Discours sur les prix de vertu 1826

Le 25 août 1826

Jean-Gérard LACUÉE de CESSAC

DISCOURS DE M. LE COMTE DE CESSAC.
Chancelier de l'Académie française

Lu en séance le 25 août 1926

 

 

En parcourant les annales des peuples anciens et modernes, on éprouve un sentiment pénible, lorsqu’on voit qu’il s’est écoute plus de trois mille ans entre l’époque où des prix furent institués pour favoriser les développements du corps, pour encourager les arts agréables, pour perfectionner les dons de l’esprit, et l’époque où il a été décerné, pour la première fois, des récompenses publiques à la vertu.

En effet, Messieurs, quinze siècles avant notre ère, on distribue dans des fêtes solennelles des couronnes aux jeunes citoyens qui se sont fait distinguer dans les jeux de la course et de la lutte, à ceux qui ont lancé le disque avec le plus de force, ou conduit un char avec le plus d’adresse.

Bientôt un favori d’Apollon institue des combats de musique et de poésie ; à Delphes, aux jeux olympiques, aux jeux isthmiens, et dans beaucoup d’autres, on distribue des couronnes aux poëtes et aux musiciens ; Rome imite la Grèce, et ajoute un prix d’éloquence à ceux de poésie et de musique établis depuis longtemps.

Dès le XIIIe siècle de notre ère, et surtout depuis cette époque, nous avons multiplié les institutions qui ont pour objet les développements de l’esprit ; institutions auxquelles l’Europe doit les pas qu’elle a faits vers la civilisation ; mais combien nos progrès n’eussent-ils pas été plus grands et plus rapides, si, en accordant des récompenses publiques à l’art de bien dire, nous en eussions donné à l’art de faire du bien à nos semblables

Aurait-on pensé jusqu’à nos jours que la vertu ne s’enseigne pas, qu’elle ne se fortifie point par l’exemple de la vertu en action ? aurait-on cru qu’il ne lui faut d’autres récompenses que celles qui lui sont promises par la religion, ou qu’elle trouve en elle-même ? aurait-on supposé que la vertu perdrait de son prix, si elle était publiquement rémunérée dans de grandes solennités ? Sans doute, il est des personnes de l’un et de l’autre sexe qui, pour voler au secours des malheureux, qui, pour soulager l’humanité souffrante, qui, pour donner à l’infortune des preuves de dévouement et de constance, n’ont besoin que de consulter leur cœur ; mais cela fût-il généralement vrai, les gouvernements devraient-ils se dispenser de créer des récompenses publiques pour exciter à la vertu et en propager l’exercice dans toutes les classes de la société, et particulièrement dans celles qui, peu favorisées par la fortune, ne reçoivent trop souvent qu’une éducation incomplète ? La vertu ne se montre pourtant pas plus rarement dans ces classes que dans les autres ; mais comme elle y est si nécessaire, comme la vertu de pauvre à pauvre trouve si fréquemment à s’exercer, comme elle est si peu excitée par l’espoir, la société lui doit un double tribut d’estime, de reconnaissance et de respect.

Félicitons-nous donc, Messieurs, d’être nés dans un siècle et dans un pays où l’un de nos concitoyens, fortement pénétré de ces vérités, a fondé avec magnificence des prix pour récompenser la vertu dans les personnes qui n’ont pas de fortune, et a ainsi fourni à tous les gouvernements, aux amis de l’humanité, aux classes les plus élevées de la société, le modèle d’une institution dont l’utilité n’est point contestée, et qui, d’année en année, produira des effets de plus en plus heureux, parce que le corps que le fondateur a honoré de sa confiance pour décerner ces prix, continuera à se livrer à un long et impartial examen des droits des concurrents, et fera constamment abstraction de leur état, de leurs croyances religieuses, et de leurs opinions politiques.

L’Académie, voulant donner un grand éclat à cette séance où elle avait à proclamer les prix accordés à la vertu, et ouvrir aux poëtes la carrière la plus vaste, la plus belle que notre siècle pouvait leur présenter, où elle devait couronner celui qui aurait élevé à l’immortel Montyon un monument digne de lui ; l’Académie, voulant aussi donner à cette séance cette teinte religieuse, dont les peuples anciens avaient le soin de colorer leurs institutions, avait choisi pour la présider un de ses membres qui, par le caractère sacré dont il est revêtu, par ses éminentes fonctions, par ses principes pleins de sagesse, et par la beauté de son talent, devait puissamment contribuer à la solennité de cette journée ([1]) ; mais par un de ces événements que l’on n’a pu prévoir, l’académicien qui avait réuni l’unanimité des suffrages de la Compagnie, a été entraîné loin d’elle. Au lieu d’entendre un prélat dans la force de l’âge et du talent, dont les éloges auraient donné un nouveau poids aux récompenses accordées à la vertu, vous n’entendrez que la voix affaiblie et presque éteinte d’un vieux soldat qui, accablé sous le poids des ans, longtemps éloigne de la carrière des lettres, et pressé par le temps, ne s’est résolu à suppléer le directeur de l’Académie que pour obéir à la voix de son devoir, que parce qu’il a compté sur votre indulgence, et qu’il a appris de Bossuet que la simplicité d’un récit fidèle est la louange qui sied le mieux à la vertu.

L’Académie a décerné, cette année, un nombre plus considérable de couronnes que les années précédentes. Malgré la juste sévérité dont elle doit s’armer, elle n’a pu refuser ses suffrages à douze personnes qui ont mérité d’être présentées à la France comme dignes de ses éloges, et de participer aux prix fondés par M. de Montyon.

Vous serez d’abord frappés, Messieurs, du dévouement de mademoiselle Célestine DÉTRIMONT, et vous vous rappellerez l’héroïsme de ces médecins français, et de ces sœurs de Sainte-Camille, qui ont été s’enfermer dans Barcelone en proie à la contagion. On pourrait dire de mademoiselle Détrimont, comme on l’a dit de ces saintes sœurs :

Son espoir ici-bas est d’essuyer des pleurs,
Et sa gloire se borne à calmer des douleurs.

Au commencement de l’année dernière, dans la commune de Saint-Remi-Bosrecourt, arrondissement de Dieppe, département de la Seine-Inférieure, une maladie épidémique, contagieuse, ayant tous les caractères du typhus, s’était introduite, on ignore de quelle manière, dans une maison qu’habitait une pauvre famille, composée de onze personnes. En six jours, la grand’mère et deux de ses petits-enfants avaient succombé. Un mois après, la mère mourut ; et deux autres de ses enfants la suivirent à sept ou huit jours d’intervalle. Jacques Vasselin, chef de cette famille infortunée, restait seul avec quatre enfants et ils étaient tous les cinq attaqués du mal qui avait déjà frappé six victimes sous leurs yeux.

Effrayés de tant de morts si promptes, et qui s’étaient succédé si rapidement, les parents, les amis, les voisins, n’osaient approcher de Vasselin et de ses enfants ; abandonnés de tous, ils semblaient condamnés à périr sans espoir de secours. Nous ne voulons pas aller chercher la mort : telle était la réponse de tous ceux que l’autorité du lieu pressait de porter quelque soulagement, quelques soins à ces malheureux. Mademoiselle Célestine Détrimont, habitante d’une commune voisine, informée de ces faits par la voix publique, vint s’offrir au maire de Saint-Remi, pour donner aux restes de cette famille infortunée les secours qui leur étaient refusés de toutes parts. Le maire accepte avec attendrissement son offre ; mais il ne croit pas devoir lui cacher le danger qu’elle allait courir. Je sais à quoi je m’expose, répondit-elle, mais je ne puis laisser périr cinq malheureux ainsi abandonnés : quand on sert Dieu et ses pauvres, on ne craint pas la mort ; et après avoir consenti à peine à se munir de quelques préservatifs, elle alla s’enfermer dans une maison infectée, où gisaient entassés Vasselin et ses quatre enfants. Un de ces enfants mourut. Mademoiselle Détrimont l’ensevelit elle-même, et porta son corps dans la cour de la maison, seul endroit d’où l’on osât approcher. Enfin, ses soins actifs et constants secondant l’effet des médicaments qui lui furent envoyés, elle eut le bonheur d’arracher à une mort qui paraissait certaine, Vasselin et les trois enfants qui lui restaient. Cette belle action n’est pas un fait unique dans la vie de mademoiselle Détrimont. Nombre d’actions semblables, qui n’étaient connues que du ciel et des infortunés qu’elle secourait, viennent d’être tirées de l’obscurité où elle aimait à les ensevelir. Il y a vingt-sept ans qu’elle se consacre au soulagement des malheureux.

L’Académie décerne à mademoiselle Célestine Détrimont un prix de 4,000 francs.

 

Un second prix de 3,000 francs a été accordé à Marie BRUN, de la commune de Montagni, département de Saône-et-Loire. Ce prix, Marie Brun l’a mérité pour s’être montrée domestique fidèle pendant plus de vingt ans, et la bienfaitrice de son maître pendant plus de quinze.

M. Prat, négociant, dont le commerce fut longtemps prospère, essuie des malheurs non mérités, et, tombe dans le dernier degré de l’infortune. Sa position devient plus cruelle, parce qu’il est obligé de donner du pain et un asile à un de ses petits-enfants, devenu orphelin et sans moyen d’existence. Une attaque de paralysie met le comble à ses maux. Marie Brun lui reste seule ; elle est faible, presque infirme ; elle a perdu un œil par suite des fatigues, des privations de toute espèce qu’elle s’est imposées. Elle n’en soigne pas moins l’infortuné Prat, le soulage dans ses maux, pourvoit à sa subsistance, et ne balance pas à tendre la main pour lui assurer les secours qu’elle ne peut lui procurer par son travail. Marie Brun, sur qui les malheurs de son maître n’ont produit d’autre effet que d’augmenter son zèle, n’abandonnera M. Prat qu’après lui avoir rendu les derniers devoirs. Vous penserez, Messieurs, comme l’Académie, qu’un dévouement si généreux, si constant, méritait bien d’être cité pour modèle, et de recevoir le prix qui lui est accordé.

 

Après avoir payé un juste tribut d’éloges à Marie Brun, l’Académie a cru en devoir un à peu près semblable à Catherine GAUTHIER et à Nicolas ROI, son époux.

Plus d’un an avant son mariage, Catherine Gauthier avait retiré chez elle Agathe Clément, orpheline sans fortune, qu’une maladie cruelle et d’incurables ulcères empêchaient de se livrer à aucun genre de travail. Agathe Clément n’avait auprès de Catherine Gauthier aucun autre titre que ceux que le malheur lui donne. Nicolas Roi, soldat pendant vingt-deux ans, qui, pour prix de ses travaux, n’a rapporté que l’honneur d’avoir bien servi son pays, rentre dans sa commune. Catherine n’est point riche, mais elle est vertueuse et bonne. Roi, loin d’être effrayé par les engagements qu’elle a, en quelque sorte, contractés avec Agathe Clément, les approuve, les confirme et veut les partager. Il devient l’époux de Catherine Gauthier, et pendant plus de douze ans, sans autre ressource que son travail et celui de sa femme, il faisait subsister l’infortunée Agathe.

À ces traits, vous reconnaîtrez, Messieurs, le vrai caractère du soldat français. Terrible aux champs de Mars, il est partout ailleurs humain et bienfaisant.

L’Académie a accordé à Catherine Gauthier et à Nicolas Roi une médaille de 2,000 francs, pour récompenser leurs vertus, et les aider à soutenir l’existence de l’infortunée Agathe Clément.

C’est encore un époux et sa femme dont nous allons mettre au jour et récompenser la vertu ; mais ce n’est pas une seule action généreuse qui les a recommandés à nos suffrages, c’est une longue suite de bonnes œuvres, c’est une vie entière remplie de charité, de dévouement pour tous les genres d’infortune. Il s’agit de Dominique MUSSET et d’Anne POLEMER, domiciliés à Château-Salins, département de la Meurthe. Il serait trop long de retracer en détail leurs actes de bienfaisance. Nous allons laisser parler ici M. le sous-préfet de Salins, sous les yeux de qui s’exerce leur ingénieuse et inépuisable charité.

« On est toujours assuré, dit ce magistrat, de les trouver là où il y a du bien à faire, des consolations à donner, des douleurs à apaiser, des larmes à sécher. C’est par besoin qu’ils courent au-devant de toutes les infortunes, et qu’ils se dévouent au soulagement de toutes les souffrances ; mais loin de publier leurs bonnes actions, ils sont sans cesse occupés du soin de les dissimuler ou d’en affaiblir le mérite. Personne, enfin, ne pratique mieux que les époux Musset, l’admirable vertu de faire le bien sans ostentation, de le faire avec cette persévérance et avec ce rare courage que rien ne peut jamais rebuter. Aussi sont-ils généralement considérés comme la seconde providence des pauvres, et comme les anges que le ciel emploie pour venir au secours de toutes les misères. »

Nous ajouterons que Dominique Musset vient de perdre son état par la suppression de la saline, où il était employé en qualité de maréchal des poêles. Les deux époux ne sont touchés de ce fâcheux événement, que parce qu’il diminue leurs moyens de faire le bien, et ils redoublent de zèle pour que les malheureux y perdent le moins possible.

L’Académie s’estime heureuse de venir au secours de leur charité, en leur décernant un prix de la valeur de 2,000 francs.

 

Deux ouvrières ont accueilli chez elles, soigné et nourri leurs anciennes maîtresses d’apprentissage, tombées dans un état de misère qu’aggravaient l’âge et les infirmités. Ces deux actions, filles de la reconnaissance, ce sentiment si honorable, qui rendrait les bienfaits plus communs, s’il se montrait toujours à leur suite, ces deux actions ont obtenu chacune une médaille de 1,000 francs.

Mademoiselle Louise COINDRE, couturière, demeurant à Paris, rue Saint-Jacques, n° 221, a prodigué ses soins à madame veuve Quesnel Wèvre, pendant trois ans, jusqu’au décès de cette dame, arrive à la fin de l’an dernier.

Mademoiselle Marguerite DELCROS, ouvrière en robes, demeurant à Paris, rue du Milieu-des-Ursins, n° 1, a été plus heureuse que mademoiselle Coindre; c’est depuis quinze ans qu’elle exerce sa reconnaissance envers mademoiselle Falempin-Dufresne, et elle a l’espoir de la lui témoigner encore longtemps.

Cette différence dans la durée d’une bonne action n’ayant pas pris naissance dans la volonté de mademoiselle Coindre, l’Académie n’a pas cru devoir eu mettre une dans la récompense.

 

Un dévouement d’un genre différent a donné lieu à l’Académie de discuter une question assez importante. L’année dernière, le président de l’Académie fit remarquer qu’un généreux dévouement qui précipite un citoyen dans un grand danger pour secourir son semblable, est toujours un mouvement vertueux et digne d’admiration ; mais il fit observer en même temps que c’est au gouvernement qu’il appartient dans ce cas de décerner des honneurs ob cives servatos; cependant le président de l’Académie ajoutait que, si le dévouement était accompagné d’une charité industrieuse et persévérante et de l’abnégation de soi-même, alors cette vertu devait concourir au prix de M. de Montyon.

L’Académie a jugé que Pierre MOREAU, passeur à Saint-Mesmin, département du Loiret, avait des droits à une médaille de 1,000 francs, par sa conduite généreuse lors de l’inondation qui a désolé les bords de la Loire, à la fin de l’an dernier.

L’équité de ce jugement vous sera démontrée par le rapport que le principal magistrat du département du Loiret adresse a l’Académie

« Tant qu’a duré le danger, on a vu Moreau, se refusant à prendre aucun repos, se transporter dans une frêle embarcation partout où l’on réclamait du secours. La rapidité du courant, la presque certitude d’être coulé bas par le choc de quelques-uns des grands débris que charriait la Loire, rien ne l’arrêtait. Il est parvenu à arracher ainsi à une mort certaine un grand nombre de personnes qu’il allait recueillir dans les greniers, et jusque sur les toits où elles s’étaient réfugiées. Ce ne fut pas encore assez aux yeux du généreux Moreau. Sa maison devint l’asile des malheureux dont il était le libérateur. Quoique pauvre, il donna des vivres et de l’argent aux infortunés qui venaient de tout perdre ; il refusa même ce que lui offrait une victime de l’inondation, et voulut ajouter de sa propre bourse au peu que possédait, celui qui le lui offrait. »

Sauver la vie de ses concitoyens au péril de la sienne, nous l’avons déjà dit, est une de ces actions qu’il appartient au gouvernement de récompenser. Aussi le sieur Moreau a-t-il reçu une médaille des mains de M. le ministre de l’intérieur; mais l’Académie, touchée de son désintéressement, de sa libéralité même envers ceux qu’avait sauvés son intrépidité, a cru devoir lui donner à son tour un témoignage de son estime, et elle lui décerne une médaille de 1,000 francs.

 

L’Académie, heureuse de voir abonder les actions vertueuses, mais ne pouvant les couronner toutes, et obligée de faire un choix, écarte, quelquefois à regret, des actions où la vertu semble porter le caractère du devoir, plutôt que celui d’un sacrifice libre, volontaire et dégagé de toute affection. Ainsi, secourir nos parents est la plus impérieuse comme la plus douce de nos obligations, et il serait trop criminel de la négliger, pour qu’il soit bien méritoire de la remplir. Cependant le devoir de la piété filiale peut s’élever au rang d’une vertu.

Mesdemoiselles ROULLIET en offrent la preuve. Leur père chirurgien herniaire, après avoir perdu son bien dans les troubles de la révolution, s’est vu privé, par une cécité complète, des ressources que lui offrait la pratique de son art. Ne pouvant plus faire subsister sa femme et ses deux filles, ses filles alors ont entrepris de faire vivre leur père et leur mère du produit de leur travail. Elles y ont consacré les jours et les nuits ; elles se sont refusé tous les délassements, tous les plaisirs qui pouvaient enlever une minute ou une obole à l’accomplissement de ce pieux devoir. Elles ont voulu n’être redevables qu’à elles-mêmes du bonheur de soutenir, de soulager leurs parents. Des secours, offerts avec délicatesse, ont été refusés par elles avec une fierté modeste. Il y a plus malheureuses, mais compatissantes pour des infortunes plus grandes que les leurs, et consultant leur charité plutôt que leurs forces, elles ont adopté, il y a quelque temps, deux orphelines. Mais succombant, en quelque sorte, sous ce surcroit de charges, qu’elles s’étaient imposé avec une imprudente générosité, elles ont été contraintes d’en déposer la moitié. Il leur reste une orpheline qui partage avec leurs père et mère ce que leur procure un travail assidu. L’Académie a été justement touchée de tant de piété pour des parents, unie à tant de charité pour des étrangers et ne voulant pas diviser entre deux sœurs une récompense méritée par des vertus communes, elle fait hommage aux deux demoiselles Roulliet d’une médaille de 1,500 francs.

 

Il y a plus de trois ans, dans la commune de Noyé, canton de Lembeye, département des Basses-Pyrénées, une pauvre femme, nommée Marie Paul, dont on ne savait pas l’âge, mais qu’on jugeait être presque centenaire, et qui ne subsistait que des secours que lui donnaient quelques personnes charitables, devint impotente au point qu’il lui fut désormais impossible de sortir de son lit, où son immobilité forcée la condamnait à un état d’incommodité fait pour augmenter ses maux et abréger sa vie. Une autre pauvre femme, sa voisine depuis peu, n’ayant avec elle aucune relation de parenté ni d’amitié, et vivant péniblement du travail de ses mains, Jeanne MOUNICOT, femme Pierrette, se voua aussitôt d’elle-même au service de la malheureuse Marie Paul. Son infirmière de jour et de nuit, elle ne faisait trêve aux soins continuels qu’exigeait une telle malade, que pour vaquer à de petits travaux qui devaient leur profiter à toutes deux, ou pour solliciter, au nom de la pauvre infirme, les aumônes qu’elle ne pouvait plus demander elle-même. Cette vie pleine de sacrifices, de privations, de fatigues et de dégoûts, que la charité seule pouvait lui faire supporter, a duré pendant plus de trois ans, et elle durerait encore, si, le 15 janvier dernier, la malheureuse Marie Paul n’avait cessé de souffrir.

L’Académie décerne à Jeanne Mounicot, femme Pierrette, une médaille de la valeur de 600 francs.

 

Pourquoi faut-il qu’ici, en proclamant des traits de vertu, nous ayons à rappeler des désordres et des actions coupables ? Deux mères dénaturées ont abandonné leurs enfants, fruit d’un commerce illégitime deux femmes compatissantes les ont remplacées auprès de ces infortunés.

En 1814, une jeune femme espagnole vint, avec son enfant en bas âge, occuper dans un hôtel garni de la rue Louis-le-Grand, à Paris, un misérable logement qu’elle était hors d’état de payer. La veuve YOUF, ouvrière en linge, demeurant aujourd’hui rue du Dragon, n° 3, mais alors voisine de l’hôtel où habitait cette étrangère, eut pitié de sa misère, la retira chez elles ainsi que son enfant, partagea sa nourriture avec eux, et procura ensuite quelque ouvrage à la mère. Celle-ci, deux ans après, fit la rencontre d’un de ses compatriotes, qui consentit à la reconduire dans sa ville natale, mais ne voulut point se charger de l’enfant. La veuve Youf n’hésita point à le garder ; et la mère en partant, promit d’envoyer de l’argent pour son entretien. Dix ans se sont écoulés, et la veuve Youf n’a reçu ni argent ni nouvelles. On lui a souvent conseillé démettre l’enfant à l’hospice des orphelins ; elle n’a jamais pu se décider à s’en séparer. Elle l’a adopté, et lui a donné tous les soins qu’un fils peut recevoir de la plus tendre mère. L’enfant y a parfaitement répondu ses progrès dans les écoles ont été rapides ; et, admis aujourd’hui à l’école gratuite de dessin, il promet de se distinguer dans cet art pour lequel il montre les plus heureuses dispositions. La veuve Youf s’était déjà fait estimer de tous ceux qui la connaissent, en soutenant, en soignant, pendant quinze ans, une mère infirme qu’elle a perdue en 1823, à l’âge de quatre-vingts ans.

 

Dans les années 1818 et 1820, Marie-Elisabeth AUSTREBERTHE de GONFREVILLE, veuve TROTTIER, demeurant à Paris, rue Saint-Jacques, n° 332, prit en sevrage deux enfants de sexe différent, et nés d’une même union clandestine. Au mois de juillet 1821, le père et la mère de ces enfants disparurent, sans que depuis on ait pu savoir ce qu’ils sont devenus. La veuve Trottier, restée chargée des deux enfants, n’a point voulu rejeter ce fardeau si lourd pour elle, en les confiant à la charité publique ; elle les a nourris, entretenus et fait instruire ; en un mot, elle a rempli à leur égard tous les devoirs auxquels se sont si honteusement soustraits ceux de qui ils ont reçu le jour. Cependant la veuve Trottier est pauvre et son travail lui fournirait à peine de quoi vivre elle-même, si sa charité ne lui donnait en quelque sorte des forces extraordinaires pour assurer l’existence de ceux qu’on peut, qu’on doit appeler ses enfants.

L’Académie décerne une médaille de 500 francs à la dame veuve Trottier, et une médaille de pareille valeur à la dame veuve Youf.

 

Une médaille d’or du même module que celle de l’Académie a été accordée au jeune Étienne LUCAS, né à Serquigny, département de l’Eure. Un enfant de deux ans et demi était tombé dans la rivière de Charentonne. Lucas, âge de six ans et demi, seul témoin de l’événement, appelle du secours à grands cris, et il n’est point entendu. Connaissant tout le danger qu’il allait courir, puisqu’une de ses sœurs avait péri par suite du même accident, mais n’écoutant alors que l’instinct, que la voix de son cœur, il se précipite dans la rivière, fait, au risque de perdre terre, plus de quinze pas en avant, arrive à l’endroit où le petit enfant allait périr, le saisit par ses vêtements et le ramène à bord, en ayant soin de lui tenir la tête hors de l’eau. Cependant la rive est très escarpée. Lucas voit qu’il ne peut la gravir sans exposer à la fois sa vie et celle du petit enfant qu’il vient de sauver. Il appelle de nouveau à son aide, et bientôt par bonheur un homme arrive à ses cris, et les tire tous les deux du danger.

L’Académie, en accordant au jeune Lucas une médaille réelle, et non sa représentation en argent, a été dirigée par l’espoir que la vue de cette médaille, lui rappelant sans cesse sa conduite courageuse, l’excitera à consacrer sa vie à l’exercice de ses devoirs.

Je dois ajouter qu’un des membres de l’Académie a bien voulu se charger de solliciter pour lui une place gratuite dans une des maisons d’éducation de la capitale afin qu’il y reçoive une éducation propre à développer le germe des vertus qu’il a reçues de la nature.

L’exposé des motifs qui ont dirigé l’Académie dans la discussion relative à la distribution des prix de vertu, vous aura prouvé qu’elle s’est religieusement conformée aux vues pleines de grandeur et de sagesse qui ont animé M. de Montyon il vous aura fait voir aussi qu’elle a été assez heureuse cette année pour couronner la plupart des vertus que son devoir l’oblige d’indiquer à l’amour, au respect et à l’imitation des Français : vous espérerez avec nous, Messieurs, d’après ce tableau, que lorsque les prix Montyon produiront les résultats que nous avons droit d’en attendre, l’Académie éprouvera chaque année le plus heureux embarras, puisqu’elle aura à balancer les droits d’un plus grand nombre de concurrents. Comment l’amour de la vertu ne se propagerait-il pas en France ; comment n’y acquerrait-il pas de la force et un grand développement; comment n’y deviendrait-il pas vulgaire, lorsque les jeunes Français apprendront, dès leur enfance, que dans une fête solennelle que j’ose déjà désigner par le nom de fête des talents et des vertus, que dans cette fête, à laquelle se font un devoir d’assister les hommes les plus éminents en dignité, les savants et les littérateurs les plus distingués, les étrangers les plus célèbres, les femmes les plus recommandables par leurs vertus et leurs talents ; que dans cette solennité, on distribue chaque année de brillantes couronnes à chacune des actions qui, en servant l’humanité, l’auront en même temps honorée ? Si quelqu’un craignait que les institutions de M. de Montyon, dépourvues d’une auguste et puissante protection, ne produisissent point les avantages que nous en espérons, nous lui dirions :

Charles X est le protecteur de l’Académie ; il aime la vertu : pourrait-il ne pas protéger une institution qui, fondée sous les Bourbons, à acquis sous son règne les plus heureux développements ? et si nous avions besoin d’une autre égide, nous la trouverions dans cette enceinte elle-même. Oui, Messieurs, ce buste que vous voyez, ce buste qui n’est inauguré que d’aujourd’hui, ce buste est celui de la vertueuse et auguste sœur de nos rois, de madame Élisabeth-Philippine-Marie-Hélène, fille de Louis, dauphin de France ; ce buste, qui est encore un hommage de M. de Montyon, une suite de son ardent amour pour la vertu, ce buste et le nom de cette princesse ne suturaient-ils pas pour garantir la durée d’une institution si utile à la France ? C’est au nom de saint Louis que le courage guerrier est récompensé c’est au nom de Henri IV que les insignes de l’honneur sont distribués si le prix des vertus utiles à l’humanité souffrante, si les prix accordés aux vertus modestes, pures d’ambition et de cupidité, sont jamais décernés au nom si justement vénéré d’Élisabeth de Bourbon, nous aurons un garant infaillible de leur durée, et le plus puissant encouragement à toutes les vertus dont cette auguste princesse a donné l’exemple et fourni le modèle.

 

 

[1] M. l’Archevêque de Paris.