Discours de réception du marquis de Pompignan

Le 10 mars 1760

Jean-Jacques LEFRANC, marquis de POMPIGNAN

M. le Marquis de Pompignan, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. de Maupertuis, y est venu prendre séance le jeudi 10 mars 1760, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

Vous avez perdu un Homme de Lettres & un Philosophe. Cette double perte est difficile à réparer. Quelque goût qu’on ait aujourd’hui pour la Littérature & pour la Philosophie, les Hommes vraiment lettrés, les vrais Philosophes sont aussi rares que jamais.

Des prétentions ne sont pas des titres. C’est par le fruit des études qu’il faut juger de leur succès.On n’est pas précisément Homme de Lettres, parce qu’on a beaucoup lû & beaucoup écrit, qu’on possède les Langues, qu’on a fouillé les ruines de l’Antiquité ; parce qu’enfin on est Orateur, Poëte ou Historien. On n’est pas toujours Philosophe pour avoir fait des Traités de Morale, sondé les profondeurs de la Métaphysique, atteint les hauteurs de la plus sublime Géométrie, révélé les secrets de l’Histoire Naturelle, deviné le systême de l’Univers. Le Savant instruit & rendu meilleur par ses Livres, voilà l’Homme de Lettres. Le Sage, vertueux & Chrétien, voilà le Philosophe.

Ce n’est donc pas la profession des Lettres & des Sciences qui en fait la gloire & l’utilité. S’il étoit vrai que dans le siècle où nous vivons, dans ce siècle enivré de l’Esprit Philosophique & de l’amour des Arts, l’abus des Talens, le mépris de la Religion, & la haine de l’autorité, fussent le caractère dominant de nos Productions, n’en doutons pas, Messieurs, la Postérité, ce Juge impartial de tous les siècles, prononceroit souverainement que nous n’avons eu qu’une fausse Littérature & qu’une vaine Philosophie.

Et quel exemple, en effet, quelles instructions donneroient au genre humain des Gens de Lettres présomptueux qui nous enseigneroient à mépriser les plus grands Modelles ; de prétendus Philosophes voudroient nous ôter jusqu’aux premières notions de la vertu ; les uns & les autres se déchirant sans cesse entr’eux ; se poursuivant avec fureur jusqu’au tombeau ; décriant respectivement leur esprit, leur ame, leurs mœurs ; s’élevant avec une liberté cynique contre ce que la Naissance & les Dignités ont de plus éminent ; faisant tout retentir de leurs cabales, de leurs jalousies, de leurs animosités & forçant enfin le Public à regarder comme un Problème, si les Lettres, les Sciences & les Arts ont plus contribué à épurer les mœurs, qu’à les corrompre.
De-là l’étonnante controverse élevée de nos ours, & défendue de part & d’autre avec cette force, avec cet air de conviction qui semblent n’appartenir qu’à la vérité. Je suis bien éloigné, Messieurs, de vouloir applaudir à ce nouveau paradoxe. Ce n’est pas dans le Sanctuaire des Lettres que j’afficherai l’anathème qui les proscrit. Mais pourquoi le dissimuler ? Ce sentiment si pernicieux dans les conséquences, si faux dans le principe, se trouve vrai néanmoins dans l’exception ; & malheur au Siècle que cette humiliante exception désigneroit. En vain se vanteroit-il lui-même d’être un Siècle de lumière, de raison & de goût ; ses propres monumens serviroient bientôt à le confondre. Les Bibliothèques, les Cabinets des Curieux, ces dépôts durables de la sagesse & du délire de l’esprit humain, ne justifieroient que trop l’accusation & le jugement. Ici, ce seroit une suite immense de Libelles scandaleux, de Vers insolens, d’Écrits frivoles ou licencieux. Là, dans la classe des Philosophes, se verroit un long étalage d’opinions hasardées, de systêmes ouvertement impies, ou d’allusions aux Lettres contre la Religion. Ailleurs, l’Histoire nous présenteroit des faits malignement déguisés, des anecdotes imaginaires, des traits fatidiques contre les choses les plus saintes, & contre les maximes les plus saines du Gouvernement. Tout, en un mot, dans ces Livres multipliés à l’infini, porteroit l’empreinte d’une Littérature dépravée, d’une morale corrompue, & d’une Philosophie altière qui frappe également le Trône & l’Autel.

Quelle digue opposer à ce torrent ? Un Corps Littéraire, où les principes qui perpétuent la tradition du goût, des bonnes mœurs & du respect pour la Religion, ne varient jamais ; un Corps de qui l’on puisse publier qu’il est tel aujourd’hui qu’il fut dans son origine, & qu’il sera jusqu’aux derniers temps ; un Corps toujours animé de l’ame des Corneille & des Bossuet ; pour tout dire enfin, la Compagnie célèbre dans laquelle appelé, Messieurs, par vos suffrages, j’ai l’honneur d’être admis aujourd’hui.

C’est pour remplir, pour perfectionner, s’il étoit possible, le plan de votre Institution, que depuis quelques années vous avez voulu associer des Philosophes illustres qui avoient déjà senti la nécessité de cultiver les Lettres, pour donner aux Sciences plus d’éclat & plus d’agrément. Votre choix n’est tombé que sur des cœurs droits, sur des esprits vigoureux, mais sages, qui n’ont apporté parmi vous que des sentimens épurés sur tout ce qui fait l’objet de notre culte & de notre vénération.

M. de Maupertuis fut un des premiers que l’Académie des Sciences vous offrit. Il étoit Homme de Lettres, ses écrits en sont la preuve. Il étoit Philosophe, sa mort nous l’a mieux appris que ses écrits.

Il avoit porté les armes pendant sa jeunesse. Il quitta le service, où il occupoit un poste honorable, pour se livrer aux Lettres, & principalement aux Sciences. Mais au milieu de ses études il retrouva plus d’une fois sa première destination ; & l’on peut dire que, soit dans ses Expéditions astronomiques, soit dans les Campagnes qu’il fit à la suite d’un Roi bel1iqueux, le courage du Guerrier lui fut souvent aussi nécessaire que la fermeté du Philosophe. L’estime & les bienfaits de ce même Prince l’avoient attiré en Allemagne ; des liens indissolubles le fixèrent à Berlin. Il y fut quelque temps heureux, si un François peut l’être ailleurs que dans sa Patrie & sous un autre Roi que le sien.

La Présidence & la Direction d’une Académie florissante furent confiées à ses soins. On sait que cette Compagnie embrasse toutes les parties des hautes Sciences & de la Littérature. Ses Mémoires sont enrichis de différens morceaux de M. de Maupertuis dans des genres si opposés. On y reconnoît par-tout un Membre distingué de l’Académie Françoise & de l’Académie des Sciences. Quelques matières qu’il traite, son style est énergique, naturel, clair & correct. Il possédoit toutes les richesses de notre Langue, & les employoit, non pas en Rhéteur, mais en Philosophe.

Un Géomètre, un Métaphysicien qui sait bien sa Langue, la sait mieux que le simple Grammairien. Celui-ci d’ordinaire ne connoît qu’une méthode inanimée, qu’une théorie, pour ainsi dire, extérieure, & qui ne pénètre point le mécanisme interne & primitif des Langues. L’autre au contraire accoutumé aux médiations profondes, à l’analyse, au calcul, combine les règles de la Langue avec les opérations de l’esprit, la suit pas à pas, remonte à son origine, saisit l’instant où les premiers mots naquirent des premières sensations. Revenant ensuite sur la formation progressive & développée du Langage, il l’apperçoit dans le progrès & dans le développement des idées. Plein de cette analogie & de ces rapports, il découvre dans sa source le systême grammatical. Il voit que chaque chose a son mot propre, & qui ne peut être suppléé qu’imparfaitement ; que les diverges facultés de l’ame, que le sentiment, que nos perceptions & leurs nuances ont créé par l’organe de la voix des signes représentatifs qui leur conviennent ; que les modifications de la pensée ont produit les modes du discours, & qu’à considérer les choses dans leur essence, l’art de parler appartient plus qu’un autre au raisonnement, & n’a pas peu contribué à le former. C’est par cette Grammaire Philosophique, qu’il se garantit de l’abus des mots tant reproché par Locke à tous les Écrivains en général. C’est elle qui lui apprend à s’exprimer avec autant d’ordre & de netteté qu’il conçoit, & à caractériser son style par cette heureuse propriété des termes, qui seule fait l’exactitude & la justesse de l’expression.

Ces traits distinctifs se font remarquer dans les écrits de M. de Maupertuis. Nous avons de lui des Réflexions Philosophiques, & une Dissertation sur les Langues. Il y a dans ces deux morceaux des vues nouvelles, des principes féconds ; & si on les examine sur-tout du côté du style, ainsi que ses autres ouvrages, on avouera que nul Écrivain n’a mieux connu, ni mieux fait sentir la valeur réelle des expressions, & la signification rigoureuse des mots.

Ce n’est pas que son élégance & sa précision géométriques n’aient paru quelquefois un peu sèches. Je joins ici la critique à l’éloge, & ce n’est guère l’usage en pareille occasion. Mais quand on loue des Philosophes, ce doit être à leur manière, sans flatterie ni partialité. D’ailleurs cette ombre imperceptible n’obscurcira point le tableau des talens de ce respectable Académicien. J’oserois si sentiment étoit de quelque poids, j’oserois combattre sur ce point les Censeurs de M. de Maupertuis, & je dirois qu’il seroit à souhaiter que le procédé du Géomètre s’introduisit plus souvent dans les ouvrages de Littérature. Ils en seroient moins chargés de vains ornemens & de digressions étrangères au sujet, moins enflés de citations inutiles, mieux discutés, plus solides, plus instructifs.

J’ajouterai que si, de l’aveu même de M. de Maupertuis, on a pu reprocher à quelqu’un de ses Ouvrages un style triste & sec, ce sont ses propres termes1 , il a bien montré dans d’autres Écrits qu’il ne manquoit ni de sentiment, ni d’imagination, & que la nature en lui ordonnant d’être Géomètre & Physicien, lui avoit permis d’être Poëte & Orateur.

Il devint Orateur par nécessité, & comme il le dit lui-même, pour remplir les fonctions de sa Charge2 ; il se trouva qu’il étoit né éloquent. Il écrivit sur la génération des Animaux, & sous sa plume nacquit la Poësie.

Que d’agrément, que d’images ravissantes dans sa Vénus Physique ! Ceux qui n’en connoissent l’Auteur que comme un Savant livré à tout ce qu’il y a d’austère & d’abstrait dans les connoissances humaines, seront étonnés du charme inexprimable qui règne dans plusieurs morceaux de cet Ouvrage. On croiroit quelquefois qu’il traduit Homère ou Milton3 .

Le Discours sur la mesure de la terre au cercle polaire, présente au Lecteur les mêmes traits de génie. Tandis qu’environné de pendules, de quarts de cercle de secteurs & de tout l’arsenal des Mathématiques, il détermine avec ses dignes Compagnons la direction d’une longue suite de triangles ; que sur des couches multipliées de neige il mesure la perche à la main une base de trois lieues de longueur, & qu’il expose à la Nation des Astronomes le résultat lumineux de ses opérations, son pinceau toujours varié joint au détail de ces travaux le spectacle nouveau pour nous des terres, des habitans & des cieux voisins du Pole. Il peint avec tant ce chaleur, avec tant de vérité, qu’il nous transporte aux lieux mêmes qu’il décrit. On escalade avec lui les sommets de l’Horrilakero ; on le suit sur les eaux glacées du Tornea ; on vole à ses côtés sur les traîneaux fragiles du Lapon.

À cet art de peindre, aux talens de l’esprit, il unissoit le goût de la bonne Littérature. Admirateur des Anciens, il les avoit lus & médités. Il s’en sert souvent, & l’on peut juger par ses Ouvrages, que les Poëtes, les Orateurs & les Historiens de l’Antiquité lui étoient également connus. Ce sont là nos Maîtres, ils le seront toujours. Je dis plus ; ils sont des modèles pour les genres mêmes qu’ils ont ignorés, & ceci n’est point un paradoxe. C’est qu’ils ont puisé dans la nature toutes les règles de l’art ; c’est qu’ils ne s’écartent jamais du vrai, de ce vrai qui seul est beau, qui seul est aimable, comme l’a caractérisé l’Horace François ; & que dans toute sorte de Littérature, dans toute production du génie, soit qu’on invente, soit qu’on perfectionne, ce vrai primitif & universel ne sauroit ressembler qu’à lui-même. Tel est le sceau ineffaçable de ces chefs-d’œuvre immortels, qui font tant d’honneur à la Grèce & à Rome. Appliquons à leurs Auteurs en général ce que Quintilien disoit de Ciceron en particulier, & croyons que ceux-là seulement sont Gens de Lettres qui connoissent le mérite & le prix des Anciens.

La lecture de leurs Écrits n’est pas moins utile au cœur qu’à l’esprit. Ils nous apprennent que le véritable amour des Lettres ne consiste pas seulement à exceller dans les genres qu’on a choisis ; mais qu’il nous porte encore à partager le succès de nos émules, & nous oblige à concilier à nos études la confiance & le respect du Public.

Quelle estime aura-t-il pour des hommes qui méprisent, ou qui feignent du moins de se mépriser mutuellement ? La haine les aveugle & les perd. Imprudens, qui pour la satisfaction cruelle de décrier un livre, ou de diffamer un rival, se privent eux-mêmes des fruits inestimables de leur art. Ils pouvoient s’immortaliser par leurs travaux : ils n’immortaliseront peut-être que l’opprobre affreux dont ils couvrent la profession d’Homme de Lettres, & que le triple emploi de leurs talens.

On n’accusera point de pareils excès M. de Maupertuis, ni comme Homme de Lettres, ni comme Philosophe. Il est modeste, ingénu dans ses écrits ; pensant juste, sans commander aux autres de penser comme lui. Ce ne sont point de ces décisions hautaines qui révoltent l’amour propre contre l’instruction, souvent même contre la vérité. Il doute, il propose, il éclaircit. Il ne donne à ses opinions littéraires ou philosophiques, ni l’ambiguité affectée des Oracles, ni le langage impératif des Loix. Ce caractère de retenue, de sagesse & de candeur, ne s’est point démenti dans les circonstances qui pouvoient, ce semble, l’altérer. Des contestations sur une découverte de Physique lui avoient attiré de fâcheux démêlés ; mais il ne s’en souvenoit qu’en Philosophe, & ce qu’il m’en a dit lui-même, faisoit l’éloge de son cœur sans nuire à la réputation de ses adversaires.

De plus rudes épreuves l’attendoient. Les malheurs de l’Allemagne furent le commencement des siens. Quelle fut sa situation, quand il vit le Roi de Prusse allumer le flambeau d’une guerre qui devoit armer la France contre lui ! Concevons l’état pénible & douloureux où M, de Maupertuis dût alors se trouver. D’un côté c’est son Souverain naturel, un Souverain qu’il voyait l’idole de sa Nation, & dont la clémence & la douceur sont célébrées chez tous les Peuples de l’Europe. De l’autre c’est un Roi généreux, qui se l’est attaché par des établissemens aussi utiles qu’honorables ; un Roi doué des qualités brillantes que la France a long-temps chéries dans son Allié, & qu’elle admire encore dans son Ennemi. Ses vœux n’étaient point partagés ; mais son cœur pouvoit l’être. Il étoit né François, il en eut toujours les sentimens. Son état le lioit à la Prusse ; il avoit ses emplois, sa fortune, une épouse enfin ; c’est-à-dire, le bien le plus cher & le plus sacré qu’on puisse posséder sur la terre.

C’est dans ces conjonctures que la constance humaine a besoin de toutes ses forces. Il manquoit encore aux disgraces de M. de Maupertuis les infirmités du corps, & les menaces d’une mort prochaine. Tout cela ne tarde pas à se réunir. Le dépérissement visible de sa santé, des maux presqu’irrémédiables lui annoncèrent bientôt sa fin. Il s’étoit séparé malgré lui d’une épouse aimable & vertueuse. C’eût été dans ces momens sa plus douce consolation. Il la désiroit, il se la refusa. Livré à lui-même, la Philosophie le soutint dans l’infortune & dans les douleurs, répandit le calme dans son esprit, lui tint lieu de tout ce qu’il alloit perdre, de ses biens, de ses emplois, & de l’unique objet qui l’attachoit à la vie.

Mais à quelle Philosophie eut-il recours ? Implora-t-il, comme tant d’autres, cette sagesse purement humaine, qui prétend tirer de son propre fonds ses ressources & ses vertus ; qui ne veut rien devoir à la Religion, qui la proscrit même ; qui ravit à l’homme la spiritualité de son ame pour ne lui laisser que des passions grossières & qui le dégrade & l’avilit sous prétexte de le rendre heureux ? Cette Philosophie trompeuse qui dément ses maximes par ses actions ; qui déclame tout haut contre les richesses, & porte envie secrètement aux riches ; qui montre du mépris pour les dignités, & désire de les obtenir ; qui recommande aux hommes la sociabilité, & cherche à perdre ses rivaux ; qui se dit l’organe de la vérité, & sert d’instrument à la calomnie ; qui vante sa modestie & sa modération, & se nourrit d’emportement & d’orgueil ? Cette Philosophie dont les sectateurs fiers & hardis la plume à la main, sont bas & tremblans dans la conduite ; qui n’ont rien d’assuré dans les principes, rien de consolant dans la morale, point de règle pour le présent, point d’objet pour l’avenir ; qui se jouent de leurs opinions, les soutiennent, les abandonnent suivant leur crainte ou 1eurs besoins, & dont les exemples sont aussi dangereux que les leçons ?

Avec de tels guides vainement courons-nous après le bonheur. Ce phantôme s’évanouit dans le tourbillon d’idées confuses où l’on croyoit le fixer. Il ne nous en reste que de l’inquiétude, de l’agitation, & qu’un vuide immense qui s’aggrandit toujours devant nos désirs.

Peut-être, Messieurs, que cette Philosophie qui n’a point l’art de nous procurer une vie heureuse, a du moins le secret de nous apprendre à mourir. Car c’est où l’insuffisance & la foiblesse de son appui démontrent plus que jamais. Qu’offre-t-elle dans leurs derniers momens aux infortunés qu’elle a séduits ? Quel soulagement apporte-t-elle aux douleurs du corps, aux troubles de l’esprit ? Que nous fait-elle envisager ? La matérialité de l’ame, & l’espérance de sa destruction. Je dis l’espérance ; car aucun des partisans de cette monstrueuse Philosophie n’a osé parler encore de certitude à cet égard. D’où il arrive qu’aux approches de la mort, la plupart des incrédules, mal affermis dans leur doctrine, passent de l’incertitude au désespoir, & que les plus courageux sont ceux qui tombent alors dans un étourdissement stupide, ou dans une morne insensibilité.

Ce ne fut pas dans les bras de cette Philosophie que M. de Maupertuis chercha le remède à ses maux, qu’il voulut terminer ses jours. Celle qu’il avoit cultivée étoit bien différente, & dans les derniers temps de sa vie il ne la sépara plus des lumières de la Religion.

C’est dans cet assemblage que le Philosophe Chrétien trouve encore plus de secours & de consolation qu’un fidèle moins instruit. Ses études ont fortifié sa foi. Il n’a point acquis de connoissances qui ne soient pour lui de nouveaux motifs de croire ; mais il n’en connoît que mieux aussi le néant du savoir & de la réputation littéraire. M. de Maupertuis en étoit venu là par degrés. Plus la fin de sa carrière appprochoit, & plus la Religion opéroit en lui le détachement de tout ce que l’amour propre a de plus cher. Il employa les derniers mois de sa vie à méditer sur les vérités éternelles de la Religion. Jamais il ne montra plus de courage & de douceur. La sérénité de son visage, la tranquillité de son esprit, sa patience inaltérable dans les douleurs, étoient l’effet sensible de ses salutaires réflexions. Il remplit ses devoirs de Chrétien, non pas avec cette décence affectée qui ne suppose qu’un respect extérieur pour le culte reçu, mais avec les marques les moins douteuses d’une foi pleine & entière, & d’une résignation parfaite.

Personne n’a été plus jaloux que lui de la réputation de Chrétien sincère & décidé. Des Écrivains, très-suspects d’ailleurs dans leur croyance, ayant voulu, sans doute pour se prévaloir de l’autorité de son suffrage, trouver dans ses Écrits des principes contraires à la Religion ; ou en tirer des conséquences dangereuses, il se plaignit hautement de cette injustice, & dissipa jusqu’aux plus légers soupçons qui auroient pu s’élever contre lui.

Observons ici, Messieurs, & je me flatte que vous me saurez gré d’une remarque trop importante pour la laisser échapper, observons que ses justifications sur cette matière n’étoient point vagues, ni captieuses, & qu’on n’y démêloit pas cet orgueil secret qui s’irrite plus du reproche, qu’il ne cherche à s’en disculper. Il ne s’enveloppoit pas dans des subterfuges, dans des protestations générales de vénération & de respect pour la beauté des Livres saints & pour la morale de l’Évangile, toutes choses que l’Idolâtre & le Musulman, le Déiste même, pourroient dire & penser comme le Chrétien. Ses assertions sur ce point n’étoient pas équivoques. Nous avons dans plusieurs endroits de ses Ouvrages des garants incontestables de sa foi. Il adoroit & croyoit la doctrine du Christianisme, les Mystères, la Révélation. Que ceux qu’on soupçonneroit d’incrédulité, prononcent ce mot. Toute autre apologie est superflue ; qui croit la Religion révélée, croit tout.

Ce seroit donc sans succès que les Incrédules voudroient s’appuyer des sentimens de M. de Maupertuis. Quoi qu’ils disent, quoi qu’ils écrivent, son nom ne grossira point le nécrologe des esprits forts. Pour vous, Messieurs, qui verriez avec douleur les moindres écarts d’un de vos Confrères, vous n’aurez jamais de doute ni de regret sur les mœurs, ni sur la religion de l’Homme illustre que vous avez perdu ; & vous conserverez avec joie dans vos Fastes la mémoire d’un Académicien qui sut unir la vraie Littérature à la saine Philosophe Une attention scrupuleuse à choisir des Hommes qui lui ressemblent, soutiendra la grandeur & la dignité de votre établissement.

Cette Compagnie a été fondée par un Homme d’État, qui étoit en même temps un grand Homme de Lettres, & qui de toutes les parties de la Philosophie possédoit éminamment la plus noble & la plus utile, l’art de gouverner. Il falloit que votre Fondateur eût toutes les qualités, tous les talens qu’on peut désirer dans un Académicien lettré, & dans un Ministre Philosophe. Sans cela, votre institution n’eût été qu’imparfaite & peu solide.

Avant le Cardinal de Richelieu, de grands Souverains, des Ministres éclairés avoient chéri les Sciences & les beaux Arts, encouragé ceux qui s’y distinguoient. Leur Règne ou leur Ministère en avoit reçu de l’éclat ; leurs Nations s’en étoient avantageusement ressenties. Mais les effets de cette protection étoient passagers comme elle. L’Empire des Lettres n’avoit encore acquis chez aucun Peuple poli une consistance fixe, qui le mît à l’abri des révolutions causées par l’ignorance ou par le mauvais goût. Les Protecteurs des Talens n’avoient été que d’illustres amateurs. Les Académies qui existoient déjà en Europe, n’étaient que des Sociétés Littéraires abandonnées à elles-mêmes, qui dépendoient du zèle plus ou moins ardent de leurs Membres, & qui ne faisoient pas partie du Corps Politique de l’État.

Richelieu concevait tout en grand & l’exécutoit de même. Il n’aimoit pas les Lettres seulement pour l’utilité particulière, ou pour le plaisir qu’il en pouvoit retirer. Il ne bornoit pas son administration à jouir durant sa vie de cette plénitude de pouvoir & de cette tranquillité personnelle que des Hommes d’État, qui n’en avoient que le nom, ont souvent achetées, ou par des guerres injustes, ou par des traités de paix honteux, ou par de négociations ruineuses. Son ambition servoit son Maître & la France. Il vouloit qu’après sa mort, comme dans le cours de son Ministère, son Roi fût le plus grand Roi du monde, & les François la première Nation de l’Univers. Pour parvenir à ce but, trois moyens lui étaient également nécessaires ; la réputation de nos armes ; le nerf & la stabilité du Gouvernement politique ; l’encouragement & le progrès des Sciences, des Lettres & des Arts.

Mais dans quel état se trouvait alors la France par rapport à ces trois objets ? Puissante, heureuse, respectée pendant le dernier Règne, elle étroit retombée dans l’anarchie, pourquoi ne dirois-je pas dans l’avilissement ? Nos armées commandées par des Favoris, demandoient en vain des Généraux. Les ennemis du Royaume avoient repris de toutes parts leur ancienne supériorité. Cette politique de Henri le Grand si franche & si droite, mais si vaste & si éclairée, & qui avoit gouverné tous les Cabinets de l’Europe, se voyoit réduire à de petites intrigues de Cour, & rampoit devant l’incapacité mystérieuse du Ministère Espagnol. Notre Littérature, elle étoit nulle. Les Arts, ils nous venoient de l’Étranger. Les Sciences, Descartes n’avoit point paru. Corneille lui-même se laissoit à peine entrevoir dans la médiocrité de ses premiers essais. Richelieu se montre ; il prend les rênes du Gouvernement. Tout se développe, tout se régénère. Le secret & l’habileté rentrent dans nos Conseils ; nos armes triomphent ; la révolte est abattue, l’Hérésie forcée dans ses remparts ; les Lettres fleurissent ; les Talens renaissent ; les Arts se perfectionnent ; les Cours étrangères se troublent, leurs projets sont déconcertés ; la face de l’Europe est changée, & le génie créateur d’un seul homme enfante en un clin d’œil cette prodigieuse révolution.

C’est de ces matériaux dispersés & presque inconnus, que Richelieu construisit l’édifice immortel de la puissance & de la grandeur de cet Empire. La fondation de cette Compagnie fut un des principaux ornemens de son ouvrage. Il l’institua, non pour en former une simple association de beaux esprits & de Gens de Lettres, mais pour établir un Corps qui fût chargé du dépôt de la Langue Françoise ; c’est un des traits qui marquent le mieux l’étendue & la profondeur de ses vues. Par là notre Langue, dont il jugeoit la Conservation précieuse au Gouvernement, & nécessaire à la splendeur de l’État, ne dépendoit plus de l’inconstance & des caprices de la Nation. L’usage, ce souverain absolu des Langues, n’en conservoit pas moins ses droits ; mais cet usage n’est pas toujours suffisamment reconnu. L’Académie seule en fait l’application, ou en déclare la légitimité ; semblable aux Tribunaux qui sont eux-mêmes soumis aux Loix dont l’exécution leur est confiée.

Remplis de cet esprit, fidèles aux principes de votre Instituteur, vous veillez, Messieurs, sur la Langue Françoise, & vous distinguez les acquisitions qui l’enrichissent, d’avec les innovations qui l’altèrent. Justement prévenus contre l’amour outré du nouveau que produit la disette du neuf, vous rejettez tout ce qui n’a que le mérite de la singularité ; & ce qui caractérise bien le goût uniforme & sûr, & la Littérature philosophique qui président à vos travaux, c’est que nul Académicien n’a essayé d’y faire prévaloir ses systèmes particuliers, & que chacun de vous s’attache au plan général, comme si c’étoit le sien propre, Accord patriotique, intelligence de Citoyens, sans laquelle les changemens moins bisarres qu’insuffisans qu’on a voulu introduire dans l’Orthographe, & un déluge de mots inventés arbitrairement, eussent déjà rendu méconnoissable la plus sage & la plus utile des Langues modernes.

Ainsi le systême littéraire du Cardinal de Richelieu a eu son entier accomplissement, puisqu’il a mis la Langue & l’Académie Françoise dans l’heureuse nécessité de conserver perpétuellement leur forme & leurs Loix.

Ce grand Homme sentoit bien, Messieurs, qu’il communiquoit à votre établissement tout ce qui pouvoit le préserver des vicissitudes humaines. Il assuroit le sort de l’Académie, il préparoit ses beaux jours ; mais il lui laissoit des accroissemens de gloire à désirer. Elle méritoit d’appartenir au Trône.

LOUIS LE GRAND, ce Roi qui eut autant de justesse dans l’esprit, que d’élévation dans l’ame, & qui ne tint que de lui seul l’art de régner, avoir porté sa vigilance & ses soins sur toutes les branches du Gouvernement, & sur les différentes parties de l’État. Il jetta les yeux sur l’Académie Françoise ; il en connut l’importance & l’utilité, & voulut que cette Compagnie fût à l’avenir, comme les premiers Corps de son Royaume, sous sa protection directe, & sous ses regards immédiats. Il daigna donc succéder, en qualité de Protecteur, au Chancelier Seguier, dont la mémoire sera révérée tant qu’il y aura des Magistrats & des Gens de Lettres.

Ce bienfait fut pour l’Académie un nouveau lien qui l’attachoit plus étroitement au service & à la gloire de ses Maîtres. Grace aux vues politiques de son Fondateur, adoptées par nos Souverains, elle a, de même que les divers Ordres de l’État, une portion considérable de la réputation du nom François à soutenir. Tandis que nos Tribunaux se signaleront par un zèle désintéressé pour la Justice & pour les Loix, que nos Légions combattront avec valeur pour le bien de la Patrie, que notre Commerce & les Arts fleuriront, que nos Négociateurs soutiendront dans les Cours étrangères la dignité de cette Monarchie, l’Académie Françoise conservera pour tous dans son élégance & dans sa pureté, cette Langue devenue presque universelle, & que tant de Peuples de l’Europe ne peuvent employer, comme ils le font, dans leur Jurisprudence, dans les actes publics, dans les Traités, dans le cours ordinaire de la vie, sans rendre hommage en quelque sorte à la prééminence de notre Nation.

L’Univers en est témoin, Messieurs, Cette prééminence en vain contestée, a souvent armé contre nous des voisins ambitieux ; comme si ce Peuple que nous savons estimer, malgré ses préjugés injustes, pouvoit par la haine qu’il nous pose, par des mépris affectés, diminuer la supériorité que les François se sont acquise à tant d’égards. Répondez-moi, Hommes aveuglés par vos succès, & qui prétendez être aujourd’hui les seuls Philosophes de la terre. Où trouverez-vous cette Philosophie naturelle du droit des gens si précieuse à l’humanité ? Est-ce dans les hostilités que vous avez exercées contre nous sans motifs, ni déclaration de guerre ; ou dans la modération d’un Roi magnanime, qui pouvoit, avant la dernière paix, pousser si loin ses conquêtes, multiplier tellement ses victoires, que ses ennemis en eussent été accablés ? Vous l’avez reçue de lui cette paix pour laquelle il combat encore, & qui n’est pas moins l’objet de ses vœux que de ses Traités. Elle renaîtra sans doute, & vous en connaîtrez mieux le prix. Puise-t-elle alors n’être plus exposée à des infractions arbitraires. Puissions-nous, François, Anglais, Allemands, ne plus respirer que l’avantage commun de tous les Peuples, & que l’amour du genre humain.

Pour nous, Sujets d’un Roi que nous chérissons, & qui nous aime, applaudissons-nous de concourir à des desseins ne tendent qu’au rétablissement de la félicité publique & de la tranquillité des Nations. La cause la plus juste est souvent éprouvée par des disgraces. La France a quelquefois essuyé des revers qui eussent détruit toute autre Puissance que la sienne. Mais elle a toujours trouvé des ressources dans le courage inébranlable de ses Rois, dans son amour inviolable pour eux, & dans l’orgueil même de ses ennemis.

Et ne seroit-ce point par l’ivresse de leur joie, qu’ils nous annonceroient leur prochaine humiliation ? Souhaitons du moins que désabusés de l’idée chimérique de nous imposer des Loix, ils ouvrent les yeux sur leurs véritables intérêts. Les nôtres sont inséparablement liés à la gloire du Souverain qui nous gouverne. Persuadé que la paix n’est pas moins nécessaire à ses Peuples qu’au reste de l’Europe, il est pénétré de leurs besoins ; il sent leurs malheurs ; il se les exagere peut-être à lui-même ; & cela seul, Messieurs, suffiroit pour les adoucir. Mais que dis-je ! Les François unis entr’eux, fidèles à leur devoir, chers à leur Roi, ne seront jamais malheureux.

1 Préface qu’il eût à la tête de l’Essai de morale sur le Bonheur. Tom. I des Œuvres de M. de Maupertuis, éditions de Lyon, 1756.

2 Épître à M. l’abbé Trublet, à la tête du troisième volume, même édition.

3 Voyez dans la Vénus Physique, seconde partie, l’endroit qui commence ainsi : Quand l’astre du jour a disparu…