Discours de réception de Claude-Carloman de Rulhière

Le 4 juin 1787

Claude-Carloman de RULHIÈRE

M. de Rulhière, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. l’abbé de Boismont, y est venu prendre séance le lundi 4 juin 1787, et a prononcé le discours qui suit :

 

     Messieurs,

     Fontenelle, près de finir sa longue carrière, faisoit encore les délices des plus spirituelles sociétés, l’ornement de tous les corps littéraires, et sembloit rapprocher et unir les deux siècles. Je ne dois pas rappeler ici, qu’associé dès son plus jeune âge aux travaux de Corneille, il avoit pris, dans la culture des lettres, le charme qu’il avoit répandu sur les plus hautes sciences ; qu’il avoit fait tomber les voiles mystérieux dont elles s’étoient si long-temps enveloppées, et les avoit familiarisées avec les femmes, en écartant tout l’appareil du pédantisme ; mais je rappellerai qu’il jouissoit, dans son extrême vieillesse, de cette première révolution due à lui seul ; qu’il voyoit les savans, ses disciples, par-tout recherchés ou accueillis à son exemple et à sa suite. On dit que ce n’étoit pas dans les sciences un génie créateur : disons du moins qu’il emprunta le feu du génie, comme Prométhée avoit dérobé le feu du Ciel, pour en faire présent aux hommes, et qu’il s’en servit, comme lui, pour donner une nouvelle ame au sexe aimable qu’il éclaira, et dont la beauté est le symbole.

     Voltaire n’avoit pas encore pris sur son siècle cet empire suprême dont nous l’avons vu s’emparer, lorsque, dans sa vieillesse, les suffrages unanimes de l’Europe lui eurent déféré le sceptre littéraire ; mais du fond de sa retraite de Cirey, revenant à Paris nous instruire, nous émouvoir et nous charmer, heureux rival de tous les génies de son temps et de tous les génies des siècles passés, toujours avide de succès, de gloire et de conquêtes, il régnoit sur la scène sans régner sur nos opinions. Déjà cependant il avertissoit les François de tous leurs travers, en même temps qu’il chantoit encore tous leurs triomphes ; il nous inspiroit l’horreur du fanatisme, naturalisoit parmi nous les découvertes et les beautés hardies des philosophes et des poètes anglois ; composoit, pour la compagne de sa retraite, un Essai sur le caractère et le génie des Nations ; poursuivoit les détracteurs des lettres et les critiques infidèles ; suffisoit presque seul aux lecteurs les plus assidus, et étoit l’éternel sujet de tous nos entretiens.

     Montesquieu, déjà sûr de sa gloire par ses premiers travaux, partageant ses jours entre les délices de Paris et le sauvage désert de la Brède, où le premier en France, et seul encore, il avoit rapporté d’Angleterre le goût des jardins agrestes ; Montesquieu achevoit l’ouvrage des méditations de sa vie entière : il publioit l’Esprit des lois ; la profondeur de son génie et la richesse de son imagination versoient sur les matières sublimes autant et plus de charmes que Fontenelle n’en avoit répandu sur les hautes sciences ; et désormais les plus secrètes intentions des législateurs, leurs fautes et leurs devoirs furent pour jamais révélés au genre humain.

     Un ouvrage non moins vaste, et dont Aristote et Pline n’avoient laissé que d’imparfaits modèles, l’Histoire de l’homme et de la nature parut cette même année. Cette grande partie de la philosophie fut exposée dans toute sa magnificence. Notre langue même parut s’embellir dans un style dont la majesté se maintient toujours sans orgueil et sans faste. Il avoit fallu au travail d’Aristote les conquêtes d’Alexandre ; il avoit fallu pour le travail de Pline que Rome fût maîtresse du monde ; et de nos jours, c’est au seul génie du naturaliste françois que tous les Souverains et tous les peuples s’empressent d’offrir, en tribut volontaire, tout ce que la nature, sur la surface entière du globe, produit encore de nouveau, de rare ou d’inconnu.

     À cette même époque, Rousseau, encouragé par sa réputation naissante, alloit essayer de nouveau, et fortifier dans les solitudes cette voix éloquente qui devoit bientôt faire revivre tous les devoirs maternels, et ramener le bonheur sur le premier âge de la vie. C’est encore à cette même époque qu’une nombreuse société se rassembloit sous deux chefs renommés, et véritablement dignes d’elle, pour former l’immense collection de toutes les connoissances acquises par les travaux des siècles.

     Un mouvement général se fit alors dans l’esprit humain. Les profondes études, sortant toutes à la fois des retraites solitaires où elles s’étoient mûries, répandirent tout-à-coup de nouvelles idées, de nouvelles lumières, des espérances nouvelles. La vigilance du Gouvernement, toujours attentive parmi nous au choix des connoissances qu’il laisse s’étendre dans la Nation, n’étoit point dans ce temps inquiète, soupçonneuse et craintive. Ce soin étoit confié à un Magistrat illustre, d’un nom cher aux Muses, capable lui-même d’éclairer son siècle, et dont les vertus nobles, simples et familières s’accordent avec l’étonnante facilité de son génie, assis maintenant au milieu de vous, Messieurs, et surpris d’entendre un éloge qui ne peut étonner que lui seul.

     Cependant presque tous les genres de littérature étoient cultivés avec un égal applaudissement, et cette autre impulsion donnée sous le précédent règne, ne paroissoit pas s’être ralentie. Le terrible Crébillon, qui exprima si bien le délire des passions les plus atroces, la joie de la haine, et les pleurs de la rage, s’étoit seul approprié cette partie du domaine tragique, et dans un long silence méditoit un dernier succès. La scène se soutenoit dans ce point de perfection qui a rendu ses jeux les plus comiques, un des plus nobles plaisirs de l’esprit. On alloit chaque jour applaudir au théâtre la vraie peinture des ridicules de ce temps-là, si vivement tracée dans le Méchant, le Glorieux, le Métromane, dans la Coquette corrigée et les Dehors trompeurs, ouvrages de plusieurs hommes célèbres qui, sur les traces de Molière, achevoient de rendre la comédie une école de mœurs. Que si d’autres abandonnoient ces traces trop difficiles à suivre, s’ils commençoient à quitter la touche du ridicule pour celle du pathétique, c’étoit pour nous présenter le tableau simple et touchant, mais toujours élégant et embelli, de nos erreurs et de nos fautes. L’éloquence de la chaire conservoit, non toute la supériorité qu’elle avoit acquise, mais si j’ose m’exprimer ainsi, toute la vogue qu’elle avoit précédemment obtenue. Souvent la multitude venoit attendre, dès le point du jour, l’orateur qui ne devoit paroître qu’à la chute du soleil. Cette fameuse société qui, alors répandue sur toute la terre, prenoit de Nation à Nation, comme parmi nous d’homme à homme le caractère qui convenoit le mieux aux conjonctures ; qui enseignoit les sciences aux Chinois, les arts aux sauvages, les belles-lettres aux Européens ; cette société remplissoit avec éclat presque toutes les chaires. Ce fut elle qui la première perfectionna parmi nous l’art de la prédication ; et, dans un temps moins favorable, elle en soutenoit encore la gloire. Le talent de ses orateurs, mûri par de longues études, et long-temps exercé dans les provinces sous la censure de leurs vieillards, revenoit étonner la capitale, et quelquefois faire trembler la Cour. Si, dans la foule des auditeurs, quelques uns étoient plus attirés par la curiosité que par la persuasion, s’ils venoient uniquement chercher dans ce concours le spectacle qu’offroit ce concours même ; du moins le goût d’une solide occupation, le plaisir de juger un talent nouveau, de comparer entre eux ceux qui faisoient hésiter la renommée, tout entretenoit dans cette capitale d’amour de l’esprit, l’occupation des belles-lettres, le charme des conversations ingénieuses.

     Il semble dans la destinée de l’esprit humain, et l’expérience de tous les siècles peut nous le faire croire, que la philosophie doive toujours succéder aux belles-lettres, les Aristote aux Euripide, les Sénèque aux Térence, les Galilée aux Tasse, les Locke aux Milton ; mais le temps où une Nation est éclairée par cette brillante aurore des sciences, avant que les lettres soient penchées vers leur déclin, n’est-il pas un de ses plus beaux âges ? Est-il dans l’univers un spectacle plus digne d’admiration que cette ravissante saison des pays septentrionaux qui, pendant sa longue durée, laisse voir tout ensemble, et les feux du couchant conservant long-temps encore leur éclatante lumière, et les rayons naissans du jour éclairant déjà tout l’espace du monde ?

     La prospérité du Gouvernement paroissant alors affermie, aucune impression chagrine ne se faisoit sentir dans les esprits ; et cette heureuse capitale, où les délices de la société sont mieux connues qu’en aucun lieu du monte, ne peut, dans aucun temps, les connoître mieux elle-même. Des vieillards, formés dans la politesse du précédent règne, possédoient l’art, devenu si rare, de converser avec agrément et avec égalité. La fatuité même, ce défaut françois qui prend toujours la couleur de son siècle, ou pour mieux dire la couleur du moment, étoit polie, ingénieuse et brillante. Les hommes de lettres, par-tout accueillis, cherchoient par-tout à plaire.

     Mais comme dans les sociétés politiques les avantages d’une extrême opulence sont toujours accompagnés de tous les maux, ou du moins de tous les dangers du luxe ; on diroit aussi qu’il y a des dangers inséparables d’une extrême richesse littéraire : la profusion, les raffinemens, le faux éclat, le désir de briller, l’amour de la nouveauté, en un mot, un vain luxe d’esprit, commençoient à se faire craindre. La frivole vanité du bel esprit étoit devenue, dans Paris, une vanité dominante, une prétention générale, une sorte d’épidémie occasionnée par la durée même d’une saison si belle. Les moindres amateurs des lettres, suivant la médiocrité ou l’aisance de leur fortune, s’érigeoient, les uns en Aristarques capables d’égarer le goût par leurs conseils ; les autres en Mécènes capables d’avilir les talens par leur protection. Le mal et le bien, tout changea dans le court espace de quelques années ; mais les causes qui influent sur le génie des peuples et sur l’état général de la société, ne sont pas aussi simples que souvent elles le paroissent, et elles se compliquent de beaucoup de manières. Cette année même où se produisirent tous ensemble ces grands ouvrages philosophiques, nous vîmes commencer une suite d’événemens malheureux, qui peu à peu, et de jour en jour, ôtèrent au Gouvernement cette approbation, cette estime publique dont il avoit joui jusques-là ; et pendant que nous passions de l’amour des belles-lettres à l’amour de la philosophie, la Nation, par un autre changement qui tenoit à des causes bien différentes, passa de l’applaudissement aux plaintes, des chants de triomphe au bruit des perpétuelles remontrances, de la prospérité aux craintes d’une ruine générale, et d’un respectueux silence sur la religion, à des querelles importunes et déplorables.

     Ne craignez pas, Messieurs, que je veuille imprudemment franchir les limites d’une discussion littéraire ; mais enfin, un nouvel horison, et souvent obscurci de nuages, se formoit autour de nous. Il étoit difficile que les hommes de lettres conservassent le ton de la louange, sans se dégrader ; que des esprits qui se tournèrent rapidement vers les grands objets de l’administration publique, de la morale, des lois, de l’éducation, de l’étude générale de la nature, eussent encore cette souplesse, cette adresse ingénieuse qui se plaît à cacher une partie de ses pensées, pour faire mieux ressortir celle des autres, et comme dans nos postérités ils avoient été les plus flatteurs, ou du moins comme leurs flatteries avoient eu plus d’éclat, dans cette espèce de chagrin général, leurs plaintes acquirent aussi plus de célébrité. On craignit leurs opinions ; on craignit leur société ; on calomnia les lettres auprès du Gouvernement ; on chercha à les rendre odieuses et suspectes. Ces deux époques si diverses se trouvent marquées dans deux ouvrages bien différens en effet, et composés, à peu d’années de distance, par deux Académiciens célèbres, et tous deux secrétaires de cette Académie. Duclos s’écrie : « Les gens de la Cour sont ceux dont les lettres ont le plus à se louer. Formez des liaisons à la Cour, un homme de lettres estimable n’y essuyera point de faste offensant » ; et quelques années s’étoient à peine écoulées, que d’Alembert se plaint qu’ils soient persécutés par ceux même qui ont le plus d’intérêt à les défendre ; il les exhorte à la noble pauvreté, et il s’écrie : « Le moyen le plus sûr pour vous faire respecter, est de vivre unis, s’il vous est possible, et presque renfermés entre vous ». On croiroit voir la plus étonnante contrariété entre ces deux auteurs contemporains ; et vainement voudroit-on l’expliquer par la différence de leurs caractères : ce n’est point une opinion différente qu’ils énoncent, c’est un fait contraire dont ils déposent, et leur apparente contradiction ne tient qu’au changement général et rapide, survenu dans un si court intervalle.

     Cependant la capitale, si long-temps prompte et docile imitatrice des sentimens, des goûts, des opinions de la Cour, cessa, dans le même temps, d’avoir pour elle cette antique déférence. Ce fut alors que s’éleva parmi nous ce que nous avons nommé l’Empire de l’opinion publique. Les hommes de lettres eurent aussi-tôt l’ambition d’en être les organes, et presque les arbitres. Un goût plus sérieux se répandit dans les ouvrages d’esprit, le désir d’instruire s’y montra plus que le désir de plaire. La dignité d’Homme de lettres, expression juste et nouvelle, ne tarda pas à devenir une expression avouée, et d’un usage reçu.

     Mais si, dans le période précédent, l’abus inévitable du bel esprit avoit été ce luxe stérile, cette vaine subtilité de pensées et d’expressions, quelquefois une servile complaisance et d’avilissantes flatteries ; l’abus, dans ce nouveau période, fut une espèce d’emphase magistrale, une audace imprudente, une sorte de fanatisme dans les opinions, et sur-tout un ton affirmatif et dogmatique, qui faisoit dire à Fontenelle, alors dans sa centième année, et témoin encore de cette révolution : « Je suis effrayé de l’horrible certitude que je rencontre à présent par-tout ».