Réponse au discours de réception de Jean-François Ducis

Le 4 mars 1779

Claude-François LYSARDE de RADONVILLIERS

Réponse de M. l'abbé de Radonvilliers
au discours de M. Ducis

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le lundi 4 mars 1779

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

Monsieur,

Depuis long-temps il suffisoit dans nos Assemblées de nommer M. de Voltaire, pour réveiller l’attention, la fixer sur lui, & la détourner de tout autre objet. Cet hommage rendu souvent à sa personne pendant qu’il a vécu, il est encore plus honnête de le rendre à sa mémoire. Je me propose donc de consacrer mon Discours à l’éloge de ses talens, non que je me dissimule la difficulté du sujet, ou que je me flatte de pouvoir la vaincre : mais je ne veux pas tromper l’attente du public, qui, sur le nom de M. de Voltaire, s’est rassemblé aujourd’hui avec tant d’empressement. J’ai quelque droit d’ailleurs à l’indulgence de ceux qui m’écoutent. Ils savent que si je porte la parole, ce n’est pas une fonction que j’ai choisie ou désirée. J’obéis à nos usages, en regrettant que le sort n’ait pas mieux servi M. de Voltaire, l’Académie & le Public.

C’est à vous, Monsieur, qu’il convenoit de célébrer des talens qui ne vous sont pas étrangers ; je parle de ceux qu’exige l’Art dramatique, considéré comme une portion essentielle de Belles-Lettres. Vous marchez dans cette brillante carrière sur les traces de votre illustre prédécesseur ; à son exemple, vous faites mouvoir, avec une égale habileté, les deux puissans ressorts de la tragédie. Vos premiers ouvrages, en excitant une vive terreur, ont posé les fondemens de votre réputation, & votre Œdipe y a mis le comble, en inspirant une douce pitié. Dites-nous par quel art vous savez si bien vous insinuer dans les cœurs, & en diriger les mouvemens. C’est un secret que vous vous cachez à vous-même : mais je dois le publier pour l’instruction des jeunes Poëtes. Qu’ils s’étudient à n’avoir que des sentimens honnêtes, qu’ils se pénètrent d’amour pour la vertu, d’horreur pour le vice, & qu’ils fassent parler Œdipe, Admète, Antigone ; ils mettront dans la bouche de ces Héros les mêmes discours qui, dans votre Tragédie, produisent de si grands effets. Pour les bontés du Prince auquel vous êtes attaché, je ne vous demande pas par quelles intrigues vous les avez obtenues ; personne n’ignore que les seules qui réussissent auprès de lui sont les talens & les vertus. Des mœurs simples & respectables, un caractère liant, un commerce doux dans la société, vous ont fait des amis qui se sont intéressés en votre faveur. Le Public même s’est déclaré pour vous par des applaudissemens soutenus : son suffrage a déterminé le nôtre.

Vous devez, Monsieur en être d’autant plus flatté, que vous ne succédez point à un simple Citoyen de la République des Lettres, mais au Chef même de la Littérature. Si M. de Voltaire n’en avoit pas le titre, il en avoit les honneurs : les Gens de Lettres de ses amis les lui accordoient volontiers ; & ses ennemis, las de combattre l’opinion publique, n’osoient plus les lui contester.

Heureux si, tenant dans le siècle de Louis XV la place des beaux Génies qui ont illustré le siècle de Louis XIV, il eût conservé leurs principes & imité leur exemple ! Corneille, Racine, Despréaux, satisfaits de l’honneur légitime que procurent les talens, dédaignèrent cette triste célébrité qui s’acquiert malheureusement par l’audace & par la licence ; ils abandonnoient aux Écrivains sans génie ces ressources déplorables. Pourquoi M. de Voltaire a-t-il paru ne les pas croire indignes de lui ? Espérons que bientôt une main amie, en retranchant des Écrits publiés sous son nom tout ce qui blesse la Religion, les mœurs & les Lois, effacera la tache qui terniroit sa gloire. Alors, au lieu d’une Collection trop volumineuse, nous aurons un Recueil d’Œuvres choisies, dont la sagesse pourra faire usage sans inquiétude & sans danger. C’est dans ce Recueil uniquement que je puiserai la matière de son Éloge ; elle est si abondante, qu’on me pardonnera si, dans les bornes qui me sont prescrites, je ne fais que l’effleurer.

J’ouvre ses œuvres poëtiques, & je contemple d’abord la Henriade comme un monument élevé à la gloire de la Nation. Nous avions, dans presque tous les genres, des rivaux à opposer, sinon aux Anciens, du moins aux Peuples modernes qui cultivent les Beaux-Arts ; l’Épopée nous manquoit. Le sentiment de ses propres forces, peut-être aussi l’audace d’un âge confiant, poussa le jeune Voltaire dans cette périlleuse carrière & le Parnasse François eut enfin le premier, & jusqu’ici le seul Poëme épique dont il puisse décorer ses fastes. Je sais que la critique y a cherché des défauts, & qu’elle en a trouvés : mais je sais aussi que les beautés s’y présentent en foule sans qu’’il soit besoin de les chercher.

Nous n’entrerons point dans le détail des autres Poësies de M. de Voltaire. Que pourrais-je ajouter, Monsieur, au caractère que vous en avez tracé avec tant de justesse ? Contentons-nous de jeter un coup d’œil rapide sur le nombre, l’étendue & la perfection de ses talens. Il a parcouru toutes les routes du Parnasse, & moissonné par-tout des lauriers ; il a varié le ton de ses chants depuis l’Épopée jusqu’aux Pièces fugitives & aux simples badinages de société. A peine il étoit entré dans la lice poétique, déjà il devançoit tous ses Concurrents ; déjà sa noble émulation ne voyoit plus d’autres objets dignes de l’enflammer, que deux illustres rivaux, Rousseau & Crébillon. Rousseau, porté sur les ailes du Génie, s’élevoit au faîte du genre lyrique ; Crébillon, se renfermant, pour ainsi dire, dans les antres noirs de la mélancolie, enseignoit à Melpomène de nouveaux secrets pour redoubler la terreur. Nous ne comparerons point M. de Voltaire à l’Auteur sublime des Odes sacrées & des Cantates ; la carrière où ils ont couru n’est pas la même. Il n’a pas craint de mesurer ses forces avec Crébillon, & de lutter corps à corps. L’Auteur de Rhadamiste & Zénobie ne fut point ébranlé : mais l’Auteur de Catilina ne put résister à un Athlète plus jeune & plus vigoureux. Oserois-je dire que dans notre siècle Rousseau a tenu le Sceptre poëtique, sans avoir de rival à redouter ; qu’après lui Crébillon y porta la main, & le tenoit avec gloire, lorsque Voltaire le saisit d’une main plus ferme, & le tint avec plus de gloire encore ? Quel est l’heureux Successeur auquel il l’a remis en mourant ? Le siècle prochain le nommera.

Ce seroit peu pour un Poëte d’avoir joui pendant sa vie d’une grande réputation, s’il ne la transmettoit avec son nom & ses Ouvrages aux temps les plus reculés. Il est plus d’un exemple de ces Princes de la Littérature dégradés après leur mort, dont les Ouvrages sont tombés dans le mépris, & dont peut-être les noms même seront inconnus à la Postérité. La mémoire de M. de Voltaire n’a pas à craindre un retour si funeste, elle ne s’obscurcira jamais ; outre l’éclat dont elle brille en ce moment, nous avons un indice certain de sa durée.

Lorsque la Nature destine un Poëte à l’immortalité, parmi les belles qualités dont elle se plaît à l’enrichir, elle en choisit une qu’elle semble préparer avec plus de soin, & qu’elle répand dans son ame d’une main plus libérale. Ainsi elle doua Homère du génie de l’invention : personne ne l’égala jamais pour l’abondance & la variété des idées. Ainsi elle doua Virgile d’un jugement exquis : personne ne sut jamais dire toujours ce qu’il convient, & ne rien dire de plus. Rappelez-vous tous les Poëtes qui jouissent de l’immortalité, il n’en est aucun que vous ne reconnoissiez sur le champ à cette qualité dominante qui fait son caractère distinctif, & pour ainsi dire sa physionomie. Pour ne point sortir de notre Nation, vante-t-on dans un Poëte la vigueur de l’ame, les sentimens sublimes ? c’est Corneille : la sensibilité du cœur, le style tendre & harmonieux ? c’est Racine : la molle facilité, la négligence aimable ? c’est La Fontaine : la raison parée des ornemens de la Poësie ? c’est Despréaux : la verve, l’enthousiasme ? c’est Rousseau : les crayons noirs, les peintures effrayantes ? c’est Crébillon : le coloris qui donne aux pensées, aux sentimens, aux images, un éclat éblouissant ? c’est Voltaire. Il a traité en vers toutes sortes de sujets. Vous admirez dans les uns des pensées nobles & élevées, dans les autres, des pensées fines & délicates ; tantôt le feu du génie, tantôt la chaleur du sentiment ; enfin, toutes les beautés qui font aimer les bons vers. C’est par-là qu’il est Poëte : mais par-tout, & quel que soit son sujet, vous admirez la couleur brillante dans laquelle il trempe son pinceau ; c’est par-là qu’il est Voltaire. Cette magie d’un style pur, clair, étincelant, est le don propre qu’il a reçu de la Nature, le trait qui le caractérise, l’augure de son immortalité.

Quittons la Poësie, & suivons M. de Voltaire dans l’autre partie du monde Littéraire. Là, je le vois occuper une place distinguée parmi les Écrivains en prose : J’évite toute exagération, peut-être même j’en dis trop peu, & je serois autorisé, en faisant son Éloge à le mettre le premier des Écrivains de son siècle ? En est-il dont les Ouvrages fussent attendus avec autant d’impatience, débités avec autant de promptitude, multipliés sous autant de formes, lus avec autant d’avidité ? Cette vogue si constamment soutenue n’a rien de surprenant. Les Ouvrages de M. de Voltaire, soit par une rencontre heureuse, soit par une combinaison habilement réfléchie, sont exactement ce qu’ils devoient être pour flatter le goût de son temps. L’envie de s’instruire est répandue aujourd’hui parmi les gens du monde, la lecture est devenue un besoin pour eux. Mais le plaisir est toujours resté le premier de leurs besoins. Un Livre purement frivole ne flatte point assez leur amour-propre ; ils veulent enrichir leur esprit, & cependant ne se donner aucune peine. Les Écrits de M. de Voltaire offrent des richesses dont l’acquisition est facile & agréable. La réputation de l’Auteur vous invite, un style séduisant vous entraîne, les heures s’écoulent insensiblement, sans fatigue & sans ennui, & vous recueillez pour fruits de cette douce occupation, mille traits pétillans d’esprit, des anecdotes curieuses, des réflexions piquantes, des maximes utiles d’indulgence mutuelle, de générosité, de bienfaisance, & des autres vertus humaines qui embellissent le commerce de la vie. Le soin continuel de mêler l’utilité à l’agrément, le badinage à la morale, est un des secrets de M de Voltaire, & peut-être la source principale de ses grands succès ? Est-ce la Nature qui lui avoit enseigné ce secret ? ou l’avoit-il découvert par son travail ? Sans doute il apporta en naissant les qualités les plus rares : mais ne pensez qu’il ait abandonné le soin de sa gloire à ses talens naturels ; il ne se lassa jamais de les polir & de les perfectionner. L’amour de l’étude n’étoit point en lui un goût seulement ; mais une passion ardente, que les glaces même de la vieillesse n’ont pu éteindre. Elle subjuguoit toutes ses autres affections, émoussoit les pointes de la douleur, ranimoit la langueur des infirmités, remplissoit les journées, & suppléoit au repos des nuits.

Une application si constante & des lectures immenses avoient fourni à M. de Voltaire un amas prodigieux de connoissances en tout genre. Il savoit bien en faire usage, & les agrémens de son style les faisoit paroître dans le jour le plus avantageux. A-t-il donc prétendu à la monarchie universelle dans les Sciences ? Se seroit-il laissé éblouir par cette brillante chimère ? Ses ennemis le lui ont reproché : mais le reproche est injuste, & je n’ai besoin pour le réfuter que de sa propre conduite. Lorsqu’il s’agissoit de la belle Littérature ancienne ou moderne, nationale ou étrangère, il discutoit sérieusement le point contesté, approfondissoit la matière, & appuyoit son opinion sur les vrais principes. Pour les questions d’un autre genre, il défendoit son sentiment, moins par des discussions profondes & des recherches savantes, que par des bons mots & des traits plaisans. Dans cette espèce de guerre, après une courte exécution, il se retiroit sur son terrain, où il faut convenir qu’il combattoit avec un grand avantage.

Admis dès sa jeunesse, recherché même avec empressement dans les sociétés les plus polies du grand monde, il s’y étoit formé à badiner avec grâce sur toutes sortes sujets. Cet art élégant, plus commun chez les François que chez les autres Peuples, M. de Voltaire l’a possédé dans le plus haut point de sa perfection ; il l’exerçoit avec une facilité & une adresse inimitables. Une foule de traits ingénieux & de saillies piquantes donnoit à sa conversation un charme qui laissera un long souvenir ; & jusqu’à ses derniers jours, l’occasion lui fournissoit encore des mots & des reparties dignes de son plus bel âge. Sa plume a répandu le même agrément sur ses compositions. Dans le cours d’un style toujours enjoué, toujours léger, vous rencontrez fréquemment un trait plus aiguisé, qui comme un éclair vous surprend & vous éblouit. Il règne dans tous ses Ouvrages un ton de gaieté & de plaisanterie, qui caractérise sa manière, & qui plus d’une fois a révélé le nom de l’Auteur. Je ne sais s’il a voulu imiter Lucien ; mais il me semble apercevoir un rapport assez frappant entre leur façon d’écrire &de penser. L’un & l’autre répand à pleines mains, & sur tous les objets indistinctement, le sel de la satire & de l’ironie ; Le Lucien moderne paroît, comme l’ancien, songer autant à se réjouir qu’a réjouir son Lecteur. Tous deux ont possédé le secret d’un vernis de ridicule presque ineffaçable, & tous deux ont essuyé quelques reproches sur l’usage de ce secret dangereux.

Je voudrois finir : mais puis-je passer sous silence la prodigieuse fécondité de M. de Voltaire ? Quelle multitude d’Ouvrages, dont quelques-uns suffiroient pour faire un grand nom à un autre Écrivain ! Puis-je ne pas observer la réunion inouie des talens de la Poësie & de la Prose au point où il les a portés ? Citez-moi un autre Poëte du premier ordre, qui soit connu par un corps complet de bons Ouvrages en prose ? Il étoit réservé à M. de Voltaire d’établir sa réputation sur deux bases indépendantes l’une de l’autre, & toutes deux inébranlables.

Cette singularité n’est pas la seule qu’offre l’histoire de sa longue vie ; la durée même de sa vie paroîtra singulière, si on se rappelle la frêle apparence de ses organes, & son tempérament tour de feu, allumé encore par des passions vives, par des travaux continuels, & par un régime extraordinaire. Une fortune honnête qu’il avoit héritée de ses pères s’étoit grossie entre ses mains jusqu’à l’opulence, espèce de prodige dans la Possession des Lettres. Cependant, je ne daignerois pas en faire la remarque, si sa générosité n’avoit rendu ses richesses aussi utiles à d’autres qu’à lui-même. La vie des Gens d’Étude est communément tranquille & uniforme ; celle de M. de Voltaire fut pleine d’agitations & d’événements variés. Il a vécu, dans sa Patrie & dans le Pays étranger, dans les Cours même des Rois. Après y avoir goûté les charmes de la faveur, & en avoir reconnu l’instabilité, il se fixa dans la retraite. Ce ne fut pas cette retraite obscure & solitaire dont parle Horace, où l’on se cache pour oublier les hommes & pour en être oublié ; mais une retraite fameuse, où la Gloire & la Renommée furent ses compagnes inséparables. Habitant sa Terre qu’il fertilisoit par ses soins, au milieu des Cultivateurs & des Artisans qu’il encourageoit par ses bienfaits, entouré des personnes qui lui étoient les plus chères, & ménageant pour lui-même la meilleure partie de son temps, il jouissoit tranquillement du spectacle de la campagne, du sentiment de la bienfaisance, des plaisirs de la société & des douceurs de l’étude. Chaque jour lui apportoit les tributs de l’estime & les hommages de l’admiration. Mais tout-à-coup il abandonne le séjour paisible des Champs, pour le bruit & le tumulte de la Capitale. S’il venoit y chercher des secours contre les maux &les menaces de la vieillesse, ses vœux & les nôtres ont été malheureusement trompés : mais s’il venoit pour y jouir de sa gloire, ses vœux ont été remplis au-delà de son attente. Pouvoit-il prévoir que la curiosité traîneroit le Peuple même sur ses pas ? Des égards plus réfléchis & des attentions plus honorables ont du le surprendre moins & le flatter davantage. Je puis lui appliquer ce que Tacite a dit d’Auguste : « On a renouvelé pour lui tous les honneurs accordés à d’autres ; on en même inventé qui étoient sans exemple. »

Cependant il a manqué un jour à son triomphe, celui où il auroit paru dans une de nos Assemblées publiques. Si son image y a été reçue avec tant d’acclamations, quels transports n’y auroit pas excité sa présence.

L’Académie, par une distinction singulière & bien méritée, lui avoir déféré la place de son Directeur. Eh ! plût à Dieu que la mort lui eût laissé le temps de l’occuper ! plût à Dieu qu’assis parmi nous, il nous eût entretenus du Règne de notre auguste Protecteur ! De quelles couleurs il auroit peint le Gouvernement doux mais ferme, paisible mais vigilant, qui a coupé la racine de nos anciennes dissentions ! l’Administration habile qui a trouvé des ressources inespérées pour créer une Marine respectable, & doubler en peu de temps les forces de la Nation ! la politique prévoyante, qui par une alliance contractée à propos, & noblement annoncée, enlève à nos Rivaux un grand Empire ! Mais s’il eût assez vécu pour féliciter le Roi d’être Père, son amour pour le Sang de son Héros auroit rallumé dans ses veines le feu poëtique ; il eût chanté, dans les transports de la commune allégresse, l’heureuse fécondité, qui, en préparant une Reine à un Trône étranger, promet aussi un Héritier au Trône de Henri IV. Ces grands sujets étoient dignes des talens de M. de Voltaire, talens uniques que je peindrai d’un dernier trait : ceux-mêmes qui en déplorent l’abus sont contraints de les admirer.