Discours de réception de Jean-François Ducis

Le 4 mars 1779

Jean-François DUCIS

Réception de M. Ducis

 

M. Ducis, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. de Voltaire, y est venu prendre séance le jeudi 4 mars 1779, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

Il est des grands hommes à qui l’on succède, et que personne ne remplace. Leurs titres sont un héritage qui peut appartenir à tout le monde ; leurs talens, qui ont étonné l’univers, ne sont qu’à eux. C’est à la suite des siècles, seule, à remplir le vide immense qu’ils ont laissé. Ainsi pensa autrefois un peuple guerrier qui, mené long-temps à la victoire par un général fameux, après la mort de ce héros, laissoit toujours sa place vide au milieu des batailles, comme si son ombre l’occupoit encore, et que personne n’eût été digne d’y commander après lui. Si, à la mort de M. de Voltaire, Messieurs, vous eussiez imité cet exemple, avec quel respect la postérité n’eût-elle pas vu le siége où ce grand homme s’étoit assis dans vos assemblées, demeurant vide à jamais, et sans être rempli ? Cette distinction, unique jusqu’à présent, eût été peut-être le seul hommage digne d’un homme unique aussi par ses talens et son génie. Vos lois ne vous ont pas permis de lui rendre cet honneur, et l’indulgence du public pour un ouvrage où peut-être quelques beautés antiques ont fait pardonner les défauts, ont fixé sur moi vos suffrages long-temps suspendus. Ici, Messieurs, je n’ai pas besoin de vous parler de ma reconnoissance, il me seroit plus facile de vous exprimer mon étonnement. Si quelque chose peut m’élever au-dessus de moi-même, c’est cette faveur à laquelle osoient à peine atteindre mes espérances. Le caractère de la gloire (qui le sait mieux que vous, Messieurs) est de donner de nouvelles forces à celui qui l’obtient, pour en mériter une nouvelle ; c’est en m’éclairant par vos conseils, c’est en justifiant votre choix par mes travaux, que je puis vous remercier d’une manière digne de vous, et ma vie entière sera consacrée à ce remercîment. Mais mon premier devoir est de me taire sur moi-même, pour ne vous parler que du grand homme que vous avez perdu. En lui succédant, je n’ai pas même le droit d’être modeste, et je dois disparoître tout entier à vos yeux, pour ne vous occuper que de votre admiration et de vos regrets.

La voix qui s’élève ici pour lui rendre hommage lui fut inconnue. Jamais je ne vis cet homme célèbre, et je ne communiquai avec son génie que par ses ouvrages. Ainsi, de son vivant, il a été pour moi ce que sont tous les grands hommes qui, depuis plusieurs siècles ne sont plus, et je le louerai en votre présence comme le louera un jour la postérité, sans intérêt et sans passion.

M. de Voltaire, dans cet ouvrage si connu où il a peint à grands traits et d’un style rapide le siècle de Louis XIV, après avoir parcouru la chaîne des événemens politiques, tracé les progrès de l’esprit humain, et dessiné le portrait de tant d’hommes célèbres, qui tous par leur génie ont imprimé un caractère de grandeur à leur siècle, et consacré la gloire du Monarque par celle de sa Nation, termine ce magnifique tableau par ces paroles : " À peu près vers le temps de la mort de Louis XIV, la nature sembla se reposer. "

Il se trompoit, Messieurs, et ce grand homme, qui écrivit toujours avec tant de modestie de lui-même, sembloit oublier que ce temps-là fut l’époque de sa naissance et de son éducation. La nature en effet parut l’avoir placé, pour ainsi dire, aux confins des deux siècles, pour recueillir l’héritage de l’un, et donner son caractère et son génie à l’autre. On peut dire qu’il eut pour instituteur et pour maître le siècle brillant dont il vit la fin. La plus puissante des éducations pour les hommes qui en sont dignes, c’est celle de la gloire. Tout ce qui entouroit M. de Voltaire, au sortir de l’enfance, réveilloit en lui cette idée. Il voyoit la gloire assise depuis cinquante ans sur le trône, il la voyoit à la Cour, dans les camps, dans les Académies. La gloire enfin, quoiqu’un peu obscurcie vers les derniers jours de ce règne fameux, couvroit encore de son éclat toute la Nation françoise qui, pendant un demi-siècle avoit eu dans l’Europe la supériorité du génie comme des armes, et pouvoit compter comme un hommage de plus la haine même qu’elle inspiroit à ses rivaux. De tant d’écrivains qui s’étoient rendus célèbres, les uns vivoient encore au moment où il sortit du berceau, et où l’activité précoce de cette ame ardente put jeter ses premiers regards autour d’elle, les autres descendus depuis peu dans la tombe, avoient laissé autour de lui l’empreinte encore récente de leurs succès, et comme la tradition de leur génie ; il put interroger tous ceux qui avoient vécu et conversé avec eux, et puiser dans leurs discours un enthousiasme d’autant plus vif, que les amis des grands hommes qui ne sont plus, en conservant pour leur mémoire cette sensibilité touchante que l’amitié inspire, y mêlent déjà ce respect religieux de la postérité pour de grands noms que la mort a, pour ainsi dire, rendus sacrés. Enfin, le génie et les lettres se présentèrent à lui environnés de toute la gloire qu’avoit répandue sur elles un siècle à jamais mémorable, où elles étoient admises dans la familiarité de Colbert, du grand Condé, des Contis, des Vendômes, du duc de Bourgogne, et où l’on voyoit Louis XIV converser avec Despréaux, Racine, comme avec Turenne, Catinat et Luxembourg.

On peut juger de l’impression que ce tableau de grandeur et de gloire devoit faire sur l’ame jeune et passionnée de M. de Voltaire.

Il se livra donc aux lettres avec cette impétuosité que lui donnoient son génie, son caractère et son âge. En vain l’intérêt, la fortune, le pouvoir même le plus absolu s’unirent pour le détourner de sa route. La nature avoit fixé d’une manière irrévocable que M. de Voltaire seroit poète, que Racine auroit un successeur, et la France un grand homme de plus. À vingt-quatre ans il osa former une des entreprises pour laquelle peut-être alors il falloit autant de hardiesse que de génie ; celle de donner un poème épique à la Nation. On sait que la première moitié du siècle de Louis XIV avoit vu naître et mourir un grand nombre d’ouvrages de ce genre. Comme l’histoire des États, à l’époque des révolutions et des changemens, offre beaucoup d’exemples de projets avortés, de grands desseins mal conçus, et d’une audace impuissante et malheureuse ; de même, dans l’histoire des Arts, il semble qu’à l’époque où la poésie et les lettres commencent à refleurir, cette première fermentation des talens excite dans les esprits une sorte de témérité inquiète qui porte à former des plans vastes et à concevoir de grands projets, parce que tout le monde alors est dévoré de l’amour de la gloire, et que personne encore n’a eu le temps de mesurer ses forces. Tous ces ouvrages, fruits de l’ambition bien plus que du talent, précipités d’une chute commune, étoient tombés les uns sur les autres, et ne devoient qu’au ridicule le triste honneur d’être échappés à un oubli éternel. Cependant, il s’étoit établi une sorte de préjugé dans l’Europe, que la poésie épique étoit interdite aux François. Le législateur du goût et de la langue, le sévère et redoutable Despréaux, sembloit avoir lui-même confirmé ce préjugé par son exemple comme par ses préceptes, en avertissant des disgrâces tragiques des grands vers, en renfermant le tableau épique du passage du Rhin dans un cadre de vers familiers et presque plaisans qui le précèdent et qui le suivent. Enfin, le chef-d’œuvre inimitable du Lutrin, où ce grand poète change continuellement de ton pour amuser son lecteur, où il paroît lui-même se moquer de la magnificence du style, en l’appliquant à des idées comiques ou familières, et où l’élévation même de la poésie n’est presque jamais qu’une plaisanterie de plus, sembloit avoir accrédité pour toujours ces idées dans la Nation.

M. de Voltaire étoit dans cet âge heureux où tout ce qui est grand frappe puissamment l’imagination, où la passion de la gloire ne mesure rien et franchit tout, où le génie comme la valeur s’absout de sa témérité par ses succès. Mais comme il étoit conduit en même temps par cette lumière supérieure et par cet esprit fin et pénétrant qui est toujours le guide invisible du génie, il ne négligea rien de ce qui pouvoit réconcilier la Nation avec ce nouveau genre, si souvent essayé et toujours proscrit. Le choix du sujet et du héros flatta la vanité nationale ; la rapidité du style se trouva d’accord avec la vivacité françoise. L’usage tempéré, et le choix même du merveilleux, qui laissoit toujours entrevoir une vérité sous une fiction, rassura notre raison un peu timide, que le nom seul de merveilleux effraye ; enfin les grandes beautés philosophiques et morales, substituées à ces tableaux de la nature qui caractérisent les poèmes des anciens, parurent s’accorder avec le goût d’un peuple peu frappé de la nature physique, et qui, après avoir joui pendant un siècle des arts d’imagination, commençoit, par une pente naturelle, à rechercher davantage le mérite des idées. On avoit vu la même révolution dans Rome, après le siècle brillant d’Auguste, si semblable en tout à celui de Louis XIV, et ce fut, comme on sait, à cette seconde époque de la littérature romaine, que le génie ardent et fier qui, à vingt-sept ans avoit conçu et créé la Pharsale, remplaça dans l’Épopée les beautés pittoresques de Virgile, par ces beautés fortes et hardies que l’éloquence et la philosophie inspirent. Ainsi, la même marche du génie et du goût fit naître à Paris et dans Rome deux poèmes fondés à-peu-près sur les mêmes principes, mais c’est peut-être tout ce qu’ils eurent de commun.

La Pharsale offre l’idée de quelque monument d’architecture antique qui, dans le second siècle des Arts auroit été dessiné d’une manière à-la-fois irrégulière et grande, où certaines parties étonneroient par leur caractère de majesté, tandis que d’autres ne présenteroient à l’œil que de la confusion et des ruines, où les plus belles colonnes seroient couvertes de mousse, et quelquefois à demi ensevelies dans le sable, où l’on retrouveroit de distance en distance des statues de grands hommes, dont les traits auroient l’expression la plus fière, mais mutilées ou imparfaites dans leur ensemble, où tout enfin attestant l’imperfection et le génie, le spectateur, attiré tout à-la-fois et repoussé, éprouveroit presqu’en même temps le plaisir, la douleur, l’admiration et le regret. La Henriade, au contraire, peut se comparer à un Palais élevé par une main sage, et décoré d’une manière brillante, dont toutes les parties offrent le goût et la fraîcheur modernes ; où la magnificence mêle à la grâce, et la richesse à l’élégance ; où les colonnes du marbre le plus poli présentent encore à l’œil l’harmonie des proportions, dont tous les ornemens ont à-la-fois de l’éclat, et qui, sans étonner et remplir l’imagination par sa grandeur, attache cependant et intéresse la vue du spectateur à chaque pas. Déjà même le héros françois est devenu celui de l’Europe. M. de Voltaire a fait adopter Henri IV par toutes les Nations, comme si le bienfaiteur des hommes eût été le Roi de tous les peuples.

C’étoit au théâtre, c’étoit dans le champ cultivé par les Corneilles et les Racines, que M. de Voltaire devoit acquérir la maturité de sa grandeur et de sa gloire. C’est de là qu’est partie cette renommée qui, dans sa marche a parcouru et embrassé l’Europe entière ; c’est de là que les cris d’admiration, prolongés de siècle en siècle, iront encore loin de nous retentir dans la postérité. Ici, Messieurs, en vous parlant du mérite et de la supériorité de M. de Voltaire comme poète tragique, que puis-je vous apprendre ? Je ne puis que m’entretenir avec vous de vos pensées, et vous raconter vos plaisirs. Sa première gloire dans cette carrière a été de s’y frayer de nouvelles routes, après les deux hommes à jamais célèbres qui l’avoient précédé. Presque tous les grands hommes, on le sait trop, semblent frapper la nature et les siècles de stérilité dans le genre où ils ont une fois paru ; c’est qu’ils traînent après eux l’imitation. On diroit que le génie ressemble à ces Rois de l’Orient, dont le malheur et la puissance est de rendre esclaves tous ceux qui approchent d’eux. M. de Voltaire, après Corneille et Racine, a eu comme eux la gloire de donner à son Art un caractère qui lui fût propre. On peut dire que l’Art, sous ces trois hommes célèbres, eut un esprit comme un but différent. Corneille, venu après les longues tempêtes des guerres civiles, et qui, sous Richelieu, avoit encore vu des conspirations et des troubles, l’inquiétude des peuples, l’agitation violente des chefs, et cette lutte sourde et pénible de la politique contre la force, et de la liberté contre le pouvoir absolu ; plein des grandes émotions que donne un pareil spectacle, composa la tragédie en homme d’état : à un peuple fier il parla d’intérêt public, de politique et de grandeur ; et dans cette époque il fit, pour ainsi dire, la tragédie de sa Nation. Mais lorsqu’à de longs ébranlemens eut succédé le calme de l’obéissance ; quand l’agitation des plaisirs eut pris la place de ces mouvemens orageux de la liberté, et qu’une Cour brillante et voluptueuse, en donnant de la pompe à l’antique galanterie françoise, eut embelli l’amour par les Arts, et illustré les foiblesses par le mélange de la gloire ; alors la tragédie, comme la Nation, descendit de sa hauteur. Racine, lui ôtant cette physionomie altière, lui donna des traits plus doux et plus tendres, et ce grand homme fit la tragédie de la Cour de Louis XIV. Dans l’intervalle qui sépara ces deux poètes fameux de M. de Voltaire, et où la tragédie se traîna long-temps sans caractère et sans force, je ne dois pas omettre ici l’auteur célèbre de Rhadamiste et d’Électre, qui a jeté tant d’éclat dans ces deux ouvrages. Mais cet homme singulier dans son talent comme dans ses mœurs, plein d’une vigueur inculte et d’une rudesse originale, fut presque étranger à sa Nation comme à son siècle, et sans rien emprunter d’eux, sans avoir aucun rapport avec tout ce qui l’entouroit, il ne créa que la tragédie de son caractère et de son génie. Enfin, M. de Voltaire parut ; son premier succès l’assura de ses forces, et le montra à sa Nation ; mais il ne trouva point d’abord le genre et la manière qui lui devoient appartenir un jour ; car la première jeunesse, qui paroît être la saison de la confiance et de l’audace, a plus en partage peut-être le courage de caractère, que le courage et l’indépendance du génie, parce que celui-ci n’a pas encore eu le temps de rassembler ses forces, de sonder sa puissance, et que ce n’est que par degrés qu’il est averti de toute sa grandeur.

Ce fut, Messieurs, vous le savez, à l’époque de Brutus, qu’il se fit une espèce de révolution dans ce génie vigoureux et ardent. Il avoit rassemblé tout ce que Paris pouvoit lui donner de goût et de lumières ; il avoit acquis une parfaite connoissance du peuple à qui il étoit obligé de plaire ; peuple délicat et sensible, mais fatigué de plaisirs, avide de toutes les jouissances du talent, et toujours prêt à les combattre ; qu’on ne peut attacher que par la nouveauté, et qui cependant juge tout par la coutume et l’usage, et qu’il faut, pour ainsi dire, enlever à lui-même pour le fixer par des émotions durables et profondes. Il avoit médité les anciens qui, pour le goût sont encore nos législateurs après deux mille ans ; étudié profondément les grands hommes du siècle de Louis XIV, qui le touchoient de plus près, et qui étoient comme sa famille et ses ancêtres. Il avoit fixé long-temps à Londres un œil observateur sur cette Nation à qui son Gouvernement, son climat et ses mœurs ont donné une littérature dont les beautés et les défauts n’ont presque rien de commun avec la nôtre ; chez qui la pensée a quelque chose de plus recueilli et de plus profond, le sentiment est plus sombre, la poésie plus morale ; où l’imagination, presque toujours mélancolique et solitaire, est toujours prête à s’allier à la philosophie ; où la tragédie, faite pour le peuple et pour des hommes qui ont besoin de secousses violentes, parle sans cesse aux yeux, et à l’aide du spectacle, enfonce quelquefois plus avant les traits de la pitié comme de la terreur ; où l’art théâtral, dans sa liberté brute et sauvage, a une sorte d’audace et de fierté que lui donne l’indépendance des lois, et semblable à ces hommes qui se gouvernent toujours par leur caractère, et jamais par des principes, tire souvent de son audace même plus de vigueur et des effets plus terribles et profonds. M. de Voltaire fit comme un législateur qui, après avoir voyagé quelque temps chez un peuple où il auroit trouvé des mœurs fortes, mais à demi-barbares, de grands crimes et de grandes vertus, et les prodiges comme les excès du courage au milieu de l’anarchie ; de retour dans le pays de sa naissance, et voulant donner une législation nouvelle à un peuple civilisé, mais peut-être énervé par sa politesse même, auroit cherché dans son génie un plan de législation qui pût concilier le plus grand degré de force avec la soumission aux lois, et qui, développant toute l’énergie du caractère, lui laissât tous ses avantages en lui ôtant ses abus.

C’est ce problème si difficile à résoudre en politique, que M. de Voltaire entreprit de résoudre dans l’art de la tragédie : avec quel succès ? Vous le savez, Messieurs. Il donna donc plus de rapidité à l’action, plus de force à l’intérêt, plus de précipitation au dialogue, plus d’impétuosité aux sentimens, et en général, je ne sais quoi de plus véhément et de plus terrible au pathétique. Ne sont-ce point là, Messieurs, les effets que vous-mêmes, ainsi que toute la Nation, avez éprouvés au théâtre de M. de Voltaire ? Quand les fantômes de la tragédie eurent-ils plus de pouvoir sur un peuple assemblé ? Quand poursuivirent-ils le spectateur avec plus d’empire, hors même du théâtre, par cette horreur sombre et muette, suite des grandes émotions, et que le spectateur passionné aime à remporter avec lui, comme un sentiment à-la-fois doux et terrible ? N’est-ce pas lui qui a tiré la tragédie parmi nous de cette langueur de galanterie, née des mœurs de la chevalerie antique, dont le ton, perpétué par les romans, et cher à la Cour de Louis XIV, étoit soigneusement conservé par les femmes comme le reste de leur empire, par les hommes comme un vieux titre de noblesse ; que Racine et Corneille avoient consacrée au théâtre par leur exemple, et dont heureusement leurs foibles imitateurs nous ont laissé sentir le ridicule par leur impuissance à mêler de grandes beautés à ces défauts ? N’est-ce pas lui qui a pour jamais assuré la dignité de la tragédie contre ce mauvais goût, en créant et en développant ce principe, qui fut un des secrets de son génie, que jamais l’amour, au théâtre, n’est fait pour la seconde place, et qu’il doit, ou n’y point paroître, ou y dominer en tyran : et qui a mieux rempli ce précepte que celui même qui l’a donné ?

On peut dire que M. de Voltaire, après Racine, a rajeuni la passion de l’amour au théâtre : mais tous les deux l’ont traité d’une manière différente. Racine, avec l’art le plus insinuant et le plus doux, en a montré les nuances et les traits les plus délicats ; ce n’est que dans les trois rôles admirables d’Hermione, de Roxane, et de Phèdre, qu’il en a peint les orages et les fureurs. M. de Voltaire attache moins l’esprit par tous ces développemens si profonds et si fins, qui semblent pour chacun l’histoire secrète de ses foiblesses ; il peint l’amour à plus grands traits, il mêle plus de pathétique à cette passion, dont il fait naître de plus grands malheurs comme de plus grands crimes. L’amour, dans Racine, est peut-être plus uniforme, parce qu’il représente presque toujours avec les couleurs générales de tous les pays et de tous les siècles. J’en excepte le rôle sublime de Roxane, où il a marqué fortement la nuance particulière des intrigues d’un sérail, et cette tendresse menaçante toujours prête à s’armer du poignard du despotisme. M. de Voltaire, dans la peinture de cette passion, a peut-être moins heureusement exprimé cette nature générale, qui est comme le premier trait du dessin ; mais il en a saisi et tracé avec plus de force les différences locales qui naissent des mœurs des peuples et de la diversité des climats comme des temps. Enfin, une différence singulière et frappante entre ces deux poètes célèbres, c’est que dans Racine les trois rôles passionnés, et où l’amour est véritablement terrible et tragique, sont des rôles de femmes, et presque tous les rôles d’amans sont des rôles doux, tendres, et que ses critiques ont même accusés d’un peu de foiblesse. M. de Voltaire, au contraire, a donné aux femmes cette sensibilité douce et tendre, et à ses amans les traits d’une passion énergique, impétueuse et profonde. D’où a pu naître cette différence entre deux hommes de génie ? Racine, familiarisé avec les chef-d’œuvres de l’antiquité, a-t-il voulu suivre les traces et l’esprit des Anciens, qui n’ont jamais donné cette grande passion de l’amour qu’à des femmes, et ont paru croire que les agitations terribles et l’excès de ce sentiment, ne pouvoient qu’avilir un héros ? Ou ce peintre ingénieux et profond du cœur humain a-t-il pensé que les femmes, à qui la nature a donné une imagination plus vive et un cœur plus sensible, les femmes, dont tous les désirs sont plus impétueux par la contrainte même qui les irrite, dont l’ame se soulève plus contre les obstacles, par le sentiment même de leur foiblesse, sont par-là plus susceptibles des tourmens d’une passion malheureuse, de ces orages du cœur qui le bouleversent et le précipitent en un instant par un flux et reflux rapide, vers toutes les extrémités contraires ? Peut-être aussi que ce grand homme, né avec l’ame la plus tendre, passionné pour les grâces et la beauté, se plaisoit à retracer dans les femmes toute la violence et l’emportement de l’amour. Son imagination avoit besoin de les peindre, comme son cœur de les aimer, et lui-même jouissoit avec délices des larmes que son talent faisoit verser pour elles. M. de Voltaire, marchant après lui, pour trouver de grands effets qui lui appartinssent, dut suivre une route différente. Il transporta donc aux hommes tous les mouvemens tragiques des passions. On sait qu’en général un de ses principes de goût étoit de donner aux femmes les traits de la douceur plutôt que ceux de la force, et tout ce qui pouvoit séduire plutôt que ce qui pouvoit étonner ; et il faut convenir que, dans ce genre, Zaïre est le modèle de la séduction la plus aimable, comme de la grâce la plus touchante. À l’égard de tous ces rôles passionnés qu’il a tracés avec tant de vigueur, peut-être que son imagination n’a fait que transporter aux héros de ses tragédies cette même impétuosité de caractère qu’il sentoit au fond de son cœur, et qui eût animé ses passions, si ses travaux immenses ne l’eussent distrait du sentiment de l’amour. Ne sait-on pas que dans tous les Arts à qui un grand homme imprime un caractère particulier, ce caractère dépend toujours de l’empreinte originale et primitive qu’il a reçue lui-même des mains de la nature ? La nature, en l’organisant et en lui donnant les passions qui doivent l’enflammer, a dessiné, pour ainsi dire, au-dedans de lui un modèle qu’il ne fait que manifester au-dehors par ses travaux, et dont ses différentes créations ne sont que la copie vivante et animée. C’est ce qui, dans tous les genres, distingue l’homme de génie de celui qui ne l’est pas. Celui-ci emprunte son modèle, et va le demander à tout ce qui a existé avant lui ; il ne fait que des copies mortes. L’autre a dans lui-même, comme la nature, une puissance intérieure et active qui pénètre ses ouvrages, et leur donne à-la-fois la forme, la vie et le mouvement.

M. de Voltaire étoit destiné à agrandir le champ de la tragédie parmi nous. C’est lui qui le premier a fait entendre ces cris déchirans et terribles sortis du cœur d’une mère ; qui a osé substituer les transports de la nature à ceux de l’amour ; qui a fait frémir et pleurer sans le secours de cette passion, qui jusqu’alors étoit regardée comme la seule dominatrice du théâtre. C’est lui qui, dans Sémiramis, a donné le premier exemple de ce merveilleux effrayant et sombre, qui tout-à-fois épouvante et attire la foible imagination de l’homme, espèce de magie dont les ressorts sont placés hors des bornes de la nature ; où un grand poète, élevant tous ses spectateurs jusqu’à lui, fait croire à leurs ames troublées des prodiges que leur raison rejette, et instruit de la manière la plus frappante cette classe d’hommes qui, assez puissans pour commettre des crimes, sont assez malheureux pour n’avoir pas de juges sur la terre. N’est-ce pas lui encore qui, mêlant, pour ainsi dire, la peinture à la tragédie, a mis le premier sous nos yeux des tableaux, ou pathétiques, ou terribles, et renforcé l’illusion de l’ame par celle des sens ? Mais avec quel art il a distingué les momens d’action qui deviennent plus effrayans ou plus majestueux quand on les voit, de ceux que les prestiges de l’imagination doivent embellir ou créer, et qu’il ne faut point voir pour en être frappé d’une manière plus puissante ! C’est lui enfin qui, mettant sur la scène beaucoup de Nations qui n’y avoient point paru jusqu’alors, a conquis, pour ainsi dire, à la tragédie, presque tous les peuples de la terre, et toutes les richesses de l’histoire. Ainsi, il a suppléé par la variété des mœurs, à celle des passions, et par la nouveauté des intérêts à celle des situations tragiques, dont le nombre s’épuise et diminue tous les jours.

Un sage qui, dans Athènes, appliqua l’éloquence à la philosophie, et la philosophie à la législation, Platon, en examinant l’influence de la poésie et des Arts sur les mœurs publiques, ordonne que la tragédie, sur le théâtre, fasse les fonctions de la loi, en punissant le crime, en honorant la vertu. Cette idée sublime, qui semble élever le poète au rang de magistrat et de législateur, avoit été remplie par les Corneilles et les Racines, dans les dénouemens de leurs pièces. M. de Voltaire a fait plus ; il a fait de la tragédie entière une école de philosophie et de morale, de cette morale universelle, faite pour les peuples et les Rois, et pour toutes les Nations comme pour la sienne. Alzire, Mahomet, Sémiramis, l’Orphelin de la Chine, sont des pièces de ce genre ; et dois-je craindre d’être démenti parmi vous, Messieurs, si j’ose dire que de tels ouvrages peut-être sont plus puissans que les lois pour adoucir les mœurs, pour changer l’esprit d’un peuple, pour lui inspirer une horreur salutaire des grands crimes ? Solon ordonna, par une loi expresse, qu’on lût tous les ans l’Iliade dans Athènes. Si on doit préférer le génie qui éclaire et adoucit les hommes, le peintre de Henri IV, d’Alvarez et de Zopyre, mériteroit bien mieux cet honneur parmi nous ; mais ici le plaisir même tient lieu de loi, et l’admiration publique remplace les ordres du législateur.

M. de Voltaire, en transportant à la tragédie ces grandes beautés philosophiques et morales, a donc créé la tragédie de son siècle ; mais ici encore il faut remercier son génie, de ce qu’en donnant ce nouveau caractère au genre tragique, il ne l’a point dénaturé. On sait que la comédie, qui par la pente et l’esprit général du siècle a subi la même révolution parmi nous, n’a point été aussi heureuse ; qu’en devenant plus morale, elle est aussi devenue plus froide, et qu’à force d’instruire elle a perdu cette verve de plaisanterie qui fait son caractère. L’imagination brûlante et rapide de M. de Voltaire a préservé la tragédie d’un pareil danger. Semblable au feu qui transforme tous les corps en sa propre nature, son génie a rendu la morale même sensible et passionnée, comme le génie de Molière, dans Tartuffe, a su la rendre originale et vraiment comique.

Telle a été, Messieurs, l’influence de M. de Voltaire dans la tragédie, dans cet Art qu’on peut véritablement appeler le sien, quoiqu’il n’y ait pas régné seul, parce qu’on sent que c’étoit là qu’étoit marqué son empire. On sent qu’il lui appartenoit par les droits de la nature, et que c’est le sort des hommes doués de cette force et de cette véritable puissance du génie, de se rendre les propriétaires immortels de tout ce qu’ils touchent. L’on a reproché à cet homme célèbre, je ne le dissimulerai point, d’avoir quelquefois sacrifié la vraisemblance à la beauté des situations, et négligé la régularité des plans pour la grandeur des effets : il ne m’appartient ni de le condamner ni de l’absoudre ; l’univers et le temps, voilà les deux seuls juges des grands hommes. Mais je demanderai au peuple assemblé, qui pleure et frémit à la représentation de ses chef-d’œuvres, laquelle de ces situations si belles il voudroit retrancher, pour n’avoir point à se reprocher ses larmes. Je demanderai si, au théâtre, le jugement des pleurs ne l’emporte pas sur celui de la raison ; si le premier talent de cette espèce d’enchanteur qu’on nomme poète n’est pas celui de l’illusion, et la première vérité celle du sentiment. Je demanderai s’il n’en est pas des grandes productions des Arts comme de celles de la nature, où quelquefois une irrégularité heureuse amène une sorte de merveilleux qui en impose, et une magnificence d’effets qui étonne et subjugue l’imagination. Ce n’est pas que dans cette assemblée, et parmi vous, Messieurs, qui êtes les dépositaires et les gardiens de tous les principes des Arts, j’invite le talent à s’affranchir de ces règles, qui ne sont que la marche ordinaire du génie, observée par le goût. Sans doute le poète et l’Artiste doivent aux règles le même respect que le citoyen doit aux lois ; mais dans les républiques les mieux constituées, n’a-t-on pas vu quelquefois l’enthousiasme patriotique s’élever au-dessus des lois, et pour me servir de l’expression du président de Montesquieu, la vertu s’oublier un moment, pour se surpasser elle-même ? Alors, n’en doutons pas, elle se justifie, par sa grandeur et ses succès, et si M. de Voltaire étoit encore vivant, et qu’il pût entendre ces reproches, il pourroit, dans un autre genre, imiter Scipion qui, accusé devant le peuple d’avoir violé la loi, au lieu de répondre, se contenta de rappeler ses victoires ; et lui aussi, il auroit le droit de dire comme le romain : Montons au Capitole, et allons rendre grâce aux Dieux.

Si l’on parloit d’un autre homme que de M. de Voltaire, qui pourroit croire, Messieurs, que le génie ardent et passionné qui en avoit fait un si grand poète tragique, lui eût permis de se plier à des genres qui demandent presque dans l’esprit des qualités contraires ? Il semble que cette même imagination par laquelle il dominoit sur nous d’une manière si impérieuse, exerçoit sur lui le même empire ; qu’elle lui donnoit le besoin de peindre au-dehors tout ce qui frappoit sa pensée, et que tous les genres devoient un tribut à sa gloire. Si dans le peu de comédies qui lui sont échappées, et qui étoient comme un jeu de son esprit et un délassement de ses travaux, il ne s’est pas mis à côté des hommes célèbres qui se sont distingués parmi nous dans cette carrière, il y a du moins porté le mérite de l’intérêt, de la grâce, d’un dialogue piquant et d’un style plein d’imagination, dans sa familiarité même. Aussi y a-t-il eu des succès. On se souvient encore de l’impression d’étonnement et de plaisir que fit L’Enfant prodigue à sa nouveauté, comme une production singulière et presque sans modèle. Nanine nous attache encore tous les jours et nous intéresse ; l’Écossoise, le meilleur peut-être de ses ouvrages dans ce genre, et qui a le plus le mérite de la comédie, rappèle souvent le spectateur par le tableau singulier qu’elle lui offre, et sur-tout par la peinture d’un des caractères les plus originaux qu’il y ait au théâtre ; celui d’un négociant riche et brusque, qui a de la bonté par politesse, ignore ou méprise toutes les conventions, prodigue les bienfaits, et manque à tous les égards ; que ceux qu’il oblige seroient presque tentés de haïr, s’ils n’étoient forcés à l’admirer, qui est sensible sans qu’il s’en doute, comme il est singulier sans le savoir, et ne s’étonne de rien que de l’étonnement et de l’admiration que ses procédés inspirent. Quand on ne le sauroit pas, on devineroit aisément que ce caractère est étranger à notre Nation. Ici M. de Voltaire imita Térence, qui peignoit à Rome les mœurs de la Grèce.

Je m’abandonne, Messieurs, au plaisir de suivre dans ses différentes routes ce génie extraordinaire et singulier qui, dans les genres même où il n’a point échappé à la critique, a su se créer un mérite qui n’étoit point à d’autres, et remplacer par des beautés nouvelles celles qui lui manquoient. C’est sous sa main que notre poésie a su prendre à-la-fois tous les tons ; c’est lui qui a créé parmi nous les modèles de cette poésie philosophique dont Lucrèce donna l’exemple aux Romains, qui immortalisa le génie de Pope en Angleterre ; que la patrie du Dante, de l’Arioste et du Tasse n’a point cultivée ; que le siècle brillant de Louis XIV ignora lui-même, et qui sans doute eût réconcilié avec l’art des vers le génie mâle et vigoureux de Pascal, si elle eût été connue de son temps. Boileau, le poète de la raison et du goût, dans ses belles épîtres morales, donna des préceptes à l’homme ; mais lui qui osa tenter en vers plusieurs hardiesses heureuses, n’avoit jamais entrepris de peindre les idées abstraites de la métaphysique avec les couleurs de l’imagination, ou d’embellir la physique même du charme des vers. M. de Voltaire l’a tenté avec succès. La poésie françoise, jusqu’alors circonspecte et timide, s’est étonnée de prendre un nouvel essor ; elle a parlé quelquefois le langage des Lokes et des Schaftesburys ; transportée dans les cieux de Newton, elle a tracé en vers pleins de majesté les mouvemens et les orbites des astres, a monté sur le char du soleil pour en peindre les couleurs, et en a pris, pour ainsi dire, l’éclat et la magnificence.

Dans cet homme singulier, tout est contraste. On diroit qu’il se joue de son imagination et de son talent, et qu’il lui donne toutes les formes, pour nous donner toutes les illusions. Qui a su conter en vers d’une manière plus agréable, quoique si différente de celle de La Fontaine ? On ne peut point dire que dans ce genre l’un égale ou surpasse l’autre ; ils n’ont point de mesure commune ; ils n’ont de rapport entre eux que celui d’attacher et de plaire. Si on vouloit les comparer, il seroit beaucoup plus aisé de saisir ce qui les distingue que ce qui les rapproche. La Fontaine conte avec une sorte d’ingénuité aimable qui s’empare doucement de votre attention ; M. de Voltaire, avec une finesse piquante et qui réveille l’esprit à chaque instant. L’un dans sa marche se repose, s’arrête, mais vous aimez à vous arrêter avec lui ; son repos a autant de charme que son mouvement ; l’imagination rapide de l’autre vous entraîne, vous même par des routes plus singulières et plus imprévues, qui par-là même deviennent plus courtes. La Fontaine semble conter pour lui-même ; M. de Voltaire n’oublie jamais qu’il conte pour les autres. Tous deux sont peintres dans leurs récits, mais les traits de l’un ont plus de naïveté, et ceux de l’autre plus de force. Souvent La Fontaine indique le tableau, et M. de Voltaire le compose ; leur gaieté ne se ressemble pas, leur grâce même est différente. Celle de La Fontaine a plus d’abandon, et pour ainsi dire plus d’oubli d’elle-même ; c’est celle de l’enfance ou de la beauté qui s’ignore ; la grâce, chez M. de Voltaire, a plus de physionomie, et son charme, quoique naturel, semble plus fin ; on voit qu’elle a reçu l’éducation de la société et des Cours. Enfin, quoique tous deux aient de la négligence, cette négligence n’est pas la même ; dans La Fontaine, elle tient au caractère de son esprit comme de son ame, à une mollesse aimable, qui est plus enchantée du repos que de la gloire, et ne veut point acheter une perfection au prix d’un effort ; dans M. de Voltaire, elle semble fixée par la chaleur même de son imagination, qui ne lui permet pas de s’arrêter, peint toujours de premier mouvement, n’achève pas pour créer encore, et toujours plus pressé de produire, lui fait oublier l’idée qu’il vient de tracer pour la nouvelle idée qui le frappe, précipitant à-la-fois sa marche, son style, et son lecteur avec lui.

Mais si dans le conte et le récit familier ou plaisant, on peut lui opposer La Fontaine parmi nous, et l’Arioste chez les Italiens, qui peut-on lui comparer dans les poésies légères, et qu’on appelle de société ? Il sembloit que la supériorité dans ce genre devoit appartenir de droit au siècle et à la Cour brillante et polie de Louis XIV. M. de Voltaire lui a enlevé cette gloire, et les Chaulieux, les Lafares, les Hamiltons, n’ont plus que le second rang. Ce qui le caractérise dans ces sortes d’ouvrages, ce n’est pas seulement la précision, l’élégance, la facilité, l’esprit, qualités communes à ses autres poésies comme à celles-là ; c’est le choix le plus piquant et le plus fin de la langue familière, qui sous sa main acquiert la sorte de noblesse que la grâce donne ; c’est l’heureux accord des images du poète avec le ton de la conversation la plus aimable ; ce sont les tournures les plus imprévues, et comme des saillies d’imagination qui, outre le mérite de la surprise, ont encore celui du naturel, parce qu’on voit bien qu’elles ne sont que le mouvement et la marche de son genre d’esprit ; c’est le tact le plus délicat de toutes les convenances ; c’est dans la plaisanterie avec les grands et les femmes (deux sortes de puissances dans la société) une hardiesse mesurée, et que le goût le plus sûr ne manque jamais d’avertir à temps du point où il faut s’arrêter ; c’est enfin tout ce que l’art le plus réfléchi sembleroit devoir trouver à peine en le cherchant, et que M. de Voltaire laissoit tomber en se jouant, et presque sans y penser, de sa plume brillante et facile. Aussi la haine et l’envie, qui lui ont tout disputé, n’ont pas osé même lui disputer ce succès. Une fois, elles ont été forcées d’être justes. M. de Voltaire nous rappelle Alcibiade exilé et proscrit après des victoires, mais qui subjugua les Athéniens par ses agrémens.

Arrêtons-nous un moment, Messieurs, pour considérer ici d’une vue plus générale le sort de la poésie françoise, et les obligations qu’elles eut à cet homme célèbre. Parvenue à son plus grand éclat sous un règne où tout prit de la hauteur et de la dignité, elle parut à la fin s’obscurcir avec lui, comme si elle étoit destinée à suivre dans sa marche et dans sa décadence la grandeur politique de l’état qui l’avoit vue naître. Peut-être qu’en effet le génie de la poésie a besoin d’un certain éclat de prospérité publique qui élève à-la-fois et enflamme les imaginations. Il faut que le Monarque, entouré du bonheur, puisse au moins fixer sur elle des regards sereins. Mais Louis XIV, dans la caducité de l’âge et du malheur, l’ame flétrie par les disgrâces et les chagrins, environné des tombeaux de ses enfans et des ruines de son royaume, livré dans l’intérieur de ses Palais à cette tristesse solitaire d’un vieillard qui a perdu ses goûts, et d’un Roi qui survit à ses succès ; Louis XIV, dans cet état, étoit bien loin des beaux jours de sa jeunesse où son ame heureuse s’ouvroit à tous les plaisirs des Arts comme à ceux de la grandeur, où il aimoit à ranimer d’un regard le génie éteint du vieux Corneille, et à reconnoître son cœur dans les peintures touchantes de Racine ; où le Monarque indiquoit à Quinault le sujet et le plan d’Armide ; où Molière persécuté mettoit le Tartuffe sous l’abri du trône. Ils n’étoient plus ces jours de plaisir et de gloire, où les chef-d’œuvres du génie servoient d’embellissement aux fêtes des héros. La poésie s’éclipsoit de toutes parts, Rousseau seul, par un grand talent dans un genre que le siècle de Louis XIV lui avoit laissé, et qui n’avoit point été cultivé avec succès depuis Malherbe, Rousseau, né pour l’harmonie et les images, comme pour la pompe et la fermeté du style, seul, rappeloit encore le beau siècle qui s’étoit écoulé, et soutenoit la poésie dans cette décadence générale qui la menaçoit. La régence et les mœurs qui la suivirent, ne lui furent pas plus favorables, car la poésie, sans être austère, pour conserver tous ses charmes, veut de la liberté sans licence ; elle a besoin que la sensibilité se mêle à l’amour, et la décence à la volupté. Dans le même temps, des hommes célèbres, plus distingués par leur esprit que par leur imagination, et trop accoutumés à mettre la finesse à la place du sentiment, formèrent entre eux une espèce de conjuration contre la poésie, ils la traitèrent comme une usurpatrice qui s’étoit prévalue de l’enfance de la raison humaine, pour obtenir trop long-temps un empire et des droits qui ne lui appartenoient pas. Tout sembloit les seconder, leur mérite et leur considération personnelle, qui ajoutoit un nouveau poids à leur opinion ; cette espèce de rivalité qui s’élève presque toujours entre un siècle fameux qui n’est plus et le siècle qui lui succède ; la pente trop naturelle des hommes à se dégoûter de leurs plaisirs, et à moins estimer ce qu’ils possèdent ; le besoin de chercher de nouveaux genres, par la difficulté d’égaler les grands hommes déjà connus ; enfin, cet esprit général de philosophie et de raison, qui commençoit à devenir le caractère dominant du siècle ; et l’on vouloit armer la raison contre la poésie, comme en politique on cherche à désunir des alliés qui ont besoin l’un de l’autre, et qui seroient sûrs de multiplier leurs forces en s’unissant. C’est au milieu de toutes ces circonstances, qui sembloient devoir précipiter la chute de la poésie françoise, que M. de Voltaire, presque seul, en a soutenu la gloire avec tant d’éclat. Pendant un demi-siècle, ce génie vigoureux l’arrêta sur le penchant de sa ruine. Il sut attacher, par le charme de ses vers, toutes les classes de lecteurs, offrant à chacune tout ce qui pouvoit lui plaire ; aux femmes les agrémens et la molle facilité de leur esprit ; aux sociétés du monde et de la Cour, leur ton ; aux philosophes leurs idées ; aux hommes d’imagination la richesse des couleurs et la variété des tableaux ; aux ames sensibles, ces passions énergiques et brûlantes qu’il est aussi rare de ressentir que de peindre, et dont l’image nous plaît encore par le souvenir délicieux des plaisirs ou des tourmens qu’elles nous ont fait éprouver. C’est ainsi qu’il a conservé cinquante ans, et transmis jusqu’à nous, le grand dépôt de la poésie françoise que lui avoit remis le siècle de Louis XIV ; entretenant par son génie le feu sacré, jusqu’à l’époque où le renouvellement de l’éloquence, l’étude de l’histoire naturelle, les grands tableaux de la nature, présentés sous les pinceaux fiers et hardis d’un philosophe poète, la renaissance du goût pour les anciens, le commerce même et les richesses de la littérature étrangère ont paru ranimer dans la génération nouvelle le goût et le talent des vers, et sur-tout cette poésie pittoresque et d’images, dont plusieurs d’entre vous, Messieurs, dans des ouvrages distingués, ont déjà donné des modèles à la Nation.

Avant M. de Voltaire, presqu’aucun de nos poètes célèbres n’avoit eu le mérite d’écrire d’une manière supérieure en prose, et si l’on consulte les annales littéraires de tous les peuples, on verra que ces deux genres de gloire avoient été presque toujours séparés. Chez les Grecs, Hérodote et Thucidide n’eurent point le talent des vers, ni Euripide et Sophocle celui d’écrire l’histoire. Platon, qui dans Athènes fut l’Homère des écrivains en prose, s’étoit essayé dans la tragédie et l’épopée, sans y réussir. Cicéron eut besoin de s’absoudre de la médiocrité de ses vers par la beauté de ses discours. Chez les modernes, Machiavel en Italie, Adisson en Angleterre, et Racine en France, avoient été presque les seuls qui avoient paru annoncer un talent supérieur dans les deux genres ; mais tous trois en cultivèrent un de préférence, et parurent presque négliger l’autre. Il étoit réservé à M. de Voltaire de s’acquérir une gloire éclatante dans tous les deux. Il eut, comme tous les grands écrivains, une prose qui ne fut qu’à lui, et dont le caractère même fut tout-à-fait différent de celui de ses vers. Il étoit comme impossible de mieux dissimuler sa qualité de poète. Il n’en retint que ce degré d’imagination qu’il faut pour donner du coloris à la pensée, et du mouvement au style ; mais ces couleurs furent douces, et ce mouvement fut tempéré ; il savoit à propos mettre de l’économie dans l’usage de ses forces, comme il savoit au besoin les déployer tout entières.

Parmi tant de genres si variés, auxquels M. de Voltaire appliqua ce nouveau talent, j’en distingue un plus important par son objet comme par son étendue, et où cet homme célèbre n’a pu s’arrêter sans y laisser l’empreinte du génie qui trace des sillons nouveaux, et change les routes où l’habitude se traînoit depuis des siècles : ce genre est l’histoire. La littérature françoise, qui avoit fait des progrès si éclatans sous Louis XIV, et avoit paru si féconde en grands hommes, (chose singulière) dans ce genre seul étoit demeurée impuissante et stérile, soit que l’esprit monarchique, en général, soit peu favorable au génie de l’histoire, dont l’esprit fier et indépendant doit être libre comme la vérité, oublier les titres pour ne peser que les actions, et juger les rois comme les peuples ; soit que dans la monarchie où tous les ressorts politiques sont cachés et les causes des événemens sont presque toujours le secret du trône, l’historien se trouve réduit à former des conjectures au hasard, ou à ne présenter que des faits sans chaîne et sans liaison ; soit enfin que l’esprit général du siècle de Louis XIV, cet esprit d’adoration et d’enthousiasme que la grandeur du prince avoit inspiré aux sujets, esprit très-propre à former des orateurs, des poètes, des peintres, des sculpteurs, enfin tous les talens des arts où l’embellissement et l’exagération peuvent avoir lieu, fût, par ce caractère même, moins propre à former le talent de l’historien, dont le premier devoir est d’être sans passion, et pour qui l’enthousiasme est de tous les écueils peut-être le plus dangereux. Aussi ce siècle célèbre fut le siècle du panégyrique, et non de l’histoire. Il fit naître des Pélissons et des Bossuets, et non des Tite-Lives et des Tacites. Ce champ restoit donc tout entier pour notre siècle, et M. de Voltaire s’en est emparé. La muse de l’Histoire remit son pinceau à la même main qui sut tracer la Henriade, Zaïre, Mahomet, et cette foule d’ouvrages agréables dans tous les genres. Avec ce pinceau rival de celui des anciens, M. de Voltaire dessina d’abord une figure altière, qui unissoit à tous les traits de la jeunesse la hauteur d’un conquérant, traînant après elle une admiration mêlée de terreur, faisant et défaisant des rois, repoussant d’une main sévère les plaisirs, entourée de toutes les vertus qui tiennent à la force et peuvent se concilier avec la guerre, calme et sanglante au milieu des batailles, et l’air serein, quoique le visage brûlé du feu des combats : cette figure étoit celle de Charles XII. Il en dessina bientôt une seconde aussi fière, mais plus calme, et d’une tranquillité majestueuse ; elle ébranloit aussi des états par ses armes, mais sembloit elle-même placée hors du mouvement, quoiqu’elle le fit naître. Le génie et la valeur, à qui elle paroissoit commander en souveraine, venoient déposer à ses pieds les drapeaux des peuples vaincus, en la remerciant d’avoir bien voulu se servir de leurs mains pour augmenter sa gloire ; elle avoit à côté d’elle les arts et les plaisirs ; les plaisirs respiroient la grandeur, et les Arts suspendoient leurs chef-d’œuvres autour du trône parmi des trophées ; enfin, elle étoit escortée d’une foule de grands hommes qu’elle sembloit inspirer d’un de ses regards, et qui à leur tour réfléchissoient sur elle tout l’éclat dont ils étoient entourés. Cette figure imposante étoit celle de Louis XIV. Enfin, dans une composition plus vaste et plus grande, il dessina le tableau du genre humain tout entier, depuis les siècles barbares, et conduit à travers tant de révolutions et de malheurs, jusqu’à cette époque des arts et des lumières qui semble promettre une félicité nouvelle aux nations. Tels sont les trois monumens historiques élevés par les mains de M. de Voltaire, et qui tous les trois sont des ouvrages les plus distingués de la littérature françoise ; il s’y place à côté des plus grands modèles, par cette éloquence naturelle et mesurée qui convient à l’histoire, par l’art de répandre de l’intérêt sur ses récits, par le talent de préparer et d’enchaîner les faits, talent aussi nécessaire à l’historien qu’au poète dramatique, et qui, dans les deux genres, fonde également la vraisemblance ; enfin, par la manière dont il juge les événemens et les hommes ; et c’est peut-être un des caractères les plus frappans de ce génie singulier. Celui qui dans la tragédie a une imagination si impétueuse et une ame si passionnée, dès qu’il écrit l’histoire, n’a plus qu’une raison calme. On n’aperçoit dans l’historien aucun de ces élans d’une ame ardente, et de ces éclairs d’imagination qui font souvent son caractère et son charme comme poète. La raison alors vient soumettre à une loi exacte ses jugemens comme son style ; et celui même de tous ses ouvrages historiques où le sujet et le caractère principal devoient plus donner à l’historien des souvenirs du poète, je veux dire l’histoire de Charles XII, est peut-être celui de tous dont la composition générale est la plus austère. Jamais les fautes et les erreurs brillantes où la séduction de la gloire entraîne un jeune homme et un héros, ne furent mieux appréciées que dans cet ouvrage, sans que l’imagination, qui peut-être en est éblouie en secret, dicte jamais son jugement à la raison.

L’histoire moderne avant lui, vous le savez, Messieurs, portoit encore l’empreinte de ces temps barbares où les oppresseurs et les tyrans des nations seuls étoient comptés parmi l’espèce humaine ; où le peuple et tout ce qui n’étoit qu’homme, n’étoit rien. Les gouvernemens avoient changé : l’homme étoit du moins rentré dans une partie de ses droits ; mais l’histoire, frappée encore de l’esprit de l’antique servitude, sans faire un pas en avant, sembloit restée au siècle de la féodalité ; elle n’osoit en quelque sorte croire l’affranchissement du peuple, et le repoussoit de ses annales, comme autrefois esclave il étoit repoussé de la cour et des palais de ses tyrans. C’est M. de Voltaire, Messieurs, qui le premier a senti, a marqué la place que la dignité de l’homme devoit occuper dans l’histoire. Il a donc voulu que l’histoire, désormais, au lieu d’être le tableau des cours et des champs de bataille, fût celui des nations, de leurs mœurs, de leurs lois, de leur caractère, et il a lui-même exécuté ce grand projet. Polybe avoit écrit l’histoire guerrière ; Tacite et Machiavel l’histoire politique ; Bossuet l’histoire religieuse ; M. de Voltaire écrivit le premier l’histoire philosophique et morale : aussi cet homme extraordinaire, qui a renouvelé parmi nous presque tous les champs de la littérature, a fait par son exemple une révolution dans l’histoire. On s’est empressé de suivre ses traces, comme tous les navigateurs de l’Europe suivirent en foule les traces de Colomb, dans les routes qu’avoit devinées son génie, et chacun est venu partager les dépouilles de ce nouveau monde de l’histoire, ouvert à notre siècle. Tous les ouvrages faits dans ce genre sont autant d’hommages rendus à M. de Voltaire ; et parmi les écrivains qui l’ont imité, il a la gloire de compter aussi des hommes célèbres, soit en France, soit en Angleterre, à-peu-près comme ces rois conquérans, qui, outre la multitude qu’ils trainoient dans leurs armées, comptoient aussi des rois sous leurs drapeaux.

Il ne restoit plus qu’un succès à M. de Voltaire, c’est celui du roman, et il ne l’a point dédaigné, parce qu’il ne dédaigna jamais aucune sorte de gloire. Ce genre, qui a subi tant de révolutions, étoit destiné à en éprouver encore une nouvelle sous la main qui a donné un nouveau caractère à tout. Il est à remarquer que le peintre de Zaïre et d’Aménaïde, l’écrivain qui a parlé de l’amour avec tant de charmes, et quelquefois avec une galanterie si douce, a pour ainsi dire ôté l’empire du roman aux femmes, qui de tout temps y avoient régné. Il en a fait un conte pour les sages qui veulent s’instruire, et il les instruit presque toujours en leur présentant une suite de tableaux rapides, où il trace, en courant, les préjugés, les erreurs, les usages ridicules des peuples, les désordres de la société, et plutôt des vices que des passions. Avide de faire la satire de l’homme dans tous les pays comme dans tous les rangs, il semble craindre que l’homme quelque part ne lui échappe et ne trouve un asile contre ses traits : il le poursuit par-tout, parcourt les ridicules du globe entier, passant d’un monde à l’autre, rapprochant ce qui peut-être ne le fut jamais par la nature, mais créant l’illusion par la magie de ses pinceaux ; étonnant sans cesse par des oppositions de scènes et de contrastes d’opinions ou d’idées ; trouvant le côté plaisant des plus grands objets, et le côté philosophique des plus petits. M. de Voltaire, dans ce genre d’ouvrage, qui de tous est peut-être celui qui peint le mieux son esprit naturel et son imagination, a pressé, pour ainsi dire, et serré le ridicule, comme dans la tragédie il a pressé le pathétique et l’intérêt. Ainsi, le roman, sous sa main, par une sorte d’association nouvelle, et qui n’étoit réservée qu’à lui, réunit à-la-fois le génie de l’histoire, celui de la comédie, celui de la satire, celui de la philosophie morale, et quelquefois le merveilleux des orientaux, qui devient philosophique par les grandes leçons qu’il en tire, en même temps qu’il plaît et qu’il étonne par l’empire inévitable que tout merveilleux a sur son imagination.

Après tant de travaux si opposés, que manquoit-il à cet homme extraordinaire que d’avoir voulu voyager dans les sciences, et annoncer les découvertes de Newton ? Ce seroit à l’écrivain philosophique, au géomètre créateur qui a lui-même confirmé les découvertes du philosophe anglois, et que je vois assis parmi vous, Messieurs, parce qu’au génie des plus hautes sciences, il joint le mérite d’une littérature également fine et profonde ; ce seroit à lui d’apprécier les efforts de M. de Voltaire en ce genre. Quelque jugement qu’on porte de cet ouvrage, il aura droit d’étonner, quand on le rapprochera de tous les autres. Les Grecs remercièrent Alexandre de ce qu’après avoir tout parcouru et tout vaincu, il leur avoit montré les Indes, quoiqu’il ne les eût pas conquises.

Cette monarchie universelle des talens, cet empire composé de tous les empires réunis, avoit été sans modèle et sans exemple dans les quatre grands siècles des arts qui avoient précédé celui-ci. Le siècle fameux de Louis XIV ne vit personne qui osât même aspirer de loin à cette conquête générale, et l’ambition qui veut tout dominer, parut alors n’appartenir qu’au Souverain : c’est que la force politique, principe de l’agrandissement des rois, étoit alors fondée depuis long-temps, au lieu que dans l’empire des lettres et des arts, tout commençoit à naître : il falloit d’abord tout créer. Le génie de l’invention, ce génie qui apparoît toujours à l’homme au sortir des temps barbares, rarement s’égare et se disperse à-la-fois sur plusieurs objets ; il repose sur un seul genre qu’il féconde par ces méditations profondes et lentes, créatrices des grandes idées : telle est l’occupation et l’ouvrage du premier siècle des arts. Mais quand tous les chemins sont ouverts, toutes les carrières tracées, alors le génie peut concevoir le vaste dessein de tout embrasser et de tout réunir : et ce qui prouve, Messieurs, que c’est là le progrès naturel ou de l’ambition ou du talent, c’est qu’à la fin du dernier siècle, et à la naissance du nôtre, deux hommes d’un mérite distingué, avant M. de Voltaire, avoient osé tous deux former ce grand projet ; mais tous deux furent comme ces guerriers entreprenans et hardis que l’on rencontre quelquefois dans l’histoire, qui, n’ayant reçu de la nature, ni tout le talent, ni tout le génie de leur ambition, ont échoué parce qu’ils exécutoient avec foiblesse ce qu’ils projetoient avec audace, mais cependant ont frayé la route à d’autres. La Motte et Fontenelle avoient tracé le plan de la conquête, et M. de Voltaire l’a exécuté.

Mais comment a-t-il pu rassembler tant de forces dont il avoit besoin ? Comment un seul homme a-t-il pu suffire à tant de travaux ? La nature, qui s’est toujours réservé la plus grande part dans la formation des grands hommes, avoit sans doute beaucoup fait pour lui. Elle lui avoit donné les trois instrumens du génie, ce tact prompt et rapide de l’esprit, qui d’un coup-d’œil saisit, embrasse et rapproche les idées ; l’imagination ardente, qui, comme un miroir, fait tout réfléchir et tout peindre ; la sensibilité, tantôt douce et tendre, tantôt énergique et impétueuse. Joignez à toutes ces qualités cette inquiétude insurmontable d’un caractère que le sentiment continuel de ses forces tourmente, qui se nourrit de son ardeur, et ne peut se reposer que dans l’agitation et le mouvement ; alors vous verrez naître cette passion opiniâtre et profonde d’une ame occupée quatre-vingts ans d’étude et de travaux, et qui ne connut jamais un seul instant, ni l’épuisement de la pensée, ni le refroidissement qui naît d’une longue habitude. Vous verrez naître cet amour dévorant de la gloire, cette soif de célébrité toujours satisfaite et jamais diminuée, qui, promenant des regards inquiets sur toute l’Europe, le portoit sans cesse à se mesurer avec tous les grands hommes, lui faisoit chercher des rivaux chez toutes les nations, le mettoit en présence de tous les siècles passés et à venir. Vous verrez cette activité toujours renaissante, cette économie inquiète et avare de toutes les heures, une sorte de respect sacré pour le temps, dont la plus petite portion se présentoit à lui comme pouvant ajouter à sa gloire ; sentiment qui eût rendu le génie, comme la bienfaisance, inconsolable d’avoir perdu un jour. Il avoit donc reçu de la nature, Messieurs, toutes les passions qui peuvent donner le plus de mouvement à l’esprit, et prolonger ce mouvement jusqu’au plus long terme de la vie humaine. Telle a été l’influence de son caractère sur son esprit. C’est ce caractère qui l’a soutenu dans la lutte éternelle qui lui étoit assignée contre l’envie ; car, à mesure que le grand homme croît et s’élève, le spectre de l’envie croît et s’élève à ses côtés. Elle s’attache à lui, et lui dit : « Luttons ensemble ; je veux te rendre tous les tourmens que tu me causes. » Grâce à l’activité et à cette ame de feu qui enflammoit M. de Voltaire, il a soutenu le combat jusqu’à la fin, et il est demeuré vainqueur.

Parmi les hommes célèbres de toutes les nations, il en est bien peu qui aient été tout ce qu’ils pouvoient être. Est-ce que l’homme n’auroit point assez d’orgueil et le sentiment de sa force ? Ou bien est-ce le sceau de la foiblesse humaine, que l’ame la plus vigoureuse est souvent obligée de s’arrêter, par l’impuissance d’être toujours active ? M. de Voltaire est peut-être le seul qui ait rempli toute l’étendue de son talent, et atteint, pour ainsi dire en tout sens, aux bornes de son génie. Ses délassemens même ont servi à sa gloire ; ses repos ont été féconds. Nul homme, dans aucun siècle, n’a fait plus d’usage des deux grands trésors de l’homme, la pensée et le temps.

Il sembleroit, Messieurs, que nous aurions épuisé tous les titres de gloire de M. de Voltaire : il nous en reste encore un, celui peut-être qui rend sa mémoire plus chère à l’Europe ; c’est ce sentiment général d’humanité qui étoit dans son cœur, et qui a répandu un charme si intéressant et si doux sur tous ses ouvrages. Plus la législation est imparfaite chez tous les peuples, plus les liens particuliers de patrie se relâchent ; et plus il devient nécessaire de rappeler ce sentiment universel de bienveillance qui doit unir l’homme à l’homme, et de suppléer du moins aux vices ou aux erreurs des lois par cette grande législation de la nature, qui sur toute la terre a voulu mettre la foiblesse et le malheur sous la protection de la pitié.

Entre les écrivains, Messieurs, qui ont enseigné cette partie de la morale publique, quel homme a jamais élevé une voix plus éloquente et plus forte que M. de Voltaire ? Qui a versé plus de larmes ou d’attendrissement ou d’indignation sur les maux du genre humain ? L’humanité qui l’inspire semble mettre sous ses yeux tous les malheurs qu’il nous retrace. On diroit qu’il écrit à la lueur des incendies et des bûchers, et qu’il entend du milieu des flammes les cris des victimes. Témoin lui-même de quelque infortune, il n’étoit pas le maître de résister à ce sentiment impérieux de la pitié ; elle faisoit couler des larmes de ses yeux, elle passionnoit tous les accens de sa voix. À l’aspect de tous les malheureux, la nature l’avoit condamné à éprouver tous les tourmens de la sensibilité. Familles innocentes, et devenues, hélas ! trop célèbres, dont il a plaidé les intérêts et la cause devant le tribunal de la France et de l’Europe, qu’il a retirée du pied des échafauds sanglans, pour les conduire aux pied du trône, et y réclamer l’autorité sainte des lois contre les surprises de l’erreur ; augustes victimes (car vous êtes consacrées par le malheur) qu’il a dérobées à l’injustice, à l’opprobre, l’opprobre qui, pour l’innocence, est le plus cruel des tourmens, sans en excepter la mort ; vous tous infortunés qu’il a secourus par la protection puissante du génie éloquent et de la vertu active et courageuse ; et vous, habitans de cette colonie fondée par ses bienfaits, que n’êtes-vous ici rassemblés autour de son buste que j’aperçois ! Vous lui rendriez les hommages les plus touchans, vous baigneriez tous ensemble ce buste de vos pleurs, et cette image insensible d’un grand homme seroit mieux honorée par vos larmes, qu’elle ne l’a été encore de son vivant ; et après sa mort par ces guirlandes de fleurs dont elle a été couronnée sur le théâtre au bruit de l’admiration et de la reconnoissance publique.

Ordinairement, Messieurs, le génie ne règne que sur l’avenir ; sa puissance est tardive, son empire lui est disputé par l’âge qui l’a vu naître. Il faut, pour dominer sur la terre, qu’il renaisse du sein de la tombe, et que la mort ait épuré tout ce qu’il avoit reçu de foible et de mortel de la nature. M. de Voltaire fut excepté de cette loi. Vivant, il a, pour ainsi dire, assisté à son immortalité. Son siècle a acquitté d’avance la dette des siècles à venir. Sa nation a donné l’exemple à l’Europe ; l’Europe l’a rendu à sa nation. Pour comble de gloire, il est venu, après quatre-vingts ans, recueillir dans sa patrie des honneurs qui jamais n’ont été rendus qu’à lui ; et cette fois-ci, du moins, la mort, qui étoit déjà si proche, n’a pu enlever au Tasse son triomphe.

Cet homme illustre, qui avoit tant de titres à la renommée, qui attiroit sur lui les yeux de tous les Souverains, et par son génie s’étoit fait une sorte de puissance de l’Europe, avoit désiré l’honneur d’être associé parmi vous, Messieurs. Il étoit persuadé que votre gloire pouvoit ajouter à la sienne, et qu’il manqueroit quelque chose à l’éclat de son nom, tant qu’il ne seroit pas inscrit sur votre liste parmi cette famille immortelle et cette génération successive de grands hommes, qui depuis sa naissance ont marqué votre établissement. Il fut donc reçu parmi vous, Messieurs. Les ombres des Corneilles, des Racines, des Despréaux, qui habitent ce sanctuaire, reconnurent l’héritier de leur talent, comme de leur gloire. La nation put voir dans cette assemblée M. de Voltaire assis auprès de Montesquieu, et l’auteur de Mahomet et de Zaïre près de l’auteur de Rhadamiste et d’Électre. Jour éclatant et à jamais célèbre dans vos fastes ! Magnifique adoption qui dut rappeler ces temps où, dans l’ancienne Rome, en présence de tout le peuple, la famille des Scipions adopta le sang de Paul Emiles, et où des deux côtés on voyoit les triomphes s’allier avec les triomphes ! Dans ce jour solennel, M. de Voltaire, en échange de l’honneur qu’il reçut de vous, vous apporta le tribut de quarante ans de gloire qu’il avoit déjà acquise, et qui pendant trente années encore devoit s’accroître sans cesse par les travaux et les succès de ce génie infatigable. Cette gloire s’est réfléchie sur vous toute entière, Messieurs. Je ne crains pas de le dire, ce grand homme a illustré l’ouvrage et la fondation de Richelieu ; il a payé à Louis XIV la dette de l’Académie par l’histoire de son siècle ; il a été le panégyriste des succès éclatans qui ont marqué la première partie du règne de Louis XV. Qui mieux que lui auroit célébré le règne et le gouvernement de Louis XVI, et cette époque à la fois d’humanité pour le peuple et de grandeur pour l’état, où l’on voit d’un côté l’économie la plus sévère dans l’administration des finances, de l’autre l’usage le plus noble des dépenses publiques ; les trésors dérobés aux besoins dévorans du luxe, pour être versés dans nos ports et sur nos chantiers ; ces ports, si long-temps déserts, repeuplés par nos vaisseaux ; l’émulation renaissant sur les mers ; et la France reprenant par degrés, dans l’Europe, la place que lui assigne sa grandeur naturelle, place à laquelle elle sera toujours sûre de remonter quand elle le voudra, et que la France seule, pour quelques momens, peut faire perdre à la France ? C’est à vous, Messieurs, qui tenez dans vos mains les crayons de la poésie et ceux de l’histoire, à peindre à la postérité ces événemens et les orages de la grande révolution qui bientôt doit changer les intérêts des deux mondes. Pour moi, j’aime à vous retracer les qualités personnelles de notre jeune Souverain ; ce goût pour la vérité, marque d’un esprit juste et d’une ame droite qui ne craint pas de fixer ses regards sur elle-même ; cet éloignement du faste, qui est un garant de plus pour le bonheur du peuple, et un engagement avec soi-même pour avoir une grandeur réelle et qui tienne aux sentimens ; la simplicité dans les manières, jointes à la franchise des vertus ; l’austérité contre les vices et l’indulgence pour les défauts ; la confiance noble et tendre dans la vieillesse expérimentée, confiance qui honore également le roi qui la donne et le ministre qui l’inspire ; une ame enfin dont tous les premiers mouvemens sont heureux ; qui, pour faire le bien, n’a besoin que de n’être pas contredit dans ses désirs ; en qui jusqu’aujourd’hui on n’a pu surprendre aucun des défauts ni de son âge ni de son rang, et qui dans la première jeunesse orne la majesté du trône par celle des mœurs.

Vous m’entendrez avec plaisir quand je vous parlerai d’une reine sensible à tous les arts que vous cultivez, qui a plus d’une fois honoré de ses larmes les chef-d’œuvres du génie représentés devant elle, comme elle sait en verser à l’aspect des malheureux qu’elle soulage ; devenue plus chère à la France par ce gage heureux de fécondité, qui annonce encore un plus grand bonheur à la nation, et par cette humanité si douce qui dernièrement a substitué des bienfaits à une vaine pompe, et n’a voulu d’autre fête dans Paris, que le spectacle attendrissant de l’hymen couronnant la jeunesse et l’innocence dans cent familles indigentes et honnêtes.

Mais où puis-je mieux consacrer que dans le sanctuaire des lettres et en votre présence, Messieurs, ma reconnoissance éternelle pour le prince qui a daigné m’attacher à lui par un titre encore plus cher pour moi que ses bienfaits ? C’est à ce titre que je dois l’honneur d’avoir vu de plus près ce goût de l’occupation et de l’étude, si rare sur le premier degré du trône, et qui remplit si bien les vides de la grandeur ; toutes les connoissances qui conviennent à un prince, embellies de tous les agrémens naturels de l’esprit, et ces grâces du caractère auxquelles les cours, et les François surtout, aiment à reconnoître les vertus. C’est lui, Messieurs, qui dans l’obscurité de ma retraite a daigné encourager mes foibles travaux : son suffrage m’a enhardi à solliciter les vôtres. Le sentiment le plus doux de mon cœur est de pouvoir unir dans ce moment ce que je dois aux bontés dont ce prince m’honore, et ce que je dois au corps littéraire le plus distingué de l’Europe qui a bien voulu m’adopter. Le travail de toute ma vie, je le répète, sera de me rendre digne de ce double honneur. Pour y parvenir j’aurai sans cesse à mes côtés l’image de l’homme célèbre que vous regrettez, et qu’avec des crayons imparfaits j’ai tâché du moins de vous peindre. Et si je puis faire encore quelques pas dans une des carrières où il s’est couvert de tant de gloire, je lui dirai, comme un des moins dignes successeurs d’Alexandre auroit pu dire aux pieds de la statue de ce conquérant : « Ô grand homme ! La nature veut que ton empire soit divisé. Il faut que la foiblesse humaine se partage le fardeau que ta main soutenoit. Permets à un soldat de tenter la conquête d’une de tes provinces, et que son nom s’ennoblisse à jamais, placé, même dans une grande distance, à la suite du tien ! »

Notes :

1. Machiavel et Adisson ont fait très-peu de vers ; Racine, comme on sait, a très-peu écrit en prose.
2. Recherches sur la précession des équinoxes, et sur différens points du système du monde, par d’Alembert.