Discours de réception de Paul d'Albert de Luynes

Le 16 mai 1743

Paul d’ALBERT de LUYNES

DISCOURS

Prononcé le 16 Mai 1743.

Par M. L’EVESQUE DE BAYEUX, lorfqu’il fut reçu à la place de S.E.M. le Cardinal de Fleury.

 

MESSIEURS,

JE connois tout le prix de la grace que vous m’accordez aujourd’hui, & ma reconnoiffance égale la grandeur de votre bienfait.

 

L’homme de Lettres (car c’eft aujourd’hui pour moi le titre le plus flatteur) n’a d’autre ambition que de pouvoir mériter de vous appartenir. C’eft là l’objet de fes travaux ; c’eft ce qui l’encourage dans fes veilles ; c’eft ce qui anime fes Ecrits ; c’eft ce qui le rend plus difficile fur fes productions. Vous êtes toujours, MESSIEURS, l’objet qu’il fe propofe ; & le comble de fa gloire eft le jour où vous voulez bien enfin l’adopter.

 

Arbitres du goût, vous en donnez les régles dans vos décifions, & les modelles dans vos Ouvrages. En vous réfide la fouveraine autorité fur la Langue Françoife ; autorité d’autant plus abfolue, qu’elle ne fe fait jamais fentir, & qu’en paroiffant n’être que les dépofitaires de l’ufage, vous foumettez ceux que vous femblez n’avoir fait que confulter.

 

La Poëfie, l’Éloquence, l’Hiftoire, tous les genres de ftyle, même celui de la converfation, le plus libre de tous, font affujettis à vos loix ; & quelque ennemi que l’homme foit de tout empire, celui que vous excercez plaît toujours, parce que vous n’en faites ufage que pour notre agrément, & que pour notre utilité.

 

Vous avez purgé la Langue Françoife de cette barbarie qui la défiguroit, de cette indécence qui la deshonoroit, de cette dureté qui la rendoit fi choquante ; &, ce qui eft du moins auffi précieux, de cet excès contraire, où la fauffe délicateffe & les recherches trop curieufes avoient engagé quelques-uns de nos Écrivains modernes.

 

Parée de l’élégance, de la jufteffe, des graces, de l’harmonie que vous lui avez donnée ; elle a entraîné toutes les Nations ; elle eft devenue la Langue univerfelle ; on la parle dans toutes les Cours ; on fe fait honneur chez les Étrangers de l’étudier d’après vous & d’en connoître toute les délicateffes. Elle a vaincu jufqu’au préjugé que l’on a pour la Langue de fon Pays.

 

Par là vous avez facilité ce commerce d’efprit, fi profitable aux uns & aux autres. Toutes les richeffes de l’Étranger font parvenues jufqu’à nous ; toutes les nôtres ont été portées jufqu’à lui, & l’empire des Lettres eft devenu floriffant.

 

Faut-il être furpris fi votre illuftre Fondateur a regardé votre établiffement comme un des événemens le plus glorieux de fon Miniftère ? Ce génie vafte & fupérieur, embraffant d’un coup d’œil tous les temps, fentit d’abord combien cet établiffement tendoit à la gloire de la Patrie, & à l’utilité publique.

 

Il prévoyoit, il avoit même préparé les événemens d’un régne dont les merveilles feroient fi furprenantes, qu’il n’y auroit que des hommes comme vous capables de les raconter dignement. A ces traits, MESSIEURS, vous reconnoiffez le Règne de LOUIS LE GRAND, ce Prince, le modelle des Rois, les délices de fon Peuple, l’admiration de l’Univers.

 

Que ne 1ui dutes-vous point à la mort du Chancelier Seguier ! Les Mufes regrettoient dans cet illuftre Magiftrat, le plus zélé de leurs Protecteurs, & le plus cher de leurs favoris : elles étoient inconfolables. Accablés vous-mêmes, MESSIEURS, de cette perte, vous n’imaginiez pas qu’il fût poffible de la réparer.

 

LOUIS LE GRAND, de la même main dont il tenoit en fufpens le deftin de toute l’Europe, écrivit fon augufte nom à la tête de vos faftes, croyant au milieu de fes plus brillantes profpérités, qu’il manquoit encore à fa gloire de rfe déclarer votre Protecteur ; & c’eft là que vous devez fixer l’époque de votre immortalité. Vous l’avez rendu immortel lui-même, MESSIEURS, par des éloges dignes de fes actions, & qui tranfmettront fa gloire jufqu’à la poftérité la plus reculée.

 

Ce grand Roi voulut affurer après lui le bonheur de la France, lorfqu’en mourant il confia à M. l’Évêque de Fréjus l’éducation du Prince qui nous gouverne.

 

Ce Prélat auquel j’ai l’honneur de fuccéder, devenu dans ce moment dépofitaire de toutes nos efpérances, montra jufqu’à quel point il portoit fon attachement pour la perfonne du Roi, & fon zèle pour la Patrie. Avec quels foins ne cultiva-t-il point dans le cœur de ce jeune Monarque ce fonds de bonté & d’humanité ; cet amour de l’équité & de la juftice qui fait aujourd’hui le bonheur de fes Sujets ; ce refpect pour la Religion qui a pris de fi profondes racines dans fon cœur ; en un mot, toutes ces vertus qui le rendent l’objet de notre admiration ?

 

M. l’Évêque de Fréjus, en approfondiffant le caractère du Roi, pour ne rien laiffer perdre aux François des richeffes d’un fi beau naturel, fe faifoit lui-même connoître à fon Prince, & développoit à fes yeux, fans le favoir, l’amour qu’il avoit pour fa perfonne, l’intérêt qu’il prenoit au bien & à la gloire de fon Etat, la fupériorité de fes lumières, la folidité de fon efprit, la force de fon génie.

 

Ainfi commençoit à fe former dans le cœur du Roi cette eftime, cette confiance pour M. ’Évêque de Fréjus, qui plus réfléchie dans un âge où le Roi avoit de plus grandes lumières, ne devint que plus folide & que plus intime.

 

Le Roi, preffé par l’amour qu’il a pour fes Sujets, prend lui-même les rênes du Gouvernement : auffi-tôt il déclare qu’il veut gouverner fes Peuples par les confeils de l’Évêque de Fréjus ; comme fi de cette circonftance dépendoit le commencement de la gloire de fon règne, & de la félicité publique.

 

Ce Miniftre décoré de la Pourpre Romaine, par la protection du Roi & par le vœu de toutes les Cours, ne voit dans les bienfaits de fon Maître, que l’obligation qu’ils lui impofent de s’attacher encore davantage à fa perfonne, & de fe confacrer rtout entier à fon fervice ; il n’a plus d’action que pour le bien de l’État ; il n’eft occupé que de la gloire du Roi, & que de la profpérité de fort règne.

 

Je vois, MESSIEURS, de puiffantes ligues fe former ; l’Europe s’ébranle ; les prétentions oppofées de différentes Puiffances vont allumer le feu de la guerre.

 

M. le Cardinal de Fleury entrant dans les vues pacifiques de fon Maître, ménage les efprits avec tant de fageffe, il prend de fi juftes mefures, qu’un Congrès s’affemble, il y devient l’arbitre des différends de toute l’Europe. La grande idée que l’on a de fa probité, & de la droiture de fes intentions, fait difparoître devant lui toutes les défiances, tout la diffimulation de la politique : on traite avec lui comme avec un ami commun ; & quoique le plan de pacification ne foit pas confommé, le poids de fon crédit fuffit pour arrêter le cours d’un torrent, dont les eaux groffies étoient prêtes à fe répandre avec tant d’impétuofité.

 

Il s’étoit rendu maître, MESSIEURS, de tous les cœurs & de tous les efprits : nous aurions joui d’une paix durable ; mais un événement fubit obligera bien-tôt de faire la guerre.

 

Le Roi eft obligé de fervir les vœux d’une Nation qui doit nous être fi chère, par le choix qu’elle a fait plus d’une fois de nos Princes pour la gouverner : il veut foutenir les droits d’un Souverain qui lui eft étroitement uni par les liens du fang, & que l’on vouloit écarter d’un Trône qu’il avoit rempli fi dignement.

 

Il donne fes ordres à fon Miniftre : auffi-tôt deux armées formidables font portées, l’une fur les bords du Rhin, l’autre dans le fein de l’Italie. L’orage fond avec tant de rapidité, qu’il ne peut être prévu ; les ennemis n’apprennent la marche de nos armées, que lorfqu’elles font déja fur leurs leurs frontières ; l’épouvante les faifit ; deux batailles gagnées, & Philifbourg pris par des prodiges incroyables de valeur, apprennent aux ennemis qu’une longue paix n’avoit point abaiffé la fierté des François, & qu’elle n’avoit point énervé leur courage.

 

Mais dans ce moment, MESSIEURS, où la difcorde frémit, où l’agitation eft univerfelle, où il faut pourvoir à tant de chofes, le Roi & fon Miniftre, tranquilles, comme dans la férénité des plus beaux jours, s’occupent encore de la perfection des fciences ; ils veulent décider la querelle de Newton & de fes adverfaires, en même temps que celle des Empires. Des Savans font envoyés vers le Pôle & fous l’Equateur, pour vérifier par des obfervations immédiates, ce qui n’avoit été jufques-là que conjecturé, ou apperçu comme de loin. Leur Compagnie eft compofée de gens habiles en tout genre de connoiffances, pour ne 1aiffer échapper aucun des tréfors dont nous voulons nous enrichir.

 

Dans la France, des Aftronomes travaillent fans relâche à la perfection des Cartes géographiques pour la facilité du commerce, & pour la sûreté de la navigation. Ils prolongent leurs triangles jufqu’au centre de nos armées, & l’on voit ainfi, pour la première fois, les travaux de la paix unis avec le bruit & l’effroi de la guerre.

 

Le Roi après avoir fait fentir à fes ennemis combien il eft dangereux de l’offenfer, veut faire la paix pour le bonheur de fes Sujets. Il calme à fon gré l’Europe qu’il avoit ébranlée ; fon Miniftre négocie avec tant d’habileté, que la paix fe fait auffi rapidement que les conquêtes.

 

L’Allemagne fournira elle-même au Roi de Pologne le dédommagement des poffeffions & du Royaume qu’elle lui enlève. La réunion de la Lorraine & du Duché de Bar à la Couronne, réunion défirée tant de fois, & toujours jufques-là inutilement tentée ; la ceffion du Royaume des deux Siciles à l’Infant Dom Carlos ; l’union cimentée entre les deux branches de la Maifon de Bourbon ; la puiffance de la Maifon d’Autriche abaiffée, font les avantages précieux d’un traité de paix, plus glorieux pour le Roi & pour fes Alliés, que toutes les victoires.

 

Avec quelle douleur ce grand Miniftre ne voyoit-il pas les troubles qui agitent aujourd’hui l’Allemagne ? Et fi l’opiniâtreté d’une Cour ambitieufe & des événemens que l’on ne pouvoit prévoir, ont retardé l’exécution d’un projet qui affuroit la paix générale de l’Europe ; c’eft qu’il faut, MESSIEURS, que les projets des grands Hommes foient quelquefois traverfés, pour leur donner occafion de développer toutes les reffources de leur génie. Il ne lui a manqué que du temps pour conduire cette entreprife à fa perfection ; & la mort feule pouvoit lui en enlever la gloire.

 

Mais ce que j’admire, c’eft qu’en le confidérant en lui-même, en pénétrant, pour ainfi dire, dans fon ame, on le trouve encore plus grand que dans tous les événemens de fon miniftère.

 

Elevé au comble de la gloire & de la faveur, on n’apperçut jamais aucune enflure dans fon cœur, ni dans fon efprit ; on vit toujours en lui le même extérieur, la même modeftie, la même fimplicité, le même homme.

 

Il pouvoit difpofer de toutes les graces par la confiance dont fon Maître l’honoroit ; il ne s’en appropria jamais aucune. Content d’un revenu médiocre, il ne profita point de fon crédit pour s’enrichir ; s’il reçut de la libéralité du Roi les dignités néceffaires pour décorer décemment la grande place qu’il occupoit, il refufa toutes celles qui n’auroient fervi qu’à fatisfaire fon amour propre.

 

Quelle fupériorité de génie ! Il règle toutes les affaires de l’Europe fans paroître occupé. Faut-il, au bout de plufieurs mois, reprendre le fil d’une négociation ; fans autre fecours que celui de fa mémoire, il fe rappelle jufqu’aux moindres circonftances de ce qui s’eft paffé. Impénétrable dans le fecret, il le garde même jufques fur fon vifage ; dans l’agitation des plus grandes affaires, on y voit toujours le même calme, la même férénité.

 

Tant de vertus, tant de qualités éminentes étoient confacrées dans M. le Cardinal de Fleury par la Religion : Religion qui peut feule perfectionner les vertus des grands Hommes, & qui lui avoit donné cette fermeté d’ame, cette piété, qui ont rendu fa mort un fpectacle d’admiration & d’édification pour tous ceux qui l’environnoient.

 

Outre l’intérêt qui vous eft commun dans cette perte ; comme citoyens, vous perdez encore, MESSIEURS, un Confrère digne de tous vos regrets, par fes qualités académiques.

 

Vous favez quelle étoit la facilité de fon génie ; il poffédoit la noble & élégante fimplicité du ftyle épiftolaire ; il avoit une converfation légère, & toujours animée par le feu d’une imagination brillante ; amateur des Mufes, il les avoit cultivées avec foin ; c’étoit dans leur commerce qu’il avoit acquis cette éloquence perfuafive, ces charmes féducteurs de l’efprit, qui lui furent tant de fois utiles dans les négociations. Il foutenoit l’émulation par de juftes louanges ; il animoit les talens par les récompenfes qu’il obtenoit du Roi pour les Gens de Lettres. De combien de manufcrits précieux n’a-t-il point enrichi la Bibliothèque du Roi, & avec quel zèle n’entroit-il pas dans toutes les vues qui tendoient à la gloire & à l’utilité des Lettres ?

 

Je finis, MESSIEURS, par un trait qui fuffifoit feul pour fon éloge ; c’eft que le Roi a eu pour lui une eftime fi folide & fi conftante, que rien n’a jamais pu l’affoiblir. (Cependant que ne tentent point l’envie & la jaloufie contre un homme élevé dans une fi grande place ?) Et ne peut-on pas dire, que fi M. le Cardinal de Fleury a été le feul Miniftre qui ait eu un crédit auffi inébranlable, c’eft que le Roi eft le feul Prince qui ait été auffi inacceffible à la furprife & à la prévention ?

 

Qu’il eft beau, MESSIEURS, de voir notre Roi prendre un de fes Sujets pour fon ami ; avoir pour lui toute la tendreffe, toute la confiance, toute la générofité de l’amitié la plus parfaite ; pleurer fa mort avec la fenfibilité du cœur le plus tendre ; honorer fa mémoire par des éloges ; immortalifer fa reconnoiffance envers lui, par les monumens les plus auguftes & les plus durables, & ne fe fervir de fa grandeur, que pour relever davantage, par la Majefté du Trône, les fentimens de fa bonté & de fon humanité !

 

Que, maître de lui-même, il modère jufqu’à la paffion de la gloire, paffion ordinairement abfolue fur l’ame des Souverains, & que l’intérêt de fes peuples décide feul de la guerre ou de la paix ; que dans le cabinet il faffe voir à fes Miniftres une élévation de génie, une étendue de connoiffances, qui nous apprend qu’il fe fuffifoit à lui-même pour nous gouverner : ces merveilles, MESSIEURS, excitent notre admiration ; mais elles n’intéreffent point autant notre cœur : c’eft dans le cœur du Roi qu’eft établi le fondement de la félicité publique ; & quelle confolation pour fes peuples, d’y voir des fentimens qui répondent auffi fûrement de leur bonheur !