Discours de réception de M. de la Harpe

Le 20 juin 1776

Jean-François de LA HARPE

Réception de M. de La Harpe

 

M. de La Harpe, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Colardeau, qui, élu à la place de M. Le duc de Saint-Aignan, mourut sans avoir pris séance à l’Académie, y est venu prendre séance le jeudi 20 juin 1776, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

Le talent qui distingue les hommes, le génie qui s’élève au-dessus du talent, la vertu enfin, si supérieure à l’un et à l’autre, se réunissant dans un même sanctuaire, à la voix de la Gloire qui les couronne, et sous les auspices de la patrie qui les appelle ; l’amitié, faite pour leur inspirer un plus touchant caractère, resserrant encore les nœuds de cette union si honorable : telle étoit depuis long-temps l’idée que je me formois de cette Assemblée ; et ce témoignage que j’aime à vous rendre, vous ne le devez, j’ose le dire, ni aux excusables illusions de la reconnoissance, ni au plaisir si légitime et si pur qu’a dû faire naître en moi la réunion de vos suffrages. Entraîné de bonne heure vers les arts de l’esprit et de l’imagination, par ce goût irrésistible qui commande tous les sacrifices, enflammé de cet amour des talens qui ne peut exister sans quelque enthousiasme, j’ai fait connoître assez les sentimens qui m’animoient. Mes premiers regards se sont tournés vers cette classe d’hommes choisis, qui me donnoit une idée plus noble de mon état et de mes travaux, vers ceux chez qui j’ai cru voir la dignité des lettres conservée comme un dépôt dont ils sont responsables à la nation, et qui fait partie de leur propre gloire. J’ai regardé comme le but de mes efforts cette adoption qui en devient aujourd’hui la récompense. J’aurois voulu, je l’avoue, dans l’émulation que vous m’inspiriez, pouvoir vous offrir des titres plus nombreux et plus brillans ; mais instruit par l’expérience, que, dans la culture des arts, les difficultés qu’ils offrent par eux-mêmes, toutes pénibles qu’elles peuvent être, ne sont pas toujours les plus insurmontables ; obligé de n’avancer qu’à pas lents dans une carrière qui semble se refermer sans cesse au moment où l’on se présente pour y courir, je me suis occupé du moins à célébrer mes modèles, en même temps que je m’étudiois à les imiter : semblable à ces guerriers, qui, en marchant au combat, répètent, dans leurs chansons militaires, le nom et les louanges des généraux qui ont vaincu. C’est dans cet esprit que j’ai porté mon hommage au pied des statues de Racine et de Fénelon. Je croyons voir ces ombres illustres assises au milieu de vous, et j’espérois que la sensibilité de leur panégyriste obtiendroit grâce auprès de ces grands hommes pour les défauts de leur imitateur.

Sans doute il importe aux progrès de l’artiste, de l’écrivain ; il importe à sa gloire, à son bonheur, d’élever ainsi sa vue et sa pensée vers les maîtres de l’art qui ne sont plus, et de vivre, autant qu’il est possible, près des modèles contemporains, près de ses rivaux les plus célèbres : heureux s’il lui est aisé de chérir ceux qu’il lui est difficile d’égaler ! En général, il n’est point, pour un homme de lettres, de société préférable à celle de ses confrères, soit qu’il les retrouve dans les compagnies littéraires où le devoir les rassemble, soit qu’il les rencontre dans les cercles du monde où le goût les réunit. Pénétré depuis long-temps de cette vérité, quel moment plus favorable pourrois-je choisir pour la développer devant vous. Vous en entretenir, Messieurs, c’est vous rappeler tous les droits que vous avez acquis sur moi ; c’est rendre plus solennels et plus authentiques les engagemens que je prends avec vous.

Distinguons, d’abord, d’une multitude sans aveu et sans mission, les vrais gens de lettres, qui, d’un bout de l’Europe à l’autre, sont liés entre eux par un commerce d’estime et de lumières, et par l’amour de l’humanité.

Qu’est-ce donc, Messieurs, qu’un homme de lettres ? C’est celui dont la profession principale est de cultiver sa raison pour ajouter à celle des autres. C’est dans ce genre d’ambition, qui lui est particulier, qu’il concentre toute l’activité, tout l’intérêt que les autres hommes dispersent sur les différens objets qui les entraînent tour-à-tour. Jaloux d’étendre et de multiplier ses idées, il remonte dans les siècles, et s’avance au travers des monumens épars de l’antiquité, pour y recueillir sur des traces souvent presque effacées, l’ame et la pensée des grands hommes de tous les âges ; il converse avec eux dans leur langue, dont il se sert pour enrichir la sienne. Il parcourt le domaine de la littérature étrangère, dont il remporte des dépouilles honorables au trésor de la littérature nationale. Doué de ces organes heureux qui font aimer avec passion le beau et le vrai en tout genre, il laisse les esprits étroits et prévenus s’efforcer en vain de plier à une même mesure tous les talens et tous les caractères, et il jouit de la variété féconde et sublime de la nature, dans les différens moyens qu’elle a donnés à ses favoris pour charmer les hommes, les éclairer et les servir. C’est pour lui sur-tout que rien n’et perdu de ce qui s’est fait de bon et de louable. C’est pour une oreille telle que la sienne que Virgile a mis tant de charmes dans l’harmonie de ses vers ; c’est pour un juge aussi sensible, que Racine répandit un jour si doux dans les replis des ames tendres ; que Tacite jeta des lueurs affreuses dans les profondeurs de l’ame des tyrans ; c’est à lui que s’adressoit Montesquieu, quand il plaidoit pour l’humanité, Fénelon, quand il embellissoit la vertu. Pour lui, toute vérité est une conquête, tout chef-d’œuvre est une jouissance. Accoutumé à puiser également dans ses réflexions et dans celles d’autrui, il ne sera ni seul dans la retraite, ni étranger dans la société. Enfin, quel que soit le travail où il s’applique, soit qu’il marche à pas mesurés dans le monde intellectuel des spéculations mathématiques, ou qu’il s’égare dans le monde enchanté de la poésie, soit qu’il attendrisse les hommes sur la scène, ou qu’il les instruise dans l’histoire, en portant ses tributs au temple des arts, il ne cherchera pas à renverser ses concurrens dans sa route, ni à déshonorer leurs offrandes pour relever le prix de la sienne ; il ne détournera pas les triomphes d’autrui son œil consterné ; les cris de la renommée ne seront pas pour son ame un bruit importun ; et au lieu que la médiocrité inquiète et jalouse gémit de tous ses succès, parce que le champ du génie se rétrécit sans cesse à ses foibles yeux, le véritable homme de lettres le parcourant d’un regard plus vaste et plus sûr, y verra toujours et un monument à élever, et une place à obtenir.

Maintenant, si parmi ceux qui se sont consacrés aux lettres, il n’en est point qui ne doive aspirer à se rapprocher de cet heureux ensemble des qualités que je viens de décrire, où trouveront-ils mieux que chez leurs dignes confrères tout ce qu’il faut pour élever l’ame sans exalter la tête, polir les mœurs sans affoiblir le caractère, adoucir les passions et affermir les principes, nourrir l’habitude du travail, exercer la pensée et le goût ? Où trouveront-ils ailleurs et des leçons toujours utiles, et des consolations trop souvent nécessaires ?

La plupart des écrivains, suivant la diversité de leurs inclinations et de leurs études, se portent ou vers la retraite ou vers le monde : ces deux partis extrêmes ont leurs avantages et leurs inconvéniens. Il me semble que le commerce des gens de lettres participe aux uns et remédie aux autres. La retraite, je l’avoue, est essentielle au travail. Eh ! Quel homme de talent n’en a pas fait l’expérience ? C’est dans des antres solitaires qu’Apollon rendoit autrefois ses oracles. Ses prêtres crioient qu’on écartât les profanes au moment où ils alloient recevoir le Dieu. Ainsi, l’orateur, le poète, le grand écrivain, s’il attend et sollicite l’inspiration, fuit loin du séjour des villes, vers les demeures retirées et champêtres. À mesure qu’il s’en approche, les vaines rumeurs, les bruyantes frivolités, les tumultueuses distractions, les clameurs orageuses se perdent dans le lointain : il semble que tout se taise autour de lui, et dans ce silence universel s’élève la voix du génie qui va se faire entendre du monde. Auparavant, il étoit gêné par la foule ; sa marche étoit contrainte, son langage timide : à présent, ses liens sont brisés ; il relève la vue ; son regard est fixe et assuré. Il est venu se placer à sa hauteur ; il est seul, et la pensée alors sort indépendante et fière de l’ame qui l’a conçue : l’ame est rappelée à sa liberté originelle par le grand spectacle de la nature ! L’immensité des campagnes, la sombre solitude des forêts et des rochers, la tempête de la nuit, le silence du matin, voilà des alimens de l’enthousiasme et les témoins du génie dans ses momens de création.

Mais il ne peut pas créer toujours : l’exercice de sa force a des bornes nécessaires. À son ivresse enfin ralentie succède l’ardente inquiétude de la gloire, et cette agitation d’un cœur fait pour elle, qui s’interroge en tremblant, et se demande s’il a su la mériter. Il n’appartenoit qu’à l’Être Suprême, au moment où le monde sortoit de ses mains, de se dire à lui-même, ce que j’ai fait est bon. L’artiste dont les yeux jettent encore des étincelles du feu qui vient de l’animer, ne peut pas fixer sur lui-même le regard tranquille d’un juge. Où portera-t-il sa composition récente et brute, et ce tourment d’une ame fatiguée et incertaine, qui a besoin de se reposer sur l’opinion d’autrui ? Ce n’est pas là sans doute le moment où il ira chercher des juges dans la dissipation des cercles et des sociétés. Semblable à ces anciens interprètes des Dieux, à qui je l’ai déjà comparé, il conserve encore, en descendant du trépied, quelque chose de religieux et de farouche. À qui donc pourra-t-il mieux s’adresser qu’à ceux qui ne sont point étrangers aux impressions qu’il éprouve ? Ce sont eux qui lui montreront de quoi il peut s’applaudir, et ce qu’il doit se reprocher. C’est chez eux qu’il trouvera cette critique réfléchie et lumineuse qui indique la source des illusions et des erreurs, et des moyens de les réparer ; cette expression d’une estime sentie et raisonnée, qui adoucit la blessure que la vérité sévère fait toujours à l’amour-propre ; ce sentiment vif des beautés, qui console du travail de corriger les fautes, et donne le courage d’envisager la perfection. Enfin, c’est auprès d’eux qu’il peut apprendre à joindre à l’énergie créatrice, cette autre force qui achève et polit l’ouvrage, force non moins rare, et dont l’usage est peut-être plus pénible, parce qu’elle agit sans enthousiasme.

Mais, doit-il donner cette confiance à des hommes naturellement ses rivaux ? Oui, s’il est un moyen d’étouffer en eux les tristes et malheureux effets de la concurrence, c’est de les convaincre chaque jour qu’on est également éloigné, ou de ressentir contre eux les atteintes de l’envie, ou d’en craindre de leur part. La communication libre et franche des idées, des espérances et des intérêts substitue par degrés à la dureté de l’égoïsme, l’habitude des ménagemens réciproques et la noblesse des procédés. On s’accoutume à rendre volontiers justice au mérite des autres. On en vient jusqu’à partager leurs succès ; car, dès qu’on est une fois au-dessus de la foiblesse qui s’en afflige, il n’y a plus qu’un pas à faire jusqu’à la générosité qui en jouit ; et pourquoi refuseroit-on, lorsqu’on s’est défait d’un sentiment amer, de le remplacer par un sentiment doux ? De ces dispositions naît l’habitude d’une indulgence qui n’est au fond qu’une sorte d’équité plus aimable ; et cette aménité des mœurs, la première des qualités sociales et la plus nécessaire entre des hommes qui doivent d’autant plus chercher à se plaire, qu’ils ont plus à se disputer.

C’est le monde, il faut l’avouer, qui donne les meilleures leçons de cette aménité si recommandable, et qui en présente les plus parfaits modèles. Depuis cette époque, où la cour de Louis XIV devint un objet d’imitation et d’envie pour toutes les nations de l’Europe, on ne peut nier qu’en général la société des grands ne soit la véritable école de cette politesse fine et délicate, de cette élégante urbanité, de ce tact des convenances qui sera toujours un des caractères dominans de l’esprit françois, et qui passe des mœurs jusques dans les écrits. Oui, sans doute, et c’est le principal avantage que les écrivains peuvent rapporter du commerce des gens du monde, de tempérer l’austérité de leurs compositions par des teintes plus douces et plus gracieuses ; de donner à leur style des formes plus légères, plus variées et plus piquantes ; de saisir le ridicule et de l’éviter ; de connoître et de distinguer la bonne plaisanterie, sur laquelle il est si facile et si commun de se tromper, parce que le rire ainsi que le goût tient à bien peu de chose. Voilà ce que peut enseigner l’habitude de converser avec l’élite des hommes distingués par leur place et leur naissance, et ce que plusieurs même enseignent par leurs ouvrages. Dans une nation aussi éclairée, aussi ingénieuse que la nôtre, le talent d’écrire ne peut pas être étranger aux prérogatives du rang, ni même aux devoirs des grands emplois. Notre siècle n’a rien à envier en ce genre à celui de Louis XIV ; et si la postérité distingue un La Rochefoucault pour avoir marqué avec sa précision énergique et travaillée tous les traits de l’amour-propre, croyez-vous, Messieurs, qu’elle oublie un de vos plus illustres confrères, qui, dans les fables qu’il compose en s’amusant, a mis autant d’esprit et plus de charmes, et une morale non moins fine et plus enjouée ? Mais si la société des gens du monde n’est pas infructueuse pour un homme de lettres, elle n’est pas non plus sans dangers, et ces dangers même naissent de ses agrémens. Sans parler de l’empire qu’elle a sur les caractères qu’elle peut altérer en les polissant, sur les opinions et les jugemens que la vérité seule devroit diriger, et que le monde subordonne toujours à l’intérêt de plaire ; sans détailler d’autres séductions de toute espèce, il en est une sur-tout vraiment à craindre, c’est le relâchement dans le travail et le refroidissement pour la gloire, effet presque inévitable des douceurs attirantes de la société. La variété de ses prestiges, en invitant à toutes les distractions, détend par degrés tous les ressorts, substitue la facilité des amusemens ingénieux à la pénible habitude des grands efforts et des hautes conceptions, et le talent d’effleurer les objets à celui de les approfondir. Que dis-je ! Ce monde si vain et si détracteur, qui accueille si orgueilleusement les productions de l’esprit, qui se croit toujours si fort au-dessus de ceux qui s’occupent à lui plaire et à l’éclairer, toujours si prêt, en ce genre, à calomnier ses propres jouissances et à mépriser ses plaisirs ; le monde vu trop souvent et de trop près, ne peut-il pas éteindre cet enthousiasme si nécessaire aux travaux du génie ? ne peut-il pas faire sentir trop de vide, trop d’erreur, trop de péril dans la recherche de la gloire ? Hélas ! Il n’en est point peut-être où il n’entre quelque illusion. Ah ! Garde-toi de la perdre, conserve cette illusion précieuse, ô toi dans qui le besoin de produire est un don de la nature, et non pas une maladie de l’amour-propre. Si jamais tu peux apprécier froidement l’opinion et l’estime, si le fantôme de la postérité disparoît devant tes yeux, si la voix des siècles cesse de ralentir à ton oreille, arrête et jette tes pinceaux, la Divinité s’est retirée de toi ; ta plume est désormais inanimée et impuissante ; ta pensée restera froide sur le papier et ne passera plus dans l’ame d’autrui. Mais veux-tu ranimer la tienne ? Ne perds point de vue ceux qui sont travaillés du même feu qui doit t’agiter. Que ta force s’augmente de la leur ; que ce commerce soit pour toi ce que la nourriture du Gymnase et les exercices de l’arène étoient pour les anciens athlètes ; et si l’instant de notre vie, suivant l’expression d’un ancien, n’est qu’une flamme passagère que les hommes se transmettent rapidement, comme autrefois couroient de main en main les torches des jeux sacrés, ainsi, parmi les écrivains et les artistes, passe d’une main à l’autre le flambeau de l’enthousiasme et celui de la vérité : ces deux flambeaux immortels, dont l’un jette la lumière dans la nuit des préjugés et des erreurs, et dont l’autre nourrit l’ame des impressions de tous les arts et des plaisirs de la sensibilité.

Si le talent a besoin d’être soutenu dans ses travaux, lui seroit-il moins nécessaire d’être consolé dans ses afflictions ? Plus l’ame est exercée, plus elle est sensible ; celle des gens de lettres, à qui les objets n’arrivent que réfléchis par une imagination active et prompte, peut-elle n’être pas ouverte, plus que toute autre, aux impressions de la douleur ? S’il est, comme on l’a prouvé, des maladies particulières aux Artistes, il est aussi des chagrins qui leur sont propres et que le monde ne peut guère ni plaindre ni adoucir, parce qu’il n’en a pas l’idée. Il en est (s’il est permis de le dire) il en est du talent comme de l’amour, qui ne confie volontiers ses peines qu’à ceux qui ont aimé aussi ; et peut-être les hommes ne savent-ils bien consoler que les maux qu’ils ont connus. Si je voulois prouver tout ce que l’amitié des gens de lettres peut apporter de secours, d’encouragemens et de douceurs dans une carrière semée d’écueils et troublée par les orages, le souvenir de ce que je dois à l’attachement de plusieurs d’entre vous, Messieurs, me permettroit-il de citer un autre exemple que le mien ? Avec quelle complaisance je reviendrois sur des traces si chères et toujours nouvelles dans mon cœur ! Il n’est sans doute que deux sortes de bonheur dans la vie, de faire du bien et d’en recevoir. Mais la bienfaisance se tait et jouit dans le secret ; la reconnoissance, au contraire, a cet avantage que, ne demandant qu’à se répandre, elle appelle tous les cœurs bien nés au partage de ses jouissances. Combien j’aimerois à leur peindre les consolations intimes qui relèvent l’ame au moment où elle s’affaisse, lui rendent le sentiment de sa force dont elle commençoit à douter, et rappellent l’espérance qui s’enfuyoit ! Que ne dirois-je pas de cette amitié noble et courageuse dont nulle insinuation maligne ne peut séduire l’oreille, dont nulle clameur calomnieuse ne peut étouffer la voix ? Mais pour achever ce tableau que ma main se plairoit à tracer, il faudroit y mêler des couleurs sinistres que j’interdis à mes pinceaux, et que, dans un jour tel que celui-ci, Messieurs, on ne pardonneroit pas à la reconnoissance. Eh ! Que dis-je ? Puis-je, après tout, la mieux manifester qu’en écartant tous les souvenirs qui pourroient jeter quelque teinte d’amertume sur les impressions de bonheur et de joie dont vous attendez les témoignages ? Puis-je enfin mieux remplir votre attente qu’en vous prouvant que cette sensibilité, quelquefois trop malheureusement employée à repousser l’injustice, s’épanche bien plus volontiers dans l’expression des sentimens doux et dans le récit des bienfaits ?

Qu’il est rare, Messieurs, que la culture des lettres soit aussi paisible qu’elle est honorable ! Qu’il est difficile d’illustrer sa vie sans la troubler, et d’élever pour les générations futures l’édifice du génie, sans qu’il soit, ou retardé, ou insulté, ou méconnu par la génération présente ! Qu’il est doux d’obtenir la réputation en échappant à l’envie ! Ce privilège si peu commun fut celui de l’Académicien à qui j’ai l’honneur de succéder. M. Colardeau, né avec le talent le plus heureux (et puisque je devois être chargé de payer ce tribut à sa mémoire, je m’applaudis de n’avoir qu’à répéter les expressions dont je m’étois déjà servi à son égard) ; M. Colardeau marqua son premier essai de tous les caractères d’un poète. Une élégance facile et brillante, un sentiment exquis de l’harmonie, cette imagination qui anime le style en coloriant les objets, cette sensibilité qui pénètre l’ame en même temps que le vers charme l’oreille, enfin ce naturel aimable qui grave dans la mémoire des lecteurs les idées et les sentimens, et suivant l’expression de Despréaux, laisse un long souvenir ; voilà ce que le public, enchanté d’avoir un poète de plus, remarqua dans l’épître d’Héloïse, monument justement célèbre, que son auteur élevoit à vingt ans, morceau vraiment précieux, qui durera autant que notre langue, qu’on sait par cœur dès qu’on l’a lu, et qu’on relit encore quand on le sait par cœur. Si les autres sujets que traita depuis M. Colardeau n’ont pas toujours été aussi heureusement choisis, on y retrouve du moins ce talent du style qui sépare du langage vulgaire le langage qu’on a nommé celui des Dieux ; et n’eût-il été connu que par cette charmante imitation de Pope, l’auteur d’Héloïse n’avoit pas besoin de plus de titres pour avoir droit à vos suffrages. Qui sait mieux que vous, Messieurs, qu’un seul ouvrage supérieur, fait pour consacrer un écrivain dans la postérité, le met infiniment au-dessus de tout ce qui n’est que médiocre, sur-tout depuis qu’il est si facile de l’être, depuis qu’il en coûte si peu pour composer des livres en décomposant d’autres livres, et pour aligner des vers en rejoignant des hémistiches.

Combien ces tristes ressources étoient loin du talent de M. Colardeau ! La poésie sembloit être sa langue naturelle. Son extrême facilité à écrire en vers étonnoit tous ceux qui l’ont connu. C’est à cette facilité seule que nous sommes redevables de ses productions. Une composition difficile seroit devenue pour lui impossible. Une santé fragile et chancelante, présage hélas ! Trop fidèle d’une carrière qui devoit être trop tôt bornée, lui avoit interdit de bonne heure tout grand travail, et une sorte d’indolence, qui peut-être étoit la suite de cette foiblesse d’organes, et qui tenoit d’ailleurs à des inclinations douces et sociales, ne lui permettoit de regarder la poésie que comme un amusement de plus. La simplicité de ses goûts et des ses mœurs l’attachoit aux plaisirs d’une société intime et confiante, et son ame sensible et naïve étoit faite pour l’amitié. Retiré au sein d’une famille respectable dont il étoit, pour ainsi dire, l’enfant d’adoption, il y vécut dans cet heureux commerce de soins mutuels, si nécessaire pour lui faire oublier des maux qui renaissoient tous les jours, et une langueur qui devenoit incurable. L’égalité de son humeur n’en fut jamais altérée. Lorsque vos suffrages, qu’il n’avoit brigués que par son mérite, vinrent le chercher sur le lit de douleur qu’il ne quittoit presque plus, vous vous souvenez, Messieurs, de quelle joie pure il parut rempli, et combien l’expression en étoit aimable et touchante. On vous porta sa lettre de remercîment, et vous crûtes entendre le chant du cygne. Son ame sembloit se ranimer un moment pour la gloire et la reconnoissance ; mais ce dernier rayon alloit bientôt s’éteindre dans la tombe, et son nom inscrit dans vos fastes étoit donc tout ce qui devoit vous rester de lui ! Il avoit traduit quelques chants du Tasse. Y avoit-il une fatalité attachée à ce nom ? Et faut-il que, pour la seconde fois, il n’ait pas été donné au Tasse de monter au Capitole !

La perte que vous avez faite dans M. Colardeau, Messieurs, s’étend jusques sur mon prédécesseur, qui sans doute auroit trouvé dans lui un meilleur panégyriste que moi. Mais quel homme de lettres n’aimeroit à célébrer le nom de Beauvilliers ? À la gloire de ce nom, déjà si respectable par les vertus qu’il rappelle, M. le duc de Saint-Aignan joignit encore un nouveau lustre, celui des services qu’il rendit à sa patrie dans la dignité des ambassades et dans les difficultés des négociations. Il étoit jeune encore lorsqu’il signala dans l’Espagne les talens de la maturité ; dans cette même contrée, où, depuis, deux autres de vos confrères, non moins recommandables par le rang et la naissance, ont porté, l’un dans les fonctions du commandement, l’autre dans celles d’ambassadeur, cette noble franchise qui se joint en eux aux agrémens de l’esprit et aux vertus bienfaisantes, cette loyauté françoise, héritage des anciens chevaliers, et qui devroit être aujourd’hui la politique des grandes nations, comme elle est celle des grands cœurs.

M. le duc de Saint-Aignan réunissoit les talens agréables à la connoissance des affaires et à une piété solide. Sa longue carrière fut marquée par cette sérénité constante qui accompagne la pratique des devoirs, et par cette gaieté douce qui naît de la paix de l’ame. Il avoit passé les années de sa jeunesse à la cour de Louis XIV, de ce monarque vraiment admirable, non pas tant peut-être pour avoir reçu le nom de grand dans une époque de gloire et d’enthousiasme, que pour l’avoir conservé dans un siècle de philosophie ; de ce monarque dont les bienfaits envers cette académie ont achevé et ennobli le monument qui assure à la mémoire de votre fondateur la reconnoissance des gens de lettres et de la nation. En avançant de l’âge mûr jusqu’à l’extrême vieillesse, M. le duc de Saint-Aignan traversa toute l’étendue d’un autre règne qui seroit assez recommandable à ce seul titre, que l’amour des François pour leur maître, caractère qui les a toujours distingués, semble avoir eu, sous Louis XV, une expression plus marquée et plus éclatante. Mais s’il est jamais excusable, même après de nombreuses années, de se retourner vers la vie avec quelque regret, c’est sans doute lorsqu’on descend dans la nuit de la mort, au moment où se lève pour les peuples l’aurore du plus beau jour. M. le duc de Saint-Aignan, prêt à quitter la vie, a vu les premiers momens de Louis XVI. Ici, Messieurs, je ne crains pas que mes louanges ne paroissent qu’une vaine cérémonie d’usage, ni même un simple tribut de reconnoissance pour les bienfaits que notre jeune Souverain a daigné répandre sur moi ? Quel citoyen, quel patriote ne partageroit pas mes sentimens ? Quel spectacle plus intéressant que la royauté et la jeunesse, que la vertu sur le trône, assise à côté des grâces ! Je ne m’étendrai point sur tout ce que doit déjà la France à un prince de cet âge, qui n’a parlé aux peuples que pour leur assurer des soulagemens et des espérances, aux courtisans, que pour leur donner des leçons. Je ne m’arrête que sur un seul point, qui sans doute ne vous aura pas échappé : c’est que sous le règne de Louis XVI l’autorité a pris un caractère qu’elle n’avoit pas encore eu, celui de la persuasion : heureux augure, s’il est vrai que le pouvoir ne consente à persuader que lorsqu’il est sûr de convaincre ! Ce grand caractère se retrouve aujourd’hui dans tous les actes de l’administration. Par-tout on y remarque le langage d’une raison supérieure, qui établit le bonheur des peuples sur des principes durables et sur la base de la législation. Dans la bouche d’un souverain, ce ton de bonté si aimable est une exemple fait pour influer sur tous les états, et que les meilleurs esprits s’empressent de suivre. Me sera-t-il permis d’observer que, dans le même temps, un grand prélat, assis parmi vous, qui honore le premier siége de France par la supériorité de ses talens et des ses lumières, dans un écrit vraiment apostolique, fait pour ramener les esprits rebelles à la foi, ne leur a parlé qu’avec cette éloquence affectueuse et persuasive, avec cette tendresse paternelle, digne du ministre d’une religion bienfaisante, digne du Dieu de l’Évangile ? Oh ! Puissent s’étendre par-tout ces principes de douceur et d’indulgence, et que le règne de Louis XVI soit le règne de l’humanité ! Qu’au milieu des orages de l’Europe, qui ébranlent les deux hémisphères, la paix soit le glorieux partage de cette monarchie, qui doit être toujours assez puissante, assez respectée pour ne se mouvoir qu’à son gré ! C’est dans ce calme favorable que se maintiendra l’honneur des beaux-arts, ornemens de la prospérité. La France ne perdra point cette espèce de domination si glorieuse qu’elle a obtenue sur les peuples éclairés. La lumière des vrais talens ne s’éteindra point dans les ténèbres du mauvais goût. Si d’un côté l’on s’efforce de les épaissir, vous combattez de l’autre pour les dissiper. L’astre qui a long-temps éclairé les arts, se soutient sur le penchant de sa course, et brille encore à son déclin. Il survit à soixante ans de travaux, ce vieillard célèbre, le prodigue du siècle qui l’a vu naître, et le désespoir des âges suivans, qui ne le verront point égaler. Ce n’est point ici sans doute, ce n’est pas dans ce Lycée, fait pour attester les richesses de la nature, que j’oserai douter de son inépuisable fécondité. Mais peut-être ne lui est-il pas donné de produire deux fois cet assemblage de tous les dons de l’esprit, et, ce qui n’est pas moins rare, l’activité nécessaire pour les mettre tous en valeur. Peut-être aussi doit-elle être unique en tout genre, cette singulière destinée, qui, prolongeant au-delà des bornes ordinaires des jours si laborieux et si remplis, a mené ce grand homme sur les débris de quatre générations ensevelies, jusqu’à ce trône élevé par l’opinion toute puissante, d’où il exerce sur tous les peuples policés la dictature du génie. Il ne lui manque que d’entendre vos acclamations. Quel moment, Messieurs, si nous pouvions le voir, à la fin de sa carrière, jouir à-la-fois de sa gloire et de sa patrie ! S’il pouvoit, sur ce théâtre qu’il a tant de fois embelli de ses chef-d’œuvres, s’avancer, courbé sous l’amas de ses couronnes, répondre par des larmes de joie aux cris de la France assemblée, et plus heureux que Sophocle, survivre encore à son triomphe.