Discours de réception de Charles Batteux

Le 9 avril 1761

Charles BATTEUX

M. l'Abbé BATTEUX, ayant été élu par Messieurs de l’Académie française à la place de M. l'Abbé de SAINT-CYR, y vint prendre séance le jeudi 9 avril 1761, et a prononça le discours qui suit :

 

Messieurs,

Je parle dans un lieu où les Corneilles, les Bossuets, les Despréaux ont fait entendre leurs voix : où les mânes des grands hommes du siècle passé semblent habiter encore, comme dans un Temple consacré autrefois à leur présence. C’est ici qu’ils ont été couronnés chacun dans leur temps : & quiconque ose s’avancer pour prendre leurs places & succéder à leurs travaux, doit avoir des titres pour participer à leur gloire.

Cette seule pensée remplit mon ame de sentimens que je ne puis démêler en moi, & que je puis encore moins vous exprimer. Daignez en juger, Messieurs, par ceux que vous éprouvâtes vous-mêmes dans de pareils momens, malgré la confiance que devoient vous inspirer vos talens, reconnus par les juges éclairés, applaudis par la voix publique.

Ce fut l’illustre Académicien à qui je succède, qui me fit naître des désirs que je n’osois presque former, & qui me flatta peu de jours encore avant sa mort, d’un succès dont je suis redevable à vos bontés. Qu’il eût été doux pour moi de compter son suffrage parmi les vôtres, & de lire aujourd’hui dans ses regards, l’expression de l’amitié dont il vouloit bien m’honorer ! Il eût été un garant de plus de mon respect pour vous, & de ma reconnoissance pour votre bienfait.

Vous l’avez connu, Messieurs, & c’est pour moi un avantage d’avoir à louer ses vertus, en présence de ceux qui en ont été les justes estimateurs & les témoins. Né avec un esprit aussi pénétrant que judicieux, & avec un cœur droit, dans une famille où ces qualités furent toujours héréditaires, l’éducation n’eut pas besoin chez lui de fertiliser des fonds arides, de redresser des inégalités, de détourner des penchans : elle n’eut à ouvrir le sillon & à semer. Dès qu’il apperçut le vrai & le bon, son goût s’éveilla. Ce goût s’étendit de jour en jour avec les connoissances, & se distribua sur tous les genres, selon le mérite & l’importance des objets : semblable à ces plantes saines & vigoureuses, qui, s’élevant dans un terrain fertile, sous un ciel libre, s’accroissent régulièrement dans toutes leurs parties, avec ces différences symmétriques qui constituent la force & la beauté. La Religion forma son cœur, la Philosophie instruisit sa raison, les Lettres lui donnèrent les graces, & la politesse de l’esprit.

Quand je parle de Philosophie, Messieurs, le seul nom de M. l’Abbé de Saint Cyr avertit qu’il est question de celle qui s’enveloppe dans ses devoirs ; qui s’exerce dans la pratique beaucoup plus que dans les discussions ; qui, aimant son Dieu, sa Patrie, son Roi, ne croit pas qu’on puisse s’en faire un mérite : en un mot, il s’agit d’une Philosophie, qui marchant d’un pas ferme dans la route qu’elle s’est tracée par des idées aussi claires que justes, s’avance sans inquiétude & sans bruit, au travers des faux jugemens & des passions des hommes, dont elle essuie les chocs sans colère, & sans s’écarter de son objet. Telle fut la Philosophie de M. l’Abbé de Saint Cyr.

Il l’avoit puisée non-seulement dans les livres saints, qui avoient fait long-temps son étude particulière, & dont il se nourrissoit chaque jour, comme d’un pain solide ; mais encore dans les Auteurs fameux de l’antiquité Grecque & Latine, dont il avoit médité les Ouvrages, sur-tout depuis qu’il avoit été appelé à l’éducation d’un Prince, qui renfermoit dans sa Personne auguste les plus grands intérêts de l’Europe. Il crut qu’il falloit associer à un emploi si important, tout ce qu’il y avoit jamais eu de génies capables d’élever l’ame & de former les cœurs. Homère, Platon, Sophocle, Euripide, Plutarque, Ciceron, tous les Maîtres célèbres dans l’art de bien faire & de bien dire, entrèrent dans son plan de travail. Il y joignit nos excellens modernes. Il ne paroissoit pas un ouvrage sensé, dont il ne profitât aussitôt pour étendre ses vues ou pour les remplir. Pendant plusieurs années il eut avec un ami digne de lui, & digne de vous, Messieurs 1, des heures marquées pour ces conférences littéraires, qui animent les esprits par le concours, & quelquefois par le choc des idées, Lectures réfléchies, analyses profondes, extraits raisonnés, plans réduits, rien ne lui coûtoit pour tirer des sources mêmes, les sucs précieux qu’il faisoit couler si abondamment dans l’ame d’un Prince avide de belles connoissances & de grands exemples, qui saisissoit ardemment tous les points de vue instructifs qu’une main adroite avoit su lui ménager. M. l’Abbé de Saint Cyr aimoit tendrement, que dis-je, il adoroit son élève : & il savoit qu’en le formant à la vertu, il posoit les vraies bases de la grandeur des Rois & celles du bonheur public.

Il étoit juste qu’il y trouvât le sien. Il a vu pendant vingt ans le fruit de ses leçons, porté même au-delà de ses espérances. Une religion pure & éclairée, un esprit orné de toutes les connoissances utiles aux Souverains, un amour constant de l’équité & de l’ordre, le goût vif du beau, c’est-à-dire, du vrai & du simple, toutes ces qualités réunies dans un cœur qui lui laissoit voir tous ses mouvemens, suffisoient pour rendre heureux un Sage qui avoit cultivé les germes de tant de vertus, & qui voyoit assuré dans son propre ouvrage, le destin de la France, & la continuité de sa gloire. M. l’Abbé de Saint Cyr ne pouvoit rien désirer de plus. Quoique placé dans le tourbillon le plus rapide des passions ambitieuses, il étoit assez près du centre pour n’être pas emporté. Son cœur se reposoit tout entier dans celui de M. le Dauphin.

Pourquoi n’oserois-je ajouter que celui de M. le Dauphin se reposoit dans le sien ? Les Maîtres du monde seroient-ils condamnés à paroître ignorer un des plus beaux & des plus doux sentimens du cœur humain ? Je parle d’un Prince qui sait que les Rois ne sont jamais plus grands que quand leur bonté les rapproche de leurs sujets, ni plus semblables à la Divinité, dont ils sont les images, que quand ils se plaisent au milieu des hommes.

C’étoit la reconnoissance qui avoit commencé les nœuds de cette généreuse amitié : l’estime les avoit fortifiés : la douce habitude de voir arriver tous les jours un homme vrai, zélé, désintéressé, portant avec lui des conseils de raison & de sagesse, les avoit rendus indissolubles. Quand la mort vint les rompre, les entrailles du Prince furent émues : ses yeux ne purent refuser des larmes à son ami ; larmes précieuses ! qui, mettant le comble à la gloire de celui qui les a méritées, montrent aux peuples un cœur ouvert, pour être l’asile de la vertu & le refuge des malheureux.

Je vous rappelle les larmes de l’amitié. Une voix plus éloquente & plus touchante que la mienne vient de vous peindre celles de la nature2 , lorsqu’un Père si tendre a vu son Fils 3, la première & la plus précieuse portion de son sang, conduit au tombeau par les plus longs & les plus cruels apprêts de mort. Les Peuples touchés des maux d’un enfant né pour un destin si différent, le pleuroient avant que de l’avoir perdu. Si le Ciel l’eût rendu à nos vœux, il eût été bon, humain, généreux : il eût réuni toutes les vertus de son auguste Famille. À peine sur notre horison, cet astre heureux a disparu.

M. l’Abbé de Saint Cyr persuadé que la conduite de l’homme, & encore plus ses affections intérieures, dépendent des opinions qui se sont établies dans l’esprit, fut fidelle pendant toute sa vie au plan de l’éducation qu’il avoit reçue, & de celle qu’il avoit donnée. Il regardoit le systême de nos connoissances, comme un édifice, dont les Lettres fournissoient les décorations, & la Philosophie les matériaux ; mais dont les premiers fondemens, ensevelis la plupart dans des ténèbres inaccessibles à la raison, devoient être posés par une main plus sûre & plus respectable encore que celle de la Philosophie.

Il avoit assez étudié l’histoire des pensées humaines pour savoir que notre esprit, lorsqu’il veut s’élever seul & franchir les barrières, court risque de se perdre dans le vide, ou de se briser contre des rochers. Il avoit vu tous ces Génies sublimes, tous ces Héros de la sagesse ancienne, semblables à ces athlètes qui combattoient les yeux couverts d’un bandeau, porter leurs pas au hazard, se croiser mille fois dans leurs courses, se replier sur eux-mêmes, &, après avoir frappé quelques coups heureux sans en être sûrs, tomber enfin de lassitude & d’inanition, dans l’endroit même d’où ils étoient partis.

Il avoit observé que les efforts des Modernes n’avoient pas eu plus de succès ; que Leibnitz & Platon s’étoient également perdus dans l’atome, comme Epicure & Descartes dans l’immensité ; enfin que tous les Philosophes, dans tous les temps, avoient été également repoussés par la majesté même de la nature, toutes les fois qu’ils avoient entrepris de pénétrer dans son sanctuaire.

Il en avoit conclu que l’esprit humain a ses bornes fixées, & que, dans tout ce qui est au-delà de ces bornes, il a besoin d’un guide pour diriger ses pas, & d’un appui pour les assurer. Si nous voulons une époque dans l’origine des temps, une boussole dans les vues abstraites, des fins dans la Physique, un pivot dans la Morale, il faut que la chaîne de nos connoissances soit attachée au même point que celle de la nature.

Munie de cette précaution aussi nécessaire que sage, que la Philosophie prenne l’essor, & se porte avec autant de confiance que de forces dans tous les genres où la curiosité l’appelle, & où l’utilité l’attend : M. l’Abbé de Saint Cyr applaudit à ses succès : Qu’avec nos Géomètres fameux, elle précède par ses calculs sublimes, les astres qui se lèvent & se couchent chaque jour auprès de nous, & ceux qui se perdent dans l’espace, pour ne reparoître qu’après des siècles : Que pour constater les loix générales de l’Univers, & perfectionner la science du globe, elle aille graver le nom du meilleur des Rois sur les rochers du nord & du midi : Qu’avec nos Plines modernes elle étudie les mœurs des animaux, les propriétés des plantes, les différences des métaux, pour les ramener au service de l’homme, comme à leur centre : Qu’elle saisisse le pinceau de Tacite, ou celui de Théophraste, pour peindre les hommes avec des traits qui les frappent, & qui les forcent à devenir meilleurs : Enfin qu’elle développe dans ses méditations profondes, les loix fondamentales de l’humanité pour le bonheur des peuples ; qu’elle fasse sentir aux sujets que leur repos est dans l’obéissance, & que le repos est le plus grand des biens ; aux Rois, que leur gloire est dans la justice, & qu’ils sont toujours bons, quand ils sont justes ; à tous les hommes, que tenant leur existence d’un Être essentiellement bienfaisant, ils ne peuvent être heureux, qu’en usant de tout ce qu’ils ont de forces & de facultés pour faire du bien. Quel emploi ! quelles fonctions pour la Philosophie ! Oui, les Philosophes sont véritablement les Précepteurs du genre humain, les Ministres de la paix & du bonheur public, les Prêtres de la vérité & de la vertu. Ils ouvrent la porte de nos Temples, & y entrant avec la foule des peuples, ils ne se distinguent d’elle que par l’excellence de leur encens, par l’hommage qu’ils font de la sagesse même aux pieds des Autels.

Qu’à ce fonds si riche, si beau, si magnifique de connoissances & de vertus, on ajoute les charmes de cet art divin qui revêt & embellit les pensées, selon la nature & les circonstances des sujets, employant tantôt l’élégance attique, dans les matières simples, qui ne veulent que la précision & la clarté, & qui craignent les ornemens ; tantôt cette abondance majestueuse, comparée aux grands fleuves, lorsque les sujets sont nobles, & demandent la pompe de l’expression & de l’harmonie ; quelquefois ces traits de feu, brillans & pénétrans comme la foudre ; & toujours cette douce urbanité, qui semble être la fleur des lettres & des vertus, qui passe des mœurs dans les écrits, des écrits dans les mœurs ; l’homme de Lettres, également instruit, éloquent & religieux, devient ce qu’il doit être, la lumière, l’exemple & les délices de la société.

Ce fut, Messieurs, n’en doutons pas, ce fut le point de vue de ce Génie sublime, à qui la France est redevable de votre établissement.

Si le Cardinal de Richelieu n’eût élevé qu’un Tribunal littéraire pour juger de l’emploi régulier d’un mot, ou de la correction d’un tour grammatical, pour prononcer sur les nuances du style poëtique ou oratoire, en un mot, pour diriger les apprêts de cette parure extérieur & qu’on donne aux pensées, quand on veut qu’elles soient bien reçues par l’esprit, j’ose le dire devant vous, ce projet, toujours infiniment cher aux Muses, eût été digne d’un Aristarque, mais il n’eût pas été digne de Richelieu Ce grand homme, qui a empreint la hauteur de son génie sur tout ce qu’il a fait, n’étoit pas capable de s’arrêter au milieu d’une idée féconde. Liant ici, comme dans toutes ses vues, sa gloire personnelle avec celle de sa Nation, il a voulu que la France devint ce que la Grèce & Rome avoient été autrefois, le siége de l’empire du goût & de l’esprit, régnant sur toutes les Nations polies, par les modèles de littérature en tout genre, dont elle leur offriroit les beautés. Il a voulu que toutes ces idées essentielles qui comprennent la Religion, le Gouvernement, les Arts, les Mœurs de l’Europe & de l’Univers, fussent consacrées dans les monumens de la Langue Françoise ; & que cette Langue, riche chef-d’œuvres de toutes espèces, meritât d’être l’organe des Peuples & l’interprête des Rois.

Pour établir cette sorte d’empire, il falloit une Compagnie aussi illustre que savante, qui eût le dépôt de l’autorité, & qui fût dans la France même, ce que la France devoit être au milieu des autres Nations.

Tous les Ordres de l’État furent appelés pour la composer. La naissance vint y figurer à côté des talens, & la pus haute dignité à côté du simple mérite littéraire. Non que Richelieu prétendît relever par cette association les talens & les Lettres, qui prennent toujours leur rang dans l’estime publique comme dans l’Histoire ; mais pour faire sentir à ceux qui avoient besoin de cette comparaison, que les grands ne peuvent que s’honorer en cultivant les Lettres, & que le génie & le goût n’ont pas besoin d’aïeux pour être grands, non plus que de postérité pour être immortels.

Depuis cette époque heureuse les Lettres Françoises, il n’y eut point d’homme de génie, quelque fameux qu’il fût par lui-même, qui ne crut avoir besoin de vos lauriers. L’honneur d’être compté parmi vous, fut regardé comme le sceau de la gloire littéraire, capable plus que tout le reste de fixer l’inconstance de la renommée, & d’en constater les suffrages au tribunal des siècles éclairés.

Richelieu devenu, après vous avoir fondé, votre Chef & votre Protecteur, laissa ces deux titres à un Magistrat digne par sa naissance, par ses lumières & par ses vertus, de les porter après lui, & de les transmettre au plus grand des Rois. Mais LOUIS ne prit que le second, qui lui parut plus juste, & qui signifioit que les Lettres essentiellement libres, avoient des amis & des bienfaiteurs, point de maîtres.

Ce Monarque si grand, si puissant, si absolu, qui a fait pendant un siècle les destins de l’Europe, a désiré de voir son nom à la tête des vôtres, avec une qualité qui faisoit un droit pour vous, & une obligation pour lui. Il n’ignoroit pas que dans un État, dont le Roi est le père, où la raison & l’équité dictent les Loix, où le ressort du Gouvernement est l’honneur & l’amour, les Lettres toujours liées avec les mœurs, influoient sur ceux qui obéissent comme sur ceux qui commandent ; & qu’un Pays où les Muses ont des autels, est non-seulement le séjour de ces qualités riantes, qui sont l’agrément & le charme de la société ; mais qu’il produit encore les vertus solides, qui en sont la sécurité & le bonheur réel.

Je n’en veux prendre à témoins d’autres que vous, ennemis jaloux du nom François, fiers Insulaires, qui semblez nous haïr par goût encore plus que par intérêt ou par système. Dès que l’aurore de la paix aura montré ses premières lueurs sur notre horison, & que vos vaisseaux commenceront à rentrer dans vos ports pour y désarmer, vous hâterez d’en préparer d’autres pour franchir la barrière qui vous sépare de nous. Vous viendrez respirer dans nos climats, vous reposer dans nos arts, vous égayer dans nos cercles. Et ce Peuple, contre lequel vous gardez un si vif ressentiment & qui n’en eut jamais contre vous d’autre que celui de l’État, s’occupera des moyens d’acquérir des droits sur vos cœurs. Grands & petits, tous se croiront obligés de vous faire les honneurs de la Nation, parce que vous êtes des hommes & des étrangers.

Puissent ces sentimens, suspendus aujourd’hui par la violence des armes, reprendre bientôt leur cours, lorsque les nuages étant dissipés & la sérénité rendue, vous viendrez avec nous, avec la même assurance que nous, goûter combien est doux le règne de justice, de la bonté, de la justice, de la modération : de cette vertu la plus grande & la plus difficile vertu des Rois, que LOUIS a adoptée pour en faire la règle de sa conduite envers ses ennemis. Vous le verrez au milieu de son Peuple, dont il est adoré, au milieu des Arts & des Lettres, qu’il chérit & qu’il encourage, occupé des moyens d’adoucir le malheur des temps, de rouvrir les sources de l’abondance, de concilier les intérêts des Nations, toujours prêt de sacrifier les siens au bien de l’humanité : préférant à tous les autres genres de gloire, dont il a connu le prix & senti les attraits, celle de travailler à la félicité des Peuples, de mériter l’amour de ses sujets, la confiance de ses voisins, la reconnoissance & l’estime de l’Univers.

1 M. Hardion.

2 M. l’Évêque de Limoges reçu le même jour.

3 Monseigneur le Duc de Bourgogne.