Fragments d’une traduction de l’Iliade mise en vers français

Le 21 décembre 1808

Pierre-Jean-Georges CABANIS

FRAGMENT D’UNE TRADUCTION DE L’ILIADE

EN VERS FRANÇAIS,

LU DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 21 DÉCEMBRE 1808,

PAR M. CABANIS.

PRIAM AUX PIEDS D’ACHILLE.

XXIVe livre (vers 439-572).

 

C’est Mercure déguisé qui parle à Priam.

 

« Les périls ne sauraient tromper ma vigilance. »

Sur le char, à ces mots, le dieu léger s’élance,
Prend les rênes en main, et d’un bras vigoureux
Déploie et fait siffler le fouet souple et noueux.
Les chevaux, animés d’une ardeur étrangère,
Ne laissent sous leurs pas qu’une trace légère :
Dans un vague lointain Pergame disparaît,
Et le char, près du camp, arrive comme un trait.

Les gardes, dans la tour qui leur servait d’asile,
Réparaient leurs esprits par un repas tranquille ;
Un vin pur, des travaux noyait le souvenir,
Et n’offrait à leurs yeux qu’un riant avenir.
Le dieu quittant le char, de sa verge invisible
Les frappe, sur leurs yeux verse un sommeil paisible,
Fait crier les verrous, et la porte à l’instant
Sent frémir sur ses gonds l’un et l’autre battant.
Dans tout le camp des Grecs le char vole sans crainte
De ses sentiers divers parcourt le labyrinthe,
Et d’un nuage épais couvert pour tous les yeux,
Arrive au pavillon du héros, fils des dieux.
Des bois unis sans art, et de simple structure,
De ce palais guerrier forment l’architecture :
Les prés marécageux et les rives des eaux,
Pour protéger son toit, ont fourni leurs roseaux ;
Et des pieux enlacés dans le saule flexible,
Élèvent à l’entour un mur inaccessible.
Sa porte est spacieuse ; à peine trois guerriers
Pouvaient-ils ébranler ses pesants madriers.
Mais elle obéissait au bras du seul Achille ;
Elle livre à Mercure un accès plus facile.
Le char roule ; et reçu dans l’enceinte des cours,
De son guide inconnu n’attend plus le secours.
L’immortel, dépouillant ses traits et son visage
Au vieillard éperdu se montre sans nuage.
« Rendez grâces aux dieux, prince ! Non, ce n’est pas
« Un mortel qui dirige et cache tous vos pas.
« Reconnaissez Mercure. À vos désirs propice,
« L’ordre de Jupiter vous met sous mon auspice ;
« Mais je vous laisse : il faut, aux regards envieux,
« Dérober prudemment cette faveur des dieux.
« Entrez donc sans terreur ; et d’un homme inflexible,
« Par des noms qu’il chérit, rendez le cœur sensible. »

II dit, et loin des yeux il fend l’azur de l’air.
Tel, dans l’ombre des nuits, s’enfonce un long éclair.

Aux soins de son héraut livrant le char docile,
Le vieillard malheureux, dans les tentes d’Achille,
Entre le front chargé de ses longues douleurs.
Retrouvant dans ses yeux à peine quelques pleurs,
Il s’avance : et sa vue affaiblie et flottante
Découvre le héros dans sa dernière tente ;
Alcime, Automédon, debout à ses côtés,
Lui présentent des mets simplement apprêtés ;
Et ses gardes plus loin, dans un profond silence,
Observent ses regards, appuyés sur leur lance.

Cependant le vieillard, échappant à leurs yeux,
De ses seules douleurs escorté dans ces lieux,
Jusques aux pieds d’Achille arrive sans obstacle ;
Et tout à coup, grands dieux ! quel étonnant spectacle !
Tous les regards confus découvrent ce grand roi,
Si longtemps de l’Asie ou l’amour ou l’effroi,
Qui des Grecs réunis dix ans lassa les armes,
Pressant de ses baisers, arrosant de ses larmes,
Cette homicide main, cette main teinte encor
Du sang de ses enfants, surtout du sang d’Hector !

Tel, lorsque du remords les terreurs incertaines
Conduisent au hasard, vers des terres lointaines,
Un meurtrier connu, qui, pâle, l’œil hagard,
Porte tous ses forfaits écrits dans son regard :
Si, pour tromper la loi qui s’attache à sa suite,
Chez un homme puissant il vient cacher sa fuite,
On s’étonne, on frémit, et chacun effrayé
Reste muet d’horreur ensemble et de pitié.
Tel Achille, l’œil fixe, en tressaillant recule.
L’étonnement muet autour de lui circule.

Les guerriers qui formaient son cortége nombreux,
Sans trouver un seul mot se regardent entre eux ;
Et de leurs traits émus le rapide langage
Semble encor de leurs yeux nier le témoignage
Quand à travers ses pleurs, ses soupirs, ses sanglots,
Le vieillard suppliant laisse entendre ces mots :
« Mortel égal aux dieux, songez à votre père !
Loin de son fils chéri, délaissé, solitaire
La vieillesse l’assiége et le glace d’effroi.
C’est lui que vos bontés vont accueillir dans moi :
Dans moi reconnaissez, respectez son image !
Ces regards presque éteints, et voilés d’un nuage,
Ces traits flétris, ce front ridé, ces cheveux blancs
De ce corps incliné les débris chancelants,
Tout l’offre à vos regards : la vieillesse importune
Nous rend égaux en tout, hormis en infortune.
Eh ! qui le sait encor ? les destins. inconstants
Peut-être l’attendaient à ses derniers instants ;
Dans ce moment peut-être, à son foyer paisible,
Arraché par la main d’un vainqueur inflexible,
Sa gémissante voix, avec de faibles cris,
L’implore, et vainement redemande son fils.
Mais ce fils vit encor, mais du moins l’espérance
De ce noble vengeur lui promet la présence.
Il le verra suivi de ses faits glorieux,
Et cet aspect si cher réjouira ses yeux.

« Mais pour moi, c’en est fait ; plus d’espoir ! plus de joie !
Je fus pourtant heureux !... avant qu’au pied de Troie,
D’un époux outragé la jalouse fureur
Eût conduit sur ses pas la guerre et la terreur,
Mes vœux aux dieux puissants n’avaient qu’à rendre,
De mes cinquante fils, riche espoir de ma race,
Dix-neuf sortis d’Hécube habitaient mon palais :
Les autres, nobles fruits de mes amours secrets,
Des jours de mon printemps me rappelant l’ivresse
De leurs mères pour moi consacraient la tendresse.
Tout, tout est moissonné. Jouet du sort jaloux,
Combien de fois mon cœur a saigné de vos coups !
Sous mes yeux paternels, que de fois la victoire
De mon sang le plus pur cimenta votre gloire !
Un seul fils me restait, un fils dont la valeur
Retardait d’Ilion le suprême malheur.
Seul, il m’eût fait des dieux oublier l’injustice ;
Mais il faut qu’à la fois tout entier je périsse.
De ma race à la fois tous les noms sont proscrits
Et vous m’avez privé de ces plus chers débris.

Hélas ! c’est pour ses dieux, pour sa patrie en larmes.
Que le divin Hector est tombé sous vos armes ;
Hector, digne rival d’un vainqueur tel que vous !
Et n-toi pour le revoir j’embrasse vos genoux.
À travers les périls dont ce camp me menace,
Oui, je viens enflammé d’une pieuse audace,
Par mon or suppliant, par l’aspect de mes maux,
Vaincre votre vengeance indigne d’un héros.
Craignez les justes dieux, respectez ma misère,
Achille, et tendre fils songez à votre père,
Jeux, faible, gémissant,’ égal en tout à moi
Par l’invincible arrêt d’une commune loi,
Mais non par le malheur dont un récit fidèle
À l’homme dans moi seul offrira le modèle ;
Dans moi, dont maintenant les bras humiliés
De l’auteur de mes pleurs viennent presser les pieds,
Qui l’implore, et qui porte, à mes lèvres tremblantes,
Du meurtre de mes fils ses mains encor sanglantes. »

Ainsi parla Priam, et d’un père chéri
Il rappelle l’image au héros attendri.
Ce mortel, jusqu’alors toujours inexorable,
Repousse doucement le vieillard vénérable ;
La pitié dans son cœur enfin s’ouvre un accès ;
Et ces rois, confondant leurs augustes regrets,
Pleurent, l’un sur un père offert à sa mémoire,
Et l’autre sur un fils qui fut toute sa gloire.
Mais, par moments, Achille adresse à l’amitié
Les pleurs qu’a fait couler son père, ou la pitié.
Cet aspect, à la fois touchant et magnanime,
Ce silence imposant que leur douleur anime,
Le suprême pouvoir courbé sous les malheurs,
Enfin, deux ennemis réunis par les pleurs,
Tout émeut, tout saisit la foule qui les presse,
Et tous les yeux sont pleins de larmes de tendresse.

Mais quand, rassasié de sentir sa douleur,
Achille a satisfait ce besoin de son cœur,
Incliné vers Priam, son œil plus doux contemple,
Des caprices du sort ce redoutable exemple ;
Son front majestueux, couvert de cheveux blancs,
Ses traits que le malheur rend encore plus grands,
Et relevant le roi qui, tout tremblant encore,
Des mains et du regard en silence l’implore :
« Prince, que de revers poursuivent la vertu !
Dans quel état, grands dieux ! et dans quels lieux es-tu ?
Au milieu de ces Grecs, que ton nom seul offense,
Quoi ! tes pas égarés, sans gardes, sans défense,
Pour y trouver Achille, osent se hasarder !
o vieillard ! quoi ! tes yeux peuvent me regarder,
Moi qui suis le fléau de ta famille entière !
Moi par qui maintenant, hélas ! tu n’es plus père !
Ah ! sans doute, le ciel t’a fait un cœur d’airain,
Un cœur égal aux maux qui forment ton destin !...
« Mais, relève-toi donc, et dépose tes craintes.
La raison dans nos cœurs doit étouffer nos plaintes ;
Soumettons-nous au sort. Que nous sert de gémir ?
Les dieux l’ont arrêté : l’homme est né pour souffrir ;
Eux seuls goûtent les biens dans une paix profonde.
« Près du trône où s’assied le monarque du monde,
Placés par les destins, deux vases éternels
Renferment et les maux et tes biens des mortels.
Aux lois qu’il s’imposa librement asservie,
Sa main, en nous offrant la coupe de la vie,
Puise, pour la remplir, ou le bien ou le mal :
Souvent de tous les cieux le mélange est égal.

Mais malheur à celui pour qui sa main sévère
Ne verse que le mal, sans bien qui le tempère !
Au dernier des humains par les besoins soumis,
Fugitif, sans patrie, et surtout sans amis,
Fatiguant la pitié de sa vue importune,
Il se trouve partout seul avec l’infortune !
Mais tout homme, à son tour, doit répandre des pleurs.

Hélas ! le plus heureux n’a que moins de malheurs !

« Quelle félicité pouvait être égalée
Aux biens constants et purs dont jouissait Pélée. ?
Le pouvoir, la richesse et la faveur des dieux,
Une déesse aimable accordée à ses vœux,
Tout ce que d’un mortel peut goûter la faiblesse !
Un seul regret, un seul consume sa vieillesse ;
Son empire et les biens qu’il prit soin d’amasser,
À sa race, après lui, ne doivent point passer.
n’a qu’un fils, hélas ! et loin de sa patrie
Ce fils, avant le temps, doit terminer sa vie.
D’un père à d’autres mains livrant les derniers jours,
Il est venu des tiens empoisonner le cours !

« Et toi-même, ô Priam, plein de biens et d’années,
Tu voyais s’écouler tes douces destinées.

Ta famille attirait le sourire des cieux ;
La paix t’environnait ; tes augustes aïeux,
Avec un grand pouvoir et leur sage mémoire,
Semblaient t’avoir légué leur bonheur et leur gloire.
La Phrygie, et Macare, et les champs de Lesbos,
Et tous ces bords qu’Hellé vient presser de ses flots,
Soumis à ton pouvoir, formaient ton héritage,
Et des enfants nombreux charmaient ton dernier âge.

Hélas ! depuis qu’un Dieu, pour éprouver ton cœur,
A répandu sur toi le vase du malheur,
Tu n’entends plus partout que le cri des batailles,
Tu ne vois que des corps privés de funérailles.
Mais triomphons des maux, ainsi que du trépas ;
Vieillard, sèche tes pleurs ; ils ne te rendront pas
Ceux qui déjà du Styx ont touché le rivage,
Et tu peux vivre encor pour souffrir davantage. »

Mais Priam : « Laisse-moi, guerrier chéri des dieux,
Ne me relève Point ; prosterné sous tes yeux,
J’attends mon fils ; j’attends que ses restes livides
Soient rendus, par ton ordre, à mes regards avides.
Oh ! rends-moi mon Hector, et reçois ces présents,
Et surtout puisses-tu les conserver longtemps,
Des lieux qui t’ont nourri revoir l’aspect champêtre,
Et ton père mourant que tu feras renaître !
Puisqu’enfin ta pitié permet qu’en mon malheur
La lumière ait encor pour moi quelque douceur.

Il dit : mais le héros, par un regard de flamme,
Annonçant le courroux qui rentre dans son âme :
« De tes vœux importuns ne me fatigue plus,
Vieillard, et laisse là tous ces cris superflus.
Je veux te rendre Hector ; je le veux de moi-même :
D’ailleurs, de Jupiter tel est l’ordre suprême ;
L’immortelle Thétis vient de me l’apporter.
Achille au roi des dieux ne veut point résister ;
Je sais aussi, je sais que sa main te protége,
Qu’invisible à tes yeux, il te sert de cortége ;
Je sais qu’à tous les Grecs il a caché tes pas ;
Enfin, par des chemins que ne tenterait pas
D’un jeune audacieux la vigueur intrépide
Il a conduit ici ta vieillesse timide.

Mais cesse tes regrets ; je sens trop que mon cœur
S’irrite en t’écoutant et reprend sa fureur ;
Cesse, te dis-je, et crains que, malgré moi peut-être,
Ce cœur ému pour toi, mais dont je suis peu maître,
N’outrage ton malheur, ne brave tes destins,
Et ne trompe des dieux les ordres souverains. »

Tel qu’un lion superbe, à ces mots il s’élance,
Et sort à pas pressés, dans un sombre silence.