Fables inédites

Le 2 mai 1834

Antoine-Vincent ARNAULT

FABLES INÉDITES.

LUES DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 2 MAI 1834,

PAR M. ARNAULT.
 

 

LE PLUS PARFAIT DES ANIMAUX.

Oui, mes amis, oui, c’est en vertu de leur choix
Qu’aux animaux l’homme dicte des lois ;
J’en ai la preuve en main ; c’est un acte authentique,
Griffonné par un chat sur la peau d’un mouton,
Avec la plume d’un dindon,
L’an dernier de la république,
Vingt ans avant mil huit cent vingt.
Voici comment la chose advint.
Las d’être aussi mal à leur aise
Sous les ombrages frais et dans les prés fleuris,
Que nous dans les murs de Paris,
L’an de grâce quatre-vingt-treize,
Et par un hasard singulier,
D’avoir pour les mener presque à notre manière,
Un Danton dans le sanglier,
Et dans le tigre un Robespierre ;
Se comptant à la fin, contre leurs oppresseurs
Les animaux se rebiffèrent,
Et d’attaqués soudain devenant agresseurs,
Se serrant, ils les étouffèrent.
Les tyrans étouffés, aux bois, comme chez nous,
L’esclavage aussitôt fait place à la licence ;
L’anarchie en hurlant de leur tombeau s’élance,
Et met tout sens dessus dessous.
Mais l’anarchie au moins sous ce rapport est bonne,
Que, ne profitant à personne,
Tous sont bientôt d’accord pour arrêter son cours.
Dans un congrès ad hoc, par un fort beau discours,
Maître renard prouva qu’en proie à l’anarchie,
L’État périrait tôt ou tard,
S’il ne se jetait sans retard
Dans les bras de la monarchie ;
« C’est des gouvernements, a dit un sage anglais,
Le meilleur, ou le moins mauvais, »
Disait maître renard. On demande à quel sage
Maître renard avait emprunté cet adage ;
Je ne sais. Mais qu’importe ? une citation
Fait toujours bon effet. Le docte aréopage,
À ce trait d érudition,
Veut que, sans tarder davantage,
On procède à l’élection.
« Hauts et puissants seigneurs, encore une remarque,
Reprend mon publiciste à la voix de fausset ;
Comme le bonheur du sujet
Dépend des vertus du monarque,
Pour votre bonheur rien de fait,
Si, dédaignant l’avis que le bon sens vous donne,
Vous n’assurez pas la couronne
À l’animal le plus parfait.
— Le plus parfait ! bien dit, » s’écria l’assemblée ;
Et l’homme, à l’unanimité,
Est proclamé roi tout d’emblée.
Chacun des électeurs tenant pour qualité
L’instinct qui t’animait lui-même,
Et le trouvant dans l’homme en un degré suprême,
Croyait se couronner en lui.
Ce raisonnement-là pourrait, même aujourd’hui,
De la faveur publique expliquer les caprices ;
Nous prenons volontiers pour vertus dans autrui,
Ce qui n’est au fait que nos vices.

 

 

LE CADRAN SOLAIRE.

 

Rencontrant un cadran solaire,
Qu’en son jardin faisait établir son bourgeois,
« Je voudrais bien savoir, disait un villageois,
À quoi ce meuble est nécessaire.
— Sais-tu tire ? au manant dit le propriétaire.
— Oui, monsieur, je sais lire, et compter, s’il vous plaît.
— Eh bien ! remarque sur quel nombre
Cette aiguille jette son ombre
Et tu sauras quelle heure il est. »
Sans en demander davantage,
Le manant retourne à l’ouvrage ;
Et puis, prompt à s’imaginer
Qu’il était temps d’aller dîner,
Il vient le demander à l’horloge. O disgrâce !
Vainement de l’aiguille il y cherche la trace.
Comme il s’en étonnait, riant de sa grimace,
« Nigaud, lui dit le maître, apprends et retiens bien
Que ce cadran n’est bon à rien
Quand le ciel est couvert, et que sur cette aiguille
On ne doit pas compter si le soleil ne brille. »
Image de certains amis :
Dans la prospérité leurs soins vous sont promis ;
Mais de leur dévouement n’attendez preuve aucune
Pour peu qu’un malheur passager
Du nuage le plus léger
Vienne obscurcir votre fortune.

 

 

LA DESTINÉE HUMAINE.

 

Du bord nous voyons tous les jours
Ces rides qu’en tombant laisse après soi la pierre y
Sur la face de la rivière
Qui va l’engloutir pour toujours.
Si grand bruit que fasse sa chute,
Lecteurs, a-t-il jamais duré
Plus d’un trentième de minute ?
Jamais ; la montre en main je m’en suis assuré.
Image du destin des hommes :
An hasard, tous tant que nous sommes,
Jetés sur le fleuve du temps,
Fiers d’un bruit de quelques secondes,
Nous disparaissons sous ses ondes
Après avoir fait, quoi ? des ronds plus ou moins grands.

 

 

LE GRABAT.

 

Sur un grabat un pauvre homme étendu,
Que de gens n’ont pas même un grabat en ce monde !)
Dormait, ronflait si fort qu’une lieue à la ronde
Les plus sourds l’auraient entendu.
De plus il rêvait, et son rêve,
Qui n’avait pas le sens commun,
À sa misère faisait trêve ;
Il se rêvait heureux ; il l’était, c’est tout un.
Un monsieur survient et s’étonne
Que sur un lit semblable on puisse sommeiller ;
Et s’empressant de l’éveiller,
Car il était bonne personne :
« Mon ami, désormais il faut vous informer,
Quand vous voudrez faire un bon somme,
De quels objets doit se former
La litière d’un galant homme.
Les deux matelas, l’oreiller,
Le lit de crin, le lit de plume,

Tout vous manque. — Eh ! monsieur, à chacun sa coutume,
Répond, et non pas sans bâiller,
L’homme au grabat ; qu’un lit soit de plume ou de paille
Pourvu qu’on y dorme, il est bon.
Je dors ici mieux qu’un Bourbon
Ne dormit jamais à Versaille. »
Ce disant, derechef il bâille,
Se retourne et ronfle plus fort.
C’est toujours un bon lit que le lit où l’on dort.
Je le sais par expérience ;
Mais ce qu’il en disait, l’homme simple a-t-il tort
De le dire de sa croyance ?

 

 

LE LAPIN ET LE LIÈVRE.

 

« Pauvre camarade, es-tu fou ? 
En plein jour sortir de ton trou !
Attends du moins jusqu’à la brune ;
Et règle-toi sur le hibou
Qui craint même le clair de lune.
Prêts à t’honorer d’un salut,
Vingt braconniers sont à l’affût :
Pas un qui ne tire à merveille ;
Et le plomb sur toi va pleuvoir,
Pour peu que tu leur fasses voir
Le petit bout de ton oreille, »
Disait à certain lapereau
Qui, brûlant de courir le monde
Hors de sa retraite profonde
Allongeait déjà le museau,
Certain levreau, bête aussi sage
Que tel pédant grec ou latin,
Pour sage honoré d’âge en âge,
Ou même que tel vieux malin,
Tel vieux routier qu’en son langage
Le peuple appelle un vieux lapin.
« Crois-moi, camarade, en ton gîte
Rentre au plus tôt, au plus vite.
C’est assez de témérité.
— Rentrer ! non ; dans l’obscurité
Je suis las d’enterrer ma vie.
Rentrer ! non, répond l’étourdi ;
Non ; d’y voir clair en plein midi
Je me sens à la fin l’envie. »
Bref, aussi sourd à ces conseils
Qu’Alcibiade et ses pareils
L’étaient à ceux du bon Socrate,
Il part mais, bientôt converti,
Il rentre au logis sur trois pattes
Sur quatre il en était sorti.
« Un seul bon exemple en vaut mille ;
Le camarade avait raison,
Dit-il ; restons à la maison.
Qui sait vivre obscur vit tranquille. »

 

 

LE CABRIOLET.

 

Je veux que le ciel me confonde,
Si j’ai rien rencontré, qu’il soit maître ou valet,
De plus impertinent au monde,
Qu’un cocher de cabriolet.
Sur le trône ambulant où ce faquin s’enroue
À hurler après le passant
Le harcelant, l’éclaboussant,
L’écrasant presque de sa roue,
De l’univers entier on dirait qu’il se joue.
Tantôt trottant sur nos talons
Du nez de son cheval il nous meurtrit l’échiné ;
Tantôt roulant à reculons
Il vient de ses ressorts nous briser la poitrine.
Au fouet qui claque entre ses mains,
En menaçant toutes les têtes,
En menaçant toutes les bêtes,
À commencer par les humains
Pour qui sait comme nous l’histoire,
Ne semble-t-il pas un César
Qui, prenant le bruit pour la gloire
Et des jeux pour une victoire
Traverse Rome sur son char ? 
« Oh ! comme j’en ferais justice,
Si jamais je devenais roi,
Et surtout préfet de police
On en vit de plus sots que moi. »
Exhalant tout haut sa rancune,
Naguère ainsi parlait un petit homme gris,
Qui, sur le pavé de Paris,
Depuis quinze ans à pied poursuivait la fortune.
L’ayant attrapée à la fin,
Il prit cabriolet ; et comme il était fin,
Une fois monté là, comprenant tout de suite
Qu’un cabriolet peut marcher encor plus vite
Qu’un homme à pied, Dieu sait de quel air, de quel ton,
S’égosillant à crier gare !
« Cette engeance, dit-il, est tout à fait étrange.
Le pavé de Paris n’est-il fait que pour eux ?
Qu’en voiture on est malheureux !
Voyez si pas un d’eux se range ? »

Comme à Paris, en maint endroit
C’est ainsi que cela se passe.
Le droit nous semble abus, l’abus nous semble un droit,
Suivant le point de vue où le destin nous place.

 

 

LA CUISINE.

 

Tout frais venu de sa province,
Où l’on vit très-frugalement,
Où le carême on fait une chère assez mince
Et le carnaval mêmement ;
Garo (je ne sais trop comment)
Se trouvait au dîner du prince
Un jour de bombance, et, je crois,
Précisément le jour des Rois.
Il y jouissait en convive,
Bien qu’il n’y fut que spectateur.
À chaque plat nouveau qui sur la table arrive,
Le voyez-vous, benoît lecteur,
Témoigner nouvelle surprise ?
Sous le luxe qui les déguise
Ne reconnaissant pas les mets les plus communs,
Pour lui tout est nectar et tout est ambroisie ;
Il s’enivre de leurs parfums,
De leur vue il se rassasie.
« Pourrait-on voir, dit-il en sortant du gala,
Où se fricasse tout cela ?
— En auriez-vous la fantaisie ?
Suivez-moi, dit un sommelier. »
Et les voilà dans l’atelier
Où Mignot dicta ses oracles,
Où, coiffés du bonnet, où ceints du tablier,
En léger casaquin, Méot et Bauvillier
Ont fait pour nous tant de miracles.
Garo se croit chez Lucifer.
À la lueur d’un feu d’enfer,
En effet, à travers une épaisse fumée,
Dans les objets hideux en ce charnier épars,
Qu’aperçoit-il de toutes parts ?
La nature écorchée écaillée ou plumée :
Près du chevreuil ici pend l’innocent agneau ;
Là frappés du même couteau,
Au croc qui déjà les rapproche,
Le modeste chapon, l’orgueilleux dindonneau
Attendent qu’un arrêt nouveau
Les enfile à la même broche.
Là le glaive jamais ne dort ;
Sur des tables toujours sanglantes,
Là des membres fumants là des chairs pantelantes,
Là partout l’horreur et la mort.
« Suis-je sur un champ de victoire ? »
Dit le pauvre homme à qui ces cadavres divers
Rappellent ceux dont sont couverts
Ces champs où les héros fricassent de la gloire.
« Sortons vite. Au frisson dont je me sens saisir
Je vois bien qu’il est nécessaire,
Pour goûter la cuisine avec quelque plaisir,
De ne pas la regarder faire. »

 

 

L’INDUSTRIE.

 

Après sa piteuse aventure,
Chasse du paradis le père des humains
En sortit, comme on sait, tel qu’il sortit des mains
Du Seigneur ou de la nature.
Ignorant jusqu’alors l’inclémence des airs,
Ce pêcheur, étendu sur un lit de verdure,
Passa sous un beau chêne une nuit assez dure.
Tout engourdi par la froidure,
Voyant à son réveil les animaux divers
Avec lui jetés sur ce globe,
Ainsi que l’Éternel qui lui-même est en robe,

De bons et beaux habits couverts ;
Voyant que bien au sec sous leurs épais costumes,
Et comme des étés se moquant des hivers,
Le chat avait ses poils, la poule avait ses plumes ;
Et voyant qu’ici-bas lui seul était venu
Tout nu,
Il en prit de l’humeur. « De tout ce qui respire
Le bon Dieu, dit-il, m’a fait roi,
Et pourtant il n’est pas sujet en mon empire
Aussi mal équipé que moi.
Que ne me traite-t-il comme il traite une bête !
— Il te traite encor mieux : il t’a donné dix doigts ;
Il t’a donné l’esprit qui raisonne en ta tête.
Si tu sais t’en servir, avant la fin du mois,
Lui répond une voix céleste,
Tu porteras habit et veste,
Et culotte aussi que je crois. »
À cet oracle qui le frappe,
Le roi des animaux rêvait quand un mouton,
Qui du buisson voisin s’échappe,
Y laisse en passant pour rançon
Presque moitié de sa toison.
Le roi des animaux en recueille un flocon
Qui sous ses doigts, sans qu’il y songe,
En fil et se tord et s’allonge.
Mais que fait-on d’un fil ? L’araignée était là
Qui soudain le lui révéla.
Allant, venant, montant, descendant sans relâche,
Avec ses doigts industrieux,
D’un seul fil enlacé par un art merveilleux,
Fileuse et tricoteuse elle ourdissait sa tâche.
« C’est cela ! » dit l’homme étonné,
Qui l’observait en philosophe,
Et le fil qu’il a façonné
Se croise et s’enlace en étoffe.
Le reste se devine. Avant le temps prescrit
L’homme eut habit, veste et culotte,
Et certain docteur même écrit
Qu’il eut aussi la redingote.

Vous qui, de biens environnés,
J’en possédez aucun, pas d’humeur, je vous prie ;
Le destin vous les a donnés,
S’il vous a donné l’industrie.

 

 

LA CHARITÉ.

 

La nuit était froide et profonde ;
Le chien hurlait, le vent soufflait
Alors on n’ouvre plus au monde.
La Sagesse avait fait sa ronde,
L’Amitié dans son lit ronflait ;
L’Amour, n’attendant plus personne,
Près du Plaisir se dorlotait.
La Misère, qui grelottait,
Cependant à la porte sonne.
Ouvrant des yeux mal endormis,
À travers l’ombre et le silence,
Pieds nus, à tâtons, la Prudence
Va voir si les verrous sont mis,
Les assure, et puis se retire.
Mais trompant sa sécurité,
Devinez qui vient et les tire ?
— Qui vient ? c’est la Témérité ;
La soif des combats la dévore.
— C’est quelqu’un de plus brave encore ;
Mes amis, c’est la Charité.