Réponse au discours de réception de Michel-Jean Sedaine

Le 27 avril 1786

Antoine-Marin LEMIERRE

Réponse de M. Le Mierre
au discours de M. Sedaine

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 27 avril 1786

PARIS PALAIS DU LOUVRE

     Monsieur,

     Quoique les pertes qu’éprouve l’Académie se succèdent avec rapidité, et que les talens faits pour l’en consoler ne naissent qu’à de longs intervalles ; quoiqu’il soit douloureux de ne pouvoir orner, dans cette assemblée, aucun triomphe qu’à la suite d’une cérémonie funèbre, je ne puis m’empêcher de rendre grâce au sort de m’avoir imposé la fonction honorable dont je m’acquitte, puisqu’il charge aujourd’hui l’amitié de féliciter les talens.

     Mais si je souhaitois de vous avoir pour confrère, si la sympathie des sentimens fait désirer des avantages et des honneurs qui nous soient communs, et tout ce qui peut multiplier les rapprochemens ; si l’amitié n’a jamais trop de rapports, ce n’est point à elle à faire l’apologie de vos titres, elle pourroit paroître suspecte, et c’est en laissant à part un moment les sentimens qui nous unissent, que je vais être l’interprète de la voix publique.

     Ce sont trente ans de travaux qui ont sollicité pour vous la place que vous obtenez ; je le dirai même à la gloire des gens de lettres, c’est l’honnêteté de vos rivaux : ils ont suspendu toute démarche, ils ont fait taire les réclamations de l’amour-propre, pour hâter l’accomplissement de vos désirs, et vous ont cédé les honneurs du triomphe, en vous dispensant des inquiétudes de la concurrence.

     La carrière des lettres ne paroissoit pas d’abord celle où vous deviez entrer ; vous vous étiez destiné à suivre les traces de l’immortel architecte dont ce palais nous offre le chef-d’œuvre : vos regards s’étoient sans doute arrêtés plus d’une fois avec complaisance pour étudier ces belles proportions qui sont à l’architecture ce que la mesure est à la musique, et vous admiriez le superbe édifice du Louvre, sans songer qu’il renfermoit le sanctuaire des Muses, où vos talens devoient un jour vous faire asseoir.

     Vous suivîtes quelque temps votre première destination, et elle vous a été glorieuse, puisqu’elle vous a mérité la place que vous occupez à l’Académie d’architecture, comme organe de ses délibérations.

     Cependant, séduit dès votre jeunesse par l’attrait de la poésie, vous en faisiez vos amusemens. Un recueil de pièces fugitives, d’un tour naïf et agréable, vous annonça bientôt favorablement dans le public. On y trouve un discours sur ce sujet important, qu’il n’y a de vertu que celle qui persévère ; vérité sublime, qui déceloit dans l’auteur l’homme de bien. Avoir fait choix d’un tel sujet, c’étoit contracter l’obligation d’être vertueux, comme les Spartiates, avant d’aller au combat, faisoient serment d’être vainqueurs. On pouvoit dès-lors vous louer du présage que donnoit de vous cette production : mais combien est-il heureux pour moi de la rappeler ici, aujourd’hui que le temps a fait voir que vos mœurs répondoient à vos principes, et toute votre vie à cet engagement.

     Le succès que devoient avoir les vers d’un jeune poète qui s’étoit formé de lui-même, ne vous fit point renoncer à vos premiers goûts, mais il dut vous déterminer à donner la préférence aux Muses.

     En effet, en payant à l’art des Vitruves le tribut d’admiration dû au mérite des arts en tout genre, il faut en convenir, la sensation que produit la vue des beaux édifices ne va point jusqu’à l’ame ; c’est plutôt de leurs débris qu’on est ému. Plus le temps les a marqués de son empreinte, plus ils acquièrent de majesté, et l’irrégularité qui résulte de leur dépérissement, ajoute à l’admiration qu’ils inspiroient une sorte de vénération, soit par un retour de tristesse sur la caducité des choses humaines, soit par le droit qu’on à nos regrets les grands hommes même que nous n’avons point vus, et que nous reprochons à la nature d’avoir fait mortels : en sorte que ces monuments fameux n’existent jamais plus que dans leurs ruines, et que l’on voit bien moins ce que le temps en a détruit, ce qu’il doit en détruire encore, que ce qu’il en a respecté.

     Vous avez senti combien il étoit plus flatteur d’exciter des sensations au théâtre et d’intéresser les hommes rassemblés ; et vous avez possédé cette heureuse magie, sur-tout dans un des premiers ouvrages donné sous le nom de drame au théâtre de la Nation, le seul ouvrage peut-être propre à réconcilier avec ce genre ses ennemis les plus déclarés. Quel intérêt puissant dans le Philosophe sans le savoir ! Quelle situation plus déchirante que la tienne, père malheureux ! Pressé entre la nature et le point d’honneur, entre le danger d’un fils et un devoir d’opinion, tu comptes une somme d’argent à un inconnu ; et cet inconnu se trouve être père de l’adversaire de ton fils, et cet argent doit servir à l’évasion de son meurtrier.

     Au milieu de ce grand intérêt, on remarque un caractère neuf, la passion de l’amour sous le voile de l’ingénuité. On avoit montré plus d’une fois l’accord de l’amour et de l’innocence ; on n’avoit point encore présenté cet amour d’instinct, seulement indiqué, qu’une jeune personne est dispensée de combattre, parce qu’en l’éprouvant elle l’ignore : caractère fugitif, difficile à tracer, qui demandoit une adresse continuelle pour le renfermer dans ses limites ; esquisse délicate et légère, dont il falloit laisser achever le tableau au spectateur.

     Une petite pièce d’un autre genre, mais du nombre des comédies en situation, et dont la méprise fait le charme, c’est la Gageure. Elle offre une peinture vraie des mœurs domestiques ; le comique y sort des caractères, et jette de la gaieté dans les scènes, en donnant de la valeur aux moindres détails.

     Combien seroit-il injuste, Monsieur, de ne vous tenir compte que de ces deux ouvrages, sous prétexte que le théâtre que vous avez le plus enrichi n’est pas national, qu’on y apporte plus d’indulgence ; que la plupart des pièces qu’on y représente ne sont que des canevas remplis par la musique, et qui, hors de la scène, perdent tout leur éclat, comme des transparens dont on a retiré la lumière. Sans doute la musicien ajoute beaucoup à l’illusion par la magie de son art ; il donne plus de couleur aux pensées, plus d’expression aux paroles, plus de force au sentiment, plus d’intérêt à l’action ; mais il tient tout son génie de l’écrivain ; il n’a pas un motif de scène qui n’appartienne à l’auteur des paroles ; mais les deux auteurs s’entendent pour exciter les mêmes sensations ; ils se font valoir l’un par l’autre ; ils sont la double cause d’où résulte un seul effet ; et ces deux moteurs de nos plaisirs nous tiennent sous le même charme, et partagent entre eux la couronne.

     D’ailleurs ces ingrats détracteurs de leurs propres amusemens n’ont pas considéré, qu’à l’enjouement de l’Opéra comique qu’on a transporté sur ce théâtre, vous avez ajouté un intérêt plus vif, plus de variété, plus de mouvement, plus de décence, plus de moralité ; que vous avez su tirer les plus grands effets des sujets les plus humbles, et dans une ferme ou dans une place de village, causer des émotions telles que les favoris de Melpomène n’en excitent guère de plus vives dans les palais des Rois, et sous la voûte des temples et des forêts sacrées. Vous avez élargi la route, et c’est en élargissant que vous l’avez rendue plus difficile à tenir.

     Ici c’est une comédie champêtre qui n’auroit pas besoin du secours de la musique ; où l’amour entre deux jeunes cœurs se joue, même dans ses imprudences, de la sagesse et des précautions des pères. On y voit une scène entre deux vieillards, qui est un modèle de dialogue, et que nos meilleurs comiques n’auroient pas désavouée.

     Là c’est une rose ingénieuse qu’une jeune pupille laisse tomber négligemment, et si cette fleur n’est pas comme à Salency, le prix de la sagesse, elle sert à-la-fois de sauve-garde à la pudeur, et d’interprète à l’amour.

     Dans une autre pièce, c’est de la désertion d’un soldat que résulte une action terrible, tempérée par un épisode dont la gaieté contraste, sans détonner, avec la tristesse du sujet : le cœur se serre et s’épanouit tout-à-tour ; les ris naissent au milieu des larmes, comme aux approches du printemps les rayons du soleil s’échappent au travers d’une douce pluie.

     Votre dernier ouvrage au même théâtre est à l’honneur des lettres. Plusieurs de nos premiers poètes ressembloient à nos anciens chevaliers ; ils en avoient auprès de leurs dames, la fidélité, la constance, le désintéressement : d’autres, tels que ce fameux comte de Champagne, les servoient également de la lyre et de l’épée. C’est la romance d’un Roi prisonnier, inopinément entendue par lui-même dans la bouche d’un troubadour ; c’est la musique même qui, pour la première fois, et mise en situation ; et c’est peut-être l’effet le plus pénétrant qu’on ait jamais produit sur la scène. Quels sont les défauts que ces traits ne feroient pas excuser ; quelles invraisemblances même ne seroient pas rachetées par ces beautés théâtrales ?

     C’est une remarque qui n’est pas indifférente pour l’honneur même de vos compositions, que vous avez rarement emporté les suffrages à la première représentation. Vous aimez à peindre d’après nature, trait de ressemblance que vous avez avec l’inimitable Molière ; et comme la nature et la vérité ne sont pas ce qui se présente d’abord en écrivant, on pourroit dire que dans les grandes villes où l’art et la mode prédominent, où il y a moins de mœurs que de manières, une sorte de corruption d’esprit fait que les beautés simples ne produisent qu’une impression légère, et que le spectateur a besoin de revoir plusieurs fois les tableaux naturels pour les reconnoître et pour les goûter ; aussi vos productions, après un accueil peu favorable, ont obtenu l’approbation la plus décidée, et quelquefois même ce qui avoit paru déplaire au premier jugement, a réussi dans la suite, jusqu’à l’enthousiasme : l’ouvrage est resté le même, rien n’a changé, que l’opinion.

     Occupé de multiplier les plaisirs du public, jaloux de courir à l’effet théâtral, forcé d’arranger les paroles au gré du musicien, vous n’avez pu toujours éviter les négligences du style. L’aveu que vous venez de faire vous-même à cet égard, vous excuse et vous honore ; et parmi vos titres de gloire, vous seul aviez droit, pour ainsi dire, d’insulter à votre propre triomphe.

     Vous n’ignoriez pas que si l’acteur ne doit voir sur la scène que son interlocuteur, l’auteur ne doit jamais perdre le spectateur de vue. Doué d’un tact aussi prompt que délicat, il veut trouver dans l’expression ce coloris qui est au style, ce qu’est à de certains fruits la fleur qui les couvre. Mais il est aisé de s’apercevoir que, par une sorte de défiance de vous-même, vous vous êtes abstenu de dire tout ce que vous pouviez faire sous-entendre, et que, par d’adroites réticences, par le jeu de la pantomime, par des repos, par l’action, vous avez su éviter une partie des difficultés de l’art d’écrire : toute-fois l’expression, dans les momens d’effet, ne vous a point abandonné, et le mot propre, celui du cœur, qui peint tout un caractère ou récapitule toute une situation, ne vous a jamais échappé.

     Aussi cette compagnie, dépositaire de la langue, s’est-elle souvenue que si elle se fait une loi de couronner les talens qui ont contribué à la perfection du langage, elle devoit aussi ses palmes à l’imagination, au naturel, et à l’entente raisonnée du théâtre.

     Vous succédez, Monsieur, à un homme distingué, non-seulement par son goût pour les lettres, mais par son amour pour les arts, et dès sa jeunesse, initié à leurs mystères. Sans avoir couru la carrière épineuse que vous avez choisie, il s’étoit essayé dans quelques ouvrages dramatiques que sa modestie ne lui avoit pas permis d’exposer au grand jour : il aimoit sans doute les lettres, plus pour elles-mêmes que pour la gloire qu’il en pouvoit recueillir ; désintéressement qui peut avoir sa noblesse, mais qu’auront peine à concevoir ceux sur-tout qui cultivent les arts d’agrément.

     Il n’en est pas des talens comme de la vertu ; son caractère est de se cacher ; sa gloire est dans la retraite, dans le silence ; elle se suffit à elle-même ; elle vit de sa propre substance ; elle concentre en elle ses satisfactions ; elle craint, comme une profanation, les regards publics : si elle doit l’exemple, c’est autour d’elle ; si elle brille au loin, les circonstances l’ont trahie.

     Les talens, au contraire, sont fais pour paroître, pour se produire, pour occuper d’eux, pour le bruit, pour la renommée ; ils n’existent que par la communication, ils ne s’alimentent que de suffrages, ils tiennent à l’opinion, ils veulent captiver la multitude et les connoisseurs ; ils ont faits pour exciter l’émulation, l’enthousiasme, l’envie même.

     M. Watelet consacra plusieurs de ses années aux belles-lettres ; mais le dessin parût être son goût dominant, puisqu’on le vit employer, à l’honneur de la peinture, ses talens même littéraires.

     C’est un des écueils de ma fonction, Monsieur, d’avoir à répéter, après vous, l’éloge de l’Académicien dont nous pleurons la perte ; je crains de même l’ennui d’une redite involontaire, au devoir que je me fais d’honorer son mérite et sa mémoire. Mais comment me refuser au plaisir de louer son courage, d’avoir entrepris le premier un poème sur l’art de peindre. Cet ouvrage didactique demandoit dans l’auteur un peintre et un poète, comme vous désiriez, pour la perfection d’une œuvre lyrique, que le même homme fût poète et musicien.

     M. Watelet crut peut-être devoir sacrifier les élans ambitieux de l’imagination, à l’utilité des préceptes, et se borner à éclairer les élèves ; mais au milieu des détails techniques et de pure instruction, qui ne pouvoient prendre la couleur poétique, on rencontre des détails d’agrément où l’inspiration se fait sentir. Ainsi, sur des penchans escarpés et hérissés de plantes tristes, mais salutaires, l’œil est réjoui, d’espace en espace, à la vue de quelques fleurs écloses d’elles-mêmes au milieu des trésors d’une utile végétation.

     M. Watelet développe mieux encore la théorie de l’art dans les réflexions qui servent de supplément à son poème. On y trouve des vues fines, des leçons méthodiques sur les différentes parties de la peinture ; une échelle, en quelque sorte, des affections humaines, et tous les sentimens, toutes les sensations que le peintre doit étudier avant de les exprimer, pour ne confondre ni les différences, ni les nuances même ; il a mis de plus à cet ouvrage le cachet de ses connoissances, par le soin qu’il a pris de l’orner de dessins tracés de sa propre main. Tel fut le fruit de ses voyages en Italie et en Hollande ; parti amateur, il revint artiste ; il rapporta ce sentiment des beautés de l’antique, qui ne peut-être pris que sur les lieux, et que ne peut acquérir, dans son énergie, le curieux sédentaire qui n’a vu le pays des arts que sur des dessins.

     Celui qui s’occupoit autant de la perfection des arts, ne pouvoit être indifférent pour les artistes : aussi s’établit-il entre eux et lui une confraternité naturelle ; il vivoit et s’éclairoit avec les plus célèbres ; il s’intéressoit essentiellement aux jeunes élèves sans fortune ; il les aidoit de secours réels, et non de ces vaines promesses qui usurpent la reconnoissance, non de cette protection stérile qui ne montre que la vanité du protecteur.

     Laissons l’amateur, l’artiste, l’homme de lettres même, et montrons l’homme, le philosophe aimable.

     Fait pour sentir et pour inspirer l’amitié, il étoit un de ces caractères heureux qui se concilient tous les suffrages, qui plaisent au premier coup-d’œil, et dont on s’approche davantage à mesure qu’on les connoît ; il étoit doué, non de cette douceur qui n’est que de la foiblesse, qui fait qu’on cède aveuglément aux impulsions étrangères, et qu’on est social sans mérite, ou complaisant jusqu’à la bassesse ; mais de cette aménité de mœurs qui entretient l’esprit de société, sans ôter à l’ame son énergie et son courage : cette douceur qui semble être l’attribut particulier d’un autre sexe, et qui le caractérise d’une manière plus intéressante peut-être que la beauté même, n’appartient donc pas si exclusivement aux femmes, qu’il ne puisse être le partage des hommes. La nature se plaît quelquefois à marquer dans un sexe les avantages d’un autre, pour montrer que les deux sont susceptibles des mêmes privilèges. L’Hercule Farnèse et l’Antinoüs du Vatican présentent également deux hommes ; mais dans l’un tout est nerveux, prononcé ; l’autre semble tenir de la Vénus de Médicis. Il en est de même des formes morales ; elles sont plus adoucies dans les uns, plus rudes dans les autres. La douceur est plutôt une qualité qu’une vertu ; elle est plutôt innée qu’elle n’est acquise ; mais en est-elle moins précieuse ? Elle prépare, elle hâte, fortifie, resserre les nœuds de la société ; elle est la qualité de tous les instans, l’aimant de tous les esprits, et le charme de toutes les liaisons.

     Quel devoit être M. Watelet, doux naturellement, et cultivant encore les arts, puisque leur effet est d’adoucir les caractères même sauvages, comme le ciseau du sculpteur amollit le marbre ; comme à l’aide du feu on tourne et on assouplit les métaux. La douceur de M. Watelet influa jusques sur les sentimens d’aversion dont il est mal aisé de se défendre dans le cours de la vie ; et jamais son éloignement pour ceux dont il avoit à se plaindre, ne put aller jusqu’à la haine.

     C’est à vous, Monsieur, à nous consoler de la perte d’un confrère avec qui vous avez tant de rapports de goûts et tous ceux de l’honnêteté. La foiblesse habituelle de sa complexion l’éloignoit de nos assemblées particulières ; vos assiduités nous dédommageront ; vous verrez que parmi nous tous les mérites sont frères, et que cette compagnie est la seule dans l’univers qui n’affecte ni la prééminence des titres, ni celles des talens.