destutt de Tracy

Le 21 décembre 1808

Louis-Philippe de SÉGUR

Réponse de M. le comte de Ségur.
au discours de M. le comte de Tracy

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le mercredi 21 décembre 1808

INSTITUT ROYAL DE FRANCE

Monsieur,

La modestie accompagne toujours le vrai mérite ; il espère en vain se cacher sous son voile ; ce voile est un ornement qui l’annonce, qui le distingue et qui redouble son éclat. Vous dites avec raison que l’amitié vous a présenté à l’Institut, mais c’est la justice qui vous a reçu ; et si nous étions portés par nos sentiments à .désirer l’admission de l’homme qui devait le mieux apprécier et regretter l’estimable confrère que nous avons perdu, nous regardions en même temps comme un devoir de nous associer un auteur estimé, dont la vie laborieuse est depuis longtemps consacrée au genre d’étude qui nous est le plus utile pour nos travaux, l’étude de la grammaire générale.

Vous partagez, Monsieur, la douleur que nous a causée la mort de M. Cabanis ; vous venez de renouveler cette douleur en remplissant notre attente et rendant un digne hommage à sa mémoire.

L’éloge le plus éloquent est celui qui part du cœur et que dicte la vérité ; l’affliction sincère a ses charmes, ils sont tristes, mais touchants, et l’art le plus parfait ne les imite qu’incomplètement : aussi, vous avez été le fidèle interprète de nos sentiments ; en peignant l’âme et l’esprit de M. Cabanis, vous avez prouvé combien nous devions le chérir, et vous le faites aimer par ceux qui ne l’avaient pas connu.

Mais votre modestie, Monsieur, vous a sans doute empêché de vous apercevoir qu’en faisant cet éloge d’un académicien distingué, vous faisiez en partie le vôtre, et que la plupart des louanges que vous lui donniez vous étaient applicables.

Il nous est permis, Monsieur, de faire cette observation qui justifie si bien notre choix, et de faire remarquer cette conformité de goûts, de talents et de position, qui se trouve entre vous et M. Cabanis.

On vous a vus toujours tous deux faire le bien, chérir l’humanité, chercher la vérité, pratiquer constamment la vraie philosophie, celle qui apprend à maîtriser ses passions et à maintenir notre âme dans cet état paisible qui l’ouvre aux vertus et la ferme au vice.

Tous deux vous avez préféré la retraite au monde, l’étude aux plaisirs, l’amitié à l’ambition, et la vérité à tout.

Vous vous êtes également distingués tous deux dans vos écrits, par un mérite trop rare à présent, la sagesse d’intention, la clarté du style, et cette noble simplicité qui ne cherche que la justesse des idées et la propriété des expressions.

Vous n’avez voulu, ni l’un ni l’autre, emprunter ce faux éclat de figures outrées et de mots nouveaux, qui dépare les belles pensées en les chargeant d’ornements superflus, ou qui s’efforce en vain de rajeunir de vieilles et de communes idées.

Tous deux enfin, acquérant sans cesse de nouveaux titres à l’estime publique, vous avez été portés aux honneurs que vous ne cherchiez pas ; vous possédiez les mêmes amis au Sénat et à l’Institut, et vous avez mérité la bienveillance d’un héros dont l’estime seule est un titre suffisant d’honneur et de gloire.

Je pourrais aussi, Monsieur, ajouter à ce parallèle, que tous deux vous avez consacré vos veilles à l’étude de deux sciences qui nous ont toujours promis la vérité, mais qui jusqu’à présent ont tenu bien imparfaitement leurs promesses : ces deux sciences sont l’idéologie et la médecine ; et vous vous êtes sûrement attendus à trouver dans cette pénible carrière beaucoup d’obstacles et beaucoup d’incrédules.

Je conçois que ces difficultés ne vous aient pas découragés : les hommes déclament en vain contre l’incertitude où les laissent tous les systèmes opposés qu’ont produits à cet égard les recherches les plus savantes ; ils poursuivront toujours cette vérité qui semble les fuir, et s’intéresseront constamment aux efforts qu’on fera pour les découvrir.

On voudra toujours chercher à connaître l’origine de nos idées, la cause de nos maux, les rapports de nos sens et de notre intelligence, l’influence de nos passions sur notre santé, celle de nos maladies sur nos caractères ; et, malgré le doute et l’ironie, tout être qui aura des idées s’occupera malgré lui d’idéologie, et tout homme souffrant invoquera la médecine.

Tandis que M. Cabanis voulait nous consoler des erreurs des médecins, en nous démontrant la certitude de la médecine, vous avez voulu nous préserver des faux systèmes des métaphysiciens, et réduire à des observations de fait tout ce que vous croyez nécessaire pour nous faire connaître la génération de nos idées.

Je n’entrerai pas ici dans l’examen approfondi de ce travail estimable, qui vous a déjà mérité les éloges de nos savants les plus illustres ; il n’est pas convenable de toucher légèrement des sujets si graves, et les bornes d’un discours ne permettent pas de hasarder l’analyse complète de ces ouvrages où vous avez voulu perfectionner les systèmes de Locke et de Condillac.

Je me crois permis seulement de répéter ici ce que j’ai pensé et ce que j’ai entendu dire aux hommes les plus instruits sur cette matière.

Vous avez répandu beaucoup de clarté sur un sujet dont l’obscurité n’est que trop impénétrable, et vous avez procédé, dans l’exposition de votre système, avec une logique si exacte, qu’en vous accordant le principe dont vous êtes parti, il serait difficile de vous en nier les conséquences vous prétendez que penser c’est sentir, c’est là votre principe, c’est la base de votre système ; mais un sentiment qui résiste à tous les raisonnements ne consentira pas facilement à vous l’accorder.

Au reste, Monsieur, quelles que soient les opinions de ceux de vos lecteurs qui n’adoptent pas votre principe, ils doivent rendre justice à votre intention. Vous avez dit vous-même que tout système de métaphysique est un roman, fruit de l’impatience de dogmatiser, qui égare l’esprit en lui faisant prendre un fantôme pour la réalité, et des choses supposées pour des choses prouvées ; et qu’il faut les remplacer tous, sans exception, par la simple observation de nos facultés, jusqu’à ce qu’on les connaisse bien.

C’est assurément bien établir que vous voulez donner au public vos observations, sans prétendre en faire un système ; et si vous affirmez qu’il n’existe pas de différence entre sentir et penser, et que l’être qui s’aperçoit qu’il sent, qui juge ses sensations, les compare, se les rappelle, et choisit entre les désirs ou les craintes qu’inspirent ces sensations, ne fait, dans toutes ces opérations, que sentir, il est facile de concevoir qu’étant dans l’impossibilité de définir l’âme, en la regardant comme être isolé, vous ne la voulez considérer que sous le rapport de sa liaison avec le corps.

En écartant tous les romans de métaphysique, vous n’adopteriez certainement pas un système absolu, peut-être tout aussi roman que les autres, mais plus triste et moins consolant, et dont le moindre inconvénient serait de détruire toute illusion pour le présent, tout espoir pour l’avenir ; de réduire toute gloire à des combinaisons d’organes, toute passion noble à des sensations vulgaires, et dont le résultat serait enfin d’abaisser notre existence, de dépeupler les cieux et de désenchanter la terre.

Vous pourriez même, ainsi que M. Cabanis, servir à la fois de preuve et d’exemple contre cette opinion ; et malgré tous les arguments possibles, on sentira toujours que, n’étant pas différents des autres hommes en facultés corporelles et en sensations, il existe entre votre âme et celle du vulgaire une différence d’intelligence qui ne paraît devoir sa supériorité ni aux sens, ni aux impressions qu’ils reçoivent.

S’il est possible, Monsieur, de n’être pas d’accord avec vous sur quelques principes de vos éléments d’idéologie, cette différence d’opinions ne diminuera pas l’intérêt que doit inspirer votre travail, et ne nous empêchera pas d’en apprécier et d’en recueillir les fruits : les savants ont trouvé et même démontré plusieurs erreurs dans le système de Buffon, et l’on n’en rend pas moins justice à la beauté de son génie, à la profondeur de ses études, à la richesse de son imagination, et aux charmes de son éloquence.

Votre grammaire, dont le premier mérite est, selon vous, d’être la suite d’un traité d’idéologie, en a beaucoup d’autres à nos yeux ; et les observations justes qu’elle renferme trouveront souvent leur place dans nos discussions, dont elles éclaireront la marche.

Je serais certain, Monsieur, d’intéresser les auditeurs éclairés qui honorent cette séance, en parlant avec plus de détail de vos titres à notre adoption ; mais, pour me conformer à l’esprit de confraternité qui nous lie, je dois aussi chercher à vous plaire, et votre modestie m’en indique le moyen. Je vais donc cesser de parler de vous, pour ajouter quelques mots à l’hommage noble et touchant que vous venez de rendre a la mémoire de l’académicien que nous regrettons et que vous remplacez.

Vous nous avez tracé rapidement, mais fidèlement, l’histoire de l’esprit et du cœur de cet homme aimant, de cet écrivain distingué de ce savant profond, de ce sage modeste et courageux qui a trop peu vécu pour les sciences, pour nous et pour sa patrie ; et il semble difficile d’ajouter quelques traits à un tableau si complet, quelques plaintes à des regrets si bien sentis, quelques éloges à des louanges si justes et si délicates : je dirai seulement que ce qui semble caractériser particulièrement le confrère chéri que nous perdons, c’est une réunion de qualités qui se rassemblent rarement dans la même personne, et qui sont même presque opposées entre elles.

M. Cabanis était doué d’une imagination la plus vive et du jugement le plus solide ; il unissait à la plus tendre sensibilité, à la douceur la plus inaltérable, une rare fermeté de caractère et une invariable constance dans ses opinions : destiné à la gloire par ses talents, à la fortune par ses succès, il aurait sacrifié sans peine la richesse et la renommée à l’amitié et à la reconnaissance.

Ses premiers goûts, ses premières études, ses premières sociétés, ses premiers triomphes, l’attiraient près des Muses, l’appelaient sur le théâtre du monde, et lui présentaient l’attrait de la vie la plus douce et des jouissances les plus séduisantes sa passion pour la vérité, son amour pour l’humanité, le consacrèrent aux études les plus sérieuses, aux recherches les plus profondes, aux plus tristes méditations. Né pour apprécier les sociétés les plus aimables et pour en faire le charme, il en détourna les yeux pour les fixer constamment sur les souffrances de l’âme, sur les infirmités de l’homme ; sa constitution délicate semblait lui ordonner d’éviter toute forte contention d’esprit et de se livrer aux douceurs d’un sage repos ; le sentiment de ses maux ne lui apprit qu’à s’occuper du soin de soulager ceux des autres. Il se fit médecin parce qu’il avait été malade ; la douleur ne fit naître en lui que la pitié pour ses semblables, et la faiblesse de sa constitution ne lui inspira d’autre pensée que celle de se livrer aux plus rudes travaux, pour chercher péniblement dans la science le secret de prêter des forces à la nature, et de fortifier l’existence des êtres souffrants auxquels il dévouait sa vie.

M. Cabanis était trop ami de la vérité pour suivre avec tant de zèle l’étude d’une science dont l’utilité ne lui aurait point paru certaine si elle ne lui avait présenté que des doutes, il l’aurait promptement abandonnée, et nous l’aurions vu chercher quelqu’autre moyen de satisfaire sa noble passion du bien, d’étendre les lumières des hommes et d’améliorer leur sort.

Lorsque la voix de sa patrie a semblé l’appeler à d’autres devoirs, il a prouvé qu’il pouvait également briller à la tribune et indiquer aux législateurs le meilleur système pour secourir l’indigence sans favoriser l’oisiveté, et pour corriger les mœurs en consolant l’infortune.

Mais M. Cabanis fut médecin parce qu’il crut à la médecine, et l’on peut dire qu’il en a démontré la certitude avec autant d’érudition que de justesse, avec autant d’esprit que de sentiment ; on doit même ajouter, avec autant de clarté que de charme car il est le premier peut-être qui ait su répandre tant d’intérêt sur des matières si abstraites, et, j’oserais presque dire, tant de grâce sur des sujets si peu susceptibles d’ornements : son style est toujours enrichi par son imagination, varié par son talent et animé par sa sensibilité.

Ses Révolutions de la médecine sont un excellent morceau d’histoire philosophique. Après avoir retracé les temps où les poëtes et les héros exerçaient l’art de guérir, ceux où les prêtres s’en emparèrent pour réunir la double puissance que donnent sur notre faiblesse la crainte de la mort et l’espoir de l’immortalité, il examine l’époque où la philosophie, observant les faits, fit de la médecine une science exacte ; il nous fait parfaitement connaître le génie d’Hippocrate, le système de Pythagore, les travaux de Galien, l’influence des révolutions politiques sur celles des sciences, les causes de la décadence de la médecine, sa renaissance sous les Arabes, et ses progrès jusqu’à nos jours.

Une imagination vive, qui devait peut-être le rendre susceptible des illusions qui ne la séduisent que trop souvent, était toujours réglée, chez cet homme rare, par une sagesse qui venait du cœur ; l’importance de ses devoirs, le danger des erreurs le garantissaient des prestiges qui pouvaient entraîner son esprit ; et dans son Examen de tous les systèmes des médecins, on admire toujours cette sagesse constante qui n’écoute que la raison, ne consulte que les faits, et ne se rend qu’à l’évidence.

Les personnes les plus frivoles, les lecteurs les plus légers lisent avec plaisir tous ses écrits ; il instruit sans ennuyer, il éclaire sans vouloir trop briller, et attache parce qu’il aime.

L’étude approfondie de l’homme fait découvrir de tristes vérités, apprend des secrets humiliants, dévoile de honteuses faiblesses, montre les bornes étroites de nos facultés et la base fragile de nos vertus : ordinairement cette étude dispose plus à l’humeur qu’à l’indulgence ; cependant M. Cabanis qui, par son célèbre Traité des rapports du physique et du moral de l’homme, et par son Examen de l’influence des âges sur les caractères, avait prouvé à quel point il connaissait les hommes, fut toujours leur plus tendre ami ; il les observait en médecin philosophe, il considérait nos passions, nos erreurs, nos vices même, comme des maladies ; et on peut presque assurer que, s’il avait eu à souffrir de la haine ou de l’envie de quelques ennemis, il aurait plutôt désiré les guérir que s’en venger.

Pour faire connaître à la fois les sentiments qui soutenaient son courage, l’importance qu’il attachait aux devoirs de sa profession, la tendre confiance qu’il devait inspirer à ses malades, et le prix qu’il voulait obtenir de ses travaux, il suffira peut-être de citer ici le passage où il peint les jouissances de l’homme habile qui travaille constamment à dérober quelques victimes à la mort pour les rendre à l’amitié.

Après s’être affligé, non pour lui, mais pour les autres, de l’inconstance de l’opinion, de la légèreté des jugements publics ; après avoir invoqué des encouragements utiles, des hommages nécessaires pour soutenir dans leurs efforts les jeunes médecins, devenus, par leur honorable et pénible profession, les arbitres du sort des hommes, les confidents de leurs secrets et les dépositaires de leur bonheur, il trace ainsi rapidement les devoirs, les peines et les jouissances du médecin vertueux qui sait dédaigner les erreurs de l’opinion, et ne chercher le bonheur que dans le bien, et la gloire que dans sa conscience.

« Plus les médecins, dit-il, sont dignes de la reconnaissance publique, et mieux ils savent s’en passer ; en faisant ce qu’il faut pour l’obtenir, ils établissent leur bonheur sur des fondements plus solides ; et, si j’ose le dire, ils doivent s’habituer à la dédaigner, puisqu’il est souvent de leur devoir de braver l’opinion qui la dispense : ne pouvant être jugés par les autres, il faut qu’ils apprennent à se juger eux-mêmes ; ne pouvant être surveillés ni par la loi ni par l’œil du public, il faut que leur propre conscience les surveille sans cesse ; qu’ils se créent une existence intérieure, indépendante du blâme injuste et des vains applaudissements.

« Ils aiment leurs semblables, ils aiment à les servir, mais ils ne sont pas révoltés de leur ingratitude ; ils savent même y trouver des douceurs ignorées du vulgaire, car, de sentir profondément qu’elle ne peut refroidir leurs projets de bienfaisance, ni flétrir dans leur cœur les douces émotions de l’humanité, est sans doute bien au-dessus du plaisir que l’aspect de la reconnaissance procure.

« Quand le devoir l’exige les médecins savent braver les haines, les dangers, les contagions et la mort. En les voyant entrer dans une ville pestiférée, ou respirer les vapeurs pernicieuses d’une fièvre maligne, vous les plaignez peut-être ? Ah ! c’est vous sans doute qu’il faut plaindre, si vous ne sentez pas que ce dévouement porte avec lui son salaire ; que l’état de l’âme qui l’inspire est accompagné des plus douces comme des plus nobles jouissances.

« Enfin, quand le moment approche de payer eux-mêmes le tribut inévitable qu’ils ont vu payer à tant d’autres, reportant les yeux sur la carrière qu’ils ont parcourue, ils n’y voient rien qui ne les remplisse du plus pur contentement et leurs dernières paroles sont encore des actions de grâce à l’arbitre éternel de la vie et de la mort, et l’expression touchante d’une vertueuse sécurité. »

C’est ainsi que s’exprimait cet ami de la vérité, de l’humanité. Vous venez d’entendre ces paroles touchantes ; elles peignent à la fois son âme et son talent il est difficile de mieux sentir et de mieux écrire.

Dans tous les ouvrages de M. Cabanis, on s’aperçoit, au choix des expressions, à l’harmonie des périodes, à la chaleur de la verve, à la justesse des comparaisons, à la variété des mouvements, qu’il avait aimé et cultivé la poésie ; et dans tous ses écrits, la sagesse permet toujours de reconnaître les Muses.

Notre collègue nous offre ainsi de nouvelles armes pour combattre ce vieux préjugé, inspiré par la médiocrité et nourri par l’envie qui veut interdire aux hommes graves les talents agréables, et qui fait presque un crime au magistrat, au pontife, au savant, au législateur, du plus léger sacrifice aux Grâces. Ces tristes censeurs ne pardonnent d’éclairer le monde que si l’on consent à l’ennuyer ; ils trouvent que la sagesse déroge lorsqu’elle veut plaire. En vain on leur objecte les exemples fameux des temps anciens et modernes ; ils persistent dans leur aveugle opinion ; ils ne veulent point que le sage s’abaisse à cueillir des fleurs, et l’alliance du savoir et de la grâce leur paraît un sacrilége.

Heureusement M. Cabanis méprisait cette erreur, et pensait comme le plus grave et le plus illustre de nos magistrats, l’immortel d’Aguesseau.

D’Aguesseau disait qu’en revenant aux belles-lettres, il éprouvait le sentiment d’un homme qui retourne dans le pays ou il est né, et où il a passé les plus belles années de sa vie.

Il voulait que l’orateur étudiât la profondeur des réflexions dans Corneille ; la beauté des images, la vivacité des mouvements, la félicité des expressions dans Racine ; le simple, le vrai, le gracieux dans la Fontaine : l’impression, disait-il, et comme la teinture de ces différents caractères, se fait sentir dans les ouvrages de ceux qui les ont bien lus ; et il en est de leur style comme de ces carnations parfaites dans la peinture, où aucune des couleurs ne domine, et où néanmoins elles font toutes leur effet.

La justesse de cette observation se fait parfaitement sentir en lisant M. Cabanis : on reconnaît, dans ses écrits, cette heureuse teinture dont parle d’Aguesseau il avait répandu sur son style le doux charme des bons auteurs dont il s’était nourri ; et, en étudiant la poésie, il avait acquis l’art de donner du nombre à sa prose, des ornements convenables à ses pensées, et, pour ainsi dire, de la vie à tout ce qu’il touchait.

Convaincu de l’importance de sa profession, qu’il regardait comme une espèce de sacerdoce consacré aux infortunés, il était loin de leur dérober ses veilles pour se livrer à son étude favorite : étant jeune même, il avait dit adieu aux Muses sur les marches d’un hôpital ; là, il avait fait le serment de dévouer ses jours aux pauvres et aux infirmes ; mais il avait fait ce serment en vers, et, sans manquer aux devoirs qu’il s’était imposés, il donna, toute sa vie, quelques moments aux belles-lettres. Il relisait Homère, et trouvait, sur la palette du prince des poëtes, de plus riches et de plus douces couleurs pour peindre Hippocrate, et se reposait de l’étude de Galien en corrigeant sa traduction de l’Iliade.

Il faut donc le louer à la fois, et d’avoir senti cet amour pour la poésie, qui donnait tant de charme à son style, et d’avoir modéré ce penchant qui, s’il l’eût entraîné, nous aurait privés de tant d’ouvrages utiles.

Mais ce qui surtout mérite d’être l’objet constant de nos éloges et de nos regrets, c’est cette passion du bien public qui dominait son âme, dictait ses écrits, dirigeait ses actions et ennoblissait toutes ses pensées.

La mort inexorable vient de le frapper au moment où cet amour du bien public devait lui faire espérer les plus douces jouissances, à l’instant où il allait voir accomplir les plus chers de ses vœux.

L’administration des hôpitaux perfectionnée ; l’établissement des maisons de travail qui doivent faire un jour disparaître de cette belle France le vagabondage, l’oisiveté, la misère et les vices qui les entourent ; la création de cette Université, de cet imposant édifice qui doit donner à l’instruction publique une marche certaine, une direction unique, et qui promet de former une génération digne du fondateur de l’empire.

Quel spectacle pour un ami de l’humanité ! Et pourquoi faut-il qu’il soit privé du plaisir d’applaudir avec nous à ces travaux pacifiques du plus célèbre des conquérants, aux créations vertueuses du plus puissant des monarques ?

Mais s’il ne peut en être le témoin, il a su les prévoir ; et lorsqu’au 18 brumaire ses vœux appelaient à nous gouverner le héros dont le nom honorait dès lors l’Institut, il présageait toute sa gloire ; il prévoyait que l’ami des lettres, des sciences, des arts, en serait le protecteur, et que ceignant du même laurier le savant utile, l’écrivain éloquent, l’intègre magistrat, le pontife respecté, le guerrier intrépide, le médecin fameux, l’artiste célèbre, Napoléon saurait faire de cette couronne un lien d’amour et d’honneur, qui, réunissant tous les mérites, tous les talents, toutes les vertus, doit les faire travailler de concert à porter au plus haut degré le bonheur et la gloire de notre patrie.